La victoire de 1964 a marqué à jamais l'ex-championne de volley Kinuko Tanida. © PHILIPPE CORNET

JO Tokyo 1964-2021: les volleyeuses, sorcières et ouvrières

Philippe Cornet Journaliste musique

Les travailleuses d’une usine de textile nippone, médaillées d’or de volley aux Jeux de 1964, façonnent une histoire unique et fascinante. Elles reviennent sur un succès plein de symboles pour la société japonaise: acquis face aux Soviétiques, forgé par un travail forcené et réalisé par des femmes.

Le 23 octobre 1964, aux JO de Tokyo, l’équipe japonaise féminine de volley-ball bat celle de l’Union soviétique. Sans appel. Justifiant une nouvelle fois son surnom, les « Sorcières de l’Orient », qui lui est accolé dès le début des années 1960. Dans la droite ligne de l’équipe nippone carnivore qui remporte déjà les plus hauts galons des Championnats du monde de la spécialité, en 1962. Dix-neuf ans avant de décrocher l’ultime distinction du sport mondial, les Japonais combattent les Russes dans une guerre finie par l’apocalypse nucléaire. Des souvenirs frais et douloureux: les Japonais, eux-mêmes sans grande pitié à l’égard des ennemis, n’ont pas oublié. Que les Soviétiques ont exilé les Nippons prisonniers dans les coins les plus rudes de Sibérie. Et qu’une partie d’entre eux ne rentrera pas immédiatement après la fin de la guerre.

Faire du sport tard le soir n’était pas forcément bien vu par la société japonaise d’alors.

Et puis, voilà libérée la combativité d’un soir d’automne 1964. Qui voit l’épanouissement d’une technique, la kaiten reshibu, qui consiste à embrouiller l’adversaire en faisant tourner la balle jusqu’à l’hypnose ou l’agacement d’en face, les joueuses japonaises ponctuant les shots de Hai! Hai! récurrents. La gagne est le résultat de deux faits inédits: l’équipe nationale de volley japonaise, en tout cas dix des douze joueuses, est composée d’ouvrières amateures issues de la même usine. Et leur entraîneur, Hirofumi Daimatsu (1921 – 1978), n’est autre qu’un survivant rigoriste de l’armée impériale. Ayant combattu pendant la Seconde Guerre mondiale dans les coins les plus chauds d’Asie.

Les filles de Nichibo

Dans un film documentaire de Nobuko Shibuya tourné à l’occasion des Jeux de 1964, Le Prix de la victoire, on découvre les conditions de vie des ouvrières de l’usine Nichibo, à Kaizuka, dans la préfecture d’Osaka. Les images de l’entraînement sont les plus marquantes: la capitaine de l’équipe, la charismatique Masae Kasai, distribue avec force les ballons. Impitoyable machine à lancer. A 31 ans, elle est alors l’aînée de l’équipe et sa leader incontestée. Elle est aussi le produit de l’ascension du volley au Japon dans les années 1950: le sport a l’avantage d’être économique et de pouvoir se jouer en espace réduit, luxe d’un pays qui s’urbanise grandement. Le sociologue du sport Arata Masafumi, auteur d’un livre sur les « Sorcières » , en explique le déploiement: « Je me suis intéressé au système de l’embauche collective qui, dans les années 1950 et 1960, lie directement les collèges et lycées provinciaux aux entreprises. Celles-ci ont besoin de créer un flux qui amènera de la main-d’oeuvre des régions provinciales aux grandes villes, afin de réaliser et soutenir la croissance économique de l’après-guerre. L’aboutissement de ce système, c’est l’épanouissement des filles de Nichibo qui remportent la victoire aux JO 1964. Une date qui va aussi marquer un tournant dans l’histoire du sport japonais. Depuis la fin du XIXe siècle, le Japon est réputé pour son industrie de la filature, et ce sont les jeunes femmes en particulier – dès l’âge de 15 ans – qui sont engagées par les entreprises. Souvent, elles y vivent six jours sur sept et complètent leur journée de travail par une seconde, consacrée au volley. Discipline sportive importée des Etats-Unis, elle rencontre un grand succès et du talent chez Nichibo. Outre Masae Kasai, décédée en 2003, l’autre personnage pivot de l’histoire du volley japonais est l’entraîneur Hirofumi Daimatsu.

Tuer ou être tué

Celui que certains vont surnommer « le diable Daimatsu » s’engage très jeune dans l’entreprise Nichibo. On est en 1941, il a 20 ans à peine et se retrouve bientôt dans les rangs de l’armée japonaise, coincé dans la bataille d’Imphal: quatre mois durant lesquels les brigades impériales tentent d’entrer dans ce qui est alors l’Inde britannique. Elles échoueront. Le genre de scénario extrême où malaria, dysenterie et manque de nourriture façonnent à jamais l’attitude rectiligne d’Hirofumi Daimatsu.

Y compris lorsqu’il devient entraîneur des joueuses de Nichibo en 1953, premier pas vers un destin national et la gestion de l’équipe victorieuse des Jeux de 1964. Mais amener le volley nippon sur le toit du monde a un prix. Et un timing qui semble infernal: sauf le dimanche, les ouvrières-sorcières, sorties de la filature Nichibo où elles ont passé sept ou huit heures, enchaînent avec le volley en milieu d’après-midi. Et n’en sortent qu’à la nuit largement tombée, minuit voire une heure du matin. Sous la discipline en béton armé de Daimatsu qui met en pratique sa sentence blindée: « La signification du sport actuel, c’est de tuer ou d’être tué. La seconde place n’a aucune valeur. Si vous n’êtes pas premières, vos efforts n’ont absolument aucun sens. » (1)

L'équipe nationale féminine de volley, qui remporta la médaille d'or aux JO.
L’équipe nationale féminine de volley, qui remporta la médaille d’or aux JO.© GETTY IMAGES

Pratiquement, cela donne des séances qui, aujourd’hui, passeraient sans doute comme des abus de droit manifestes. Voire de pure cruauté. Toujours dans Le Prix de la victoire – visible sur YouTube -, il y a ce moment hallucinant où Daimatsu pratique au maximum sa tactique de littéralement bombarder une joueuse de ballons. Sans répit. A chaque fois, celle-ci réplique en se jetant au sol, brutalement, histoire d’attraper le cuir. Et l’entraîneur relance, cinq, sept, dix fois de suite. Quitte à aboutir à ce moment unique où, n’en pouvant plus, une volleyeuse se dirige vers le coach pour en venir, très brièvement, aux mains.

Coups de poing

Un bon demi-siècle plus tard, on a la chance de recroiser des médaillées du volley de 1964. Pas évident puisqu’elles se sont mariées, dispersées dans l’archipel ou ont changé de nom. L’ombre d’Hirofumi Daimatsu et de Masae Kasai n’a pas été gommée par le temps, bien au contraire. Dans un quartier propret de la banlieue d’Osaka – pas si loin de son ancienne usine -, Yoshiko Matsumura nous reçoit. Une maison typique de la classe moyenne, c’est-à-dire sans grand espace mais échappant à l’étroitesse des appartements tokyoïtes. L’ex-volleyeuse, vive et aimable, est sans amertume envers son fameux entraîneur: « Avant Daimatsu, l’usine a connu d’autres coachs dont on disait qu’ils se comportaient mal à l’égard des volleyeuses, se montrant parfois physiquement brutaux. C’est-à-dire donnant des coups de poing aux joueuses, les attachant. Lui, il n’a jamais eu ce genre d’attitude, même s’il lui arrivait de jeter des ballons vers les volleyeuses. Pour les gronder! » Yoshiko nous raccompagne à la gare, plaisantant sur son état de fossile, ajoutant quand même que cette victoire de 1964 est bien restée dans son coeur. Et au-delà, puisque cet épisode du sport japonais a largement dépassé la saga des olympiades. S’infiltrant dans les livres d’histoire contemporaine des écoliers, et inspirant aussi Attack No.1, à la fois manga et dessin animé extraordinairement populaire à la charnière des années 1960 et de la décennie suivante.

Nos rencontres avec les ex de 1964 trouvent un moment émouvant lorsqu’on voit, toujours dans les environs d’Osaka, Kinuko Tanida, en juillet 2019. La chaleur moite de l’été ne l’empêche pas de venir conseiller les jeunes volleyeuses de son club local. Sur le terrain, avec les mêmes gestes, jamais oubliés, qu’en 1964. Tactique un jour, tactique toujours. Elle nous a malheureusement quittés en décembre 2020. Il y aussi cet autre instant, à Hitachi, deux heures de train au nord de Tokyo, en octobre 2018. Rendez-vous avec cette autre médaille d’or de 1964, Emiko Miyamoto, qui conclut les enjeux d’une certaine époque. Celle de relations complexes entre hommes et femmes: « Faire du sport tard le soir n’était pas forcément bien vu par la société japonaise d’alors. Et puis, il s’agissait surtout de ne pas être trop vieille. Sinon, aucun homme n’aurait aimé vous épouser. J’ai donc sauté sur l’occasion lorsque l’on m’a trouvé un mari. »

(1) Citation extraite de Japanese Women and Sport, par Robin Kietlinski, éd. Bloomsbury, 2018.

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