Au-delà de ses qualités artistiques, c'est la sincérité d'Adamo qui séduit tant ses fans nippones. © PHILIPPE CORNET

La société japonaise a-t-elle vraiment changé à l’égard des gaijin ?

Philippe Cornet Journaliste musique

Au-delà du sport et de JO 2021 interdits aux non-athlètes étrangers, la société japonaise a-t-elle vraiment changé à l’égard des gaijin, ceux venus de l’extérieur de l’archipel? Des Belges témoignent.

Dans un quartier excentré de Kyoto, un immeuble totalement anonyme, s’il n’avait des caméras de surveillance. « Il est occupé par des yakusas et tout le monde le sait. A commencer, bien sûr, par la police locale. Ici, c’est la norme dans un triangle entre monde politique, flics et gangstérisme. » Bruxellois d’origine, le sexagénaire Philippe Wauquaire a déjà vécu une trentaine d’années au Japon, en deux phases. Cet ancien punk, d’abord attiré par les arts martiaux, a passé un premier séjour en dojo, à Tokyo. Il a ensuite quitté la capitale pour s’installer au calme dans les environs de Kyoto, moins tentaculaire.

Sans faire de raccourcis, Philippe incarne fortement l’ambiguïté que les Occidentaux peuvent ressentir en vivant au Japon: « Ici, peu importe depuis combien de temps vous êtes là, peu importe que vous parliez très bien le japonais, ce qui est mon cas. Vous ne serez jamais considéré comme faisant partie intégrante du pays. Pourtant, outre sa connaissance des innombrables idéogrammes locaux, le Belge a adapté la mathématique locale du corps. Lorsqu’il nous emmène dans un resto de tempura à Kyoto, sa gestuelle adopte tous les codes vus par ailleurs: l’inclinaison pour le remerciement aux serveurs, la politesse, le timing, le tempo qui multiplie les ha. Ceux qui font qu’une question en français prendra – au moins – deux fois plus de temps traduite en japonais.

Peu importe depuis combien de temps vous êtes là. Vous ne serez jamais considéré comme faisant partie intégrante du pays.

Sans tomber complètement dans l’analyse amour-haine envers son pays d’accueil, Philippe sent fortement les restrictions actuelles. Pandémie et plus. Alors que la population vieillissante amène le gouvernement japonais à recruter à l’étranger des aides pour les maisons de retraite – aux Philippines, notamment – il serre la vis à d’autres catégories de résidents. Ainsi, Philippe, freelance dans une boîte de voyages haut de gamme, organisant par exemple les déplacements professionnels de David Beckham, a dû batailler ferme pour que son visa soit renouvelé. Sauf qu’au lieu des cinq années généralement distribuées, cette fois le Japon ne lui en a offert que trois. En mégotant sur toutes les informations fournies.

Double nationalité

« Même moi, née à Tokyo, de père japonais, habitant ici depuis plusieurs décennies, pour les gens, je resterai toujours une gaijin. » Pascale, l’interprète, n’est pas une novice. Ni dans la traduction, ni face à la réalisation d’un parcours mixte. Fille d’une mère bruxelloise et d’un père ambassadeur japonais ayant été en poste en Belgique, la jeune quinqua de Tokyo possède quelque chose d’absolument précieux: le décryptage de deux cultures antinomiques, l’européenne et la japonaise, largement étanches l’une à l’autre. Qui, au-delà de la barrière déjà mentionnée de la langue, accumulent les points de divergences. Alors côté pile, ça peut donner ce sentiment typique de Pascale: « Le sport japonais? Il est incarné par les « Sorcières de l’Orient ». Quand j’étais écolière, tout le monde était impressionné par ce feuilleton, Attack No.1. J’avais l’impression qu’il fallait « saigner » dans l’effort pour exister! Toutes les filles, à l’école, avaient envie de ressembler à ces volleyeuses de 1964. Quitte à se faire du mal. »

Philippe Wauquaire vit au Japon depuis une trentaine d'années.
Philippe Wauquaire vit au Japon depuis une trentaine d’années.© PHILIPPE CORNET

Assez vite dans la conversation apparaît l’idée de sacrifice et de collectif obligatoire. Epouse d’un Japonais, Pascale habite l’est de Tokyo et travaille généralement pour l’opéra et les théâtres locaux. En février 2020, juste avant que le pays ferme ses écoles et puis ses frontières, elle est de la rencontre avec une autre volleyeuse championne de 1964. Là encore, le fait d’aller dans la maison de Katsumi Chiba – aux environs d’Osaka – évoque forcément des images. Veuve, l’ex-athlète ressort ses archives devant nous. La première page d’un journal local le jour d’ouverture des JO, sa médaille précieusement conservée dans une boîte, les photos d’elle, un gros demi-siècle en moins. Et puis, il y a cette info un rien inouïe: le soir de l’or de 1964, les volleyeuses sont conviées à un souper de prestige . Mais avec ses limitations sociétales: devant reprendre le boulot le lendemain matin, tôt, les joueuses-ouvrières ont été priées de rester sobres. Histoire de ne pas ralentir le rendu textile de l’entreprise. Histoire aussi de (re)dire que ce sport-là et que les sacrifices consentis pour, entre autres, les Jeux olympiques, sont restés d’une profonde nature amateur.

Tombe la neige

Salvatore Adamo est l’artiste belge, voire occidental, ayant pratiqué le plus le Japon. Au compteur, pas moins de trente-huit tournées qui démarrent dès le milieu des années 1960 lorsque le Belgo-Sicilien sort Tombe la neige. Il n’est certes pas le premier francophone à trouver ses marques dans l’archipel: Damia et Charles Trenet l’ont précédé, depuis les années 1950. Mais Adamo amène une autre fibre, celle d’une voix, d’un auteur, d’un physique qui marquent durablement le marché japonais. Interprétant lui-même quelques titres de son répertoire dans la langue locale, sa popularité doit également pas mal à Fubuki Koshjii (1924 – 1980). Chanteuse dont la version de Tombe la neige, encore dramatisée en regard de la version originale, est impériale.

Cet aller-retour entre la culture occidentale et japonaise, via la musique, n’a jamais quitté Adamo. Passionné du Japon, il l’est tout autant face à l’esthétique des objets et des codes qu’à la réaction du public local. Il y a quelques mois, alors que l’on visite le nipponisant Institut Bruno Lussato d’Uccle en sa compagnie, il n’a pas assez de mots pour les objets exposés et la réception de ses concerts japonais. Là, il admire des vases, des céramiques, des kimonos et la finition de chaque pièce: aucun doute, la passion qu’il met dans sa musique depuis pratiquement soixante ans a trouvé un alter ego dans la culture de l’archipel. Même si le très chaleureux accueil à Tokyo et ailleurs l’a initialement dérouté: « Chaque soir, en concert, des fans m’offraient des tas de choses, en les déposant sur scène. Des fleurs, des bibelots, des bouteilles, des photos… Je devais prendre un supplément bagage pour le retour (sourire). Lors de tournées ultérieures, j’ai essayé de communiquer autrement avec le public pour qu’il ne m’envahisse plus d’autant de cadeaux. »

Alors que le chanteur a dû une nouvelle fois reculer sa 39e tournée japonaise, pour cause de pandémie, on se retrouve à l’été 2019 face à six de ses fans, au centre de Tokyo. Ces dames d’un âge certain ont bravé la distance de banlieues parfois très éloignées du lieu de rendez-vous. Mayumi, Yoko, Hara, Mifuyu, Sachico et Sayoko ne débarquent pas les mains vides: hormis une boîte de biscuits de poissons salés offerte au journaliste et à l’interprète, elles ont emmené leurs souvenirs perso d’Adamo. Programmes de concerts, disques, éditions spéciales et même autographes. Certaines d’entre elles s’étant rendues jusqu’à la maison de leur idole, en banlieue bruxelloise, sonnant pour recevoir une signature. Typique d’un japonisme jusqu’au-boutiste où ne pas aller au maximum du possible serait aller nulle part. Lors d’une conversation d’une heure avec ces femmes, étonnées quand même que l’on s’intéresse à leur parcours, on croit comprendre deux-trois choses de Salvatore vues du Japon. L’attraction de la voix et des chansons au-delà de la langue, l’attrait des mélodies universelles. Mais aussi la perception par ces femmes de la classe moyenne qu’Adamo possède véritablement – au-delà de ses qualités artistiques – quelque chose qui tient de la sincérité inoxydable et de l’authentique gentillesse. Quasiment des qualifications artisanales dans une société japonaise où tout, en surface en tout cas, semble calibré par le nombre, le collectif et une forme d’anonymat absorbant toute velléité personnelle.

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