Un journaliste belge en Syrie: « Alep-Est, c’est le Stalingrad du Moyen-Orient »
Knack a accompagné la « délégation parlementaire » belge d’extrême droite en Syrie. Comment un régime isolé sur le plan international tente-t-il de retrouver du poids sur la scène internationale ? Et quel rôle joue Filip Dewinter ? Des ruines d’Alep-Est, aux baraques de Lattaquié en passant par le quartier gouvernemental à Damas, Knack a glané des fragments de vérité.
Cette histoire commence le mercredi 11 janvier, par un SMS inattendu. « Je peux emmener un journaliste à Alep en Syrie. Cela vous intéresse? Filip Dewinter. » Après un coup de téléphone, on apprend que l’initiative ne vient pas du Vlaams Belang, mais du gouvernement syrien. Un régime qui gémit sous le boycott international suite à ses infractions brutales et répétées aux droits d l’homme. L’invitation vient d’un pays pas comme il faut, et le médiateur est le politique le plus célèbre d’un parti d’extrême droite. Ce n’est pas une proposition évidente.
En même temps, c’est une chance assez unique de pénétrer en Syrie, le coeur des ténèbres de notre époque. La guerre civile en Syrie est un des conflits les plus sanglants depuis la Seconde Guerre mondiale, avec des centaines de milliers de morts et des millions de personnes déplacées. En outre, il y a des années que cette guerre impacte la politique belge. Le problème des réfugiés dépend en partie de ce qu’il se passe en Syrie. La guerre qui fait rage en Syrie et en Irak contre l’EI, constitue la toile de fond des attentats à Zaventem et à Maelbeek, mais aussi à Paris, Nice et Berlin. La Syrie a enflammé le Moyen-Orient, choqué l’Europe et opposé une nouvelle fois la Russie aux États-Unis.
Évidemment, ce genre de voyage est planifié de A à Z par le régime officiel. Vu les risques de sécurité d’un pays en guerre, il n’y a pas beaucoup d’alternatives. Malgré ces limitations, un journaliste ne doit pas jouer les marionnettes. Il peut informer sur la façon dont le régime syrien gère la réalité. Sur le message que souhaite raconter Assad. Sur le pays que les Syriens veulent montrer à leurs invités belges. Sur l’explication fournie pour les crimes atroces dont la communauté internationale et toutes les organisations de droits de l’homme accusent la Syrie.
Car la vérité n’est pas univoque. Le 31 décembre 2016, l’expert éminent du Moyen-Orient Robert Fisk a placé une bombe sous le discours de beaucoup de médias occidentaux sur la Syrie. Dans une contribution controversée au journal britannique The Independent, Fisk a prévenu qu’après la chute d’Alep-Est, les « politiques occidentaux », « experts » et journalistes devront revoir leurs histoires. Pendant des mois, ils se sont lamentés sur le sort des citoyens d’Alep-Est mitraillés par le régime. Or, écrit un Fisk provocant, il faudra tout de même aller vérifier leur état sur place. Et demandez aux Syriens ce qu’ils pensent des brigades liées à Al-Qaïda qui éveillent la sympathie des médias occidentaux parce que ce sont des « rebelles ».
Pour toutes ses raisons, une compagnie inédite se réunit le 1er février à Zaventem. Quatre d’entre eux sont journalistes pour Knack, Sudpresse et la VRT. À leurs côtés, trois politiques : trois membres du Vlaams Belang – les députés Filip Dewinter, Jan Penris et l’ancien député flamand Frank Creyelman – ainsi que le député Aldo Carcaci du Parti Populaire (PP). En Syrie, ce quatuor passera pour une « délégation parlementaire ».
Nous ne rencontrons le véritable organisateur du voyage qu’à mi-chemin. Il s’agit du vice-ministre syrien des Affaires étrangères, Ayman Soussan. Pendant des années, il a été l’ambassadeur de son pays à Paris et à Bruxelles. Il était connu comme un diplomate de carrière, et non comme un pur et dur du régime. Pourtant, le rusé fumeur invétéré a été rappelé dans son pays en 2013 pour devenir vice-ministre des Affaires étrangères. Depuis, il ne fait guère de doute qu’il fait partie du cercle restreint qui commande à Damas. Soussan est chargé des relations avec l’Occident. Il connaît le processus décisionnel européen par coeur, il sait comment fonctionne la presse européenne et comment réagit l’opinion publique. Il doit convaincre l’étranger du regard syrien sur les événements.
« Les prétendus rebelles »
À l’aéroport de Beyrouth au Liban, on voit que les Syriens ont tout soigneusement orchestré : un diplomate syrien nous attend, et des voitures syriennes du corps diplomatique nous conduisent au poste frontière de Masnaa. C’est là que se déroule la première des nombreuses cérémonies officielles : sous un portrait du président Bachar el-Assad, Dewinter et co. boivent du thé et du café avec des autorités syriennes à la santé de l’amitié belgo-syrienne. Une équipe télévisée se tient près du poste frontière et on entend que Filip Dewinter est de plus en plus enthousiaste : « Il est incompréhensible que l’UE ne soutienne pas les courageux Syriens dans leur lutte contre un ennemi commun, le terrorisme wahhabite et salafiste. » C’est aussi le premier exercice en langage politiquement correct : la Syrie officielle ne connaît pas de « rebelles ». Elle parle de « terroristes », de préférence de « terroristes étrangers », rarement de « prétendus rebelles ».
Un petit avion du gouvernement, un ancien, mais confortable Yak de fabrication russe, emmène les Belges de Damas à Alep. Le pilote n’ose pas prendre la route directe d’environ 350 kilomètres : les différentes fractions des rebelles contrôlent toujours la plus grande partie de la Syrie centrale.
Tout le monde se tait quand on roule à travers Alep-Est. Les maisons sont toutes abîmées ou détruites. Avec une lenteur exaspérante, les chauffeurs syriens conduisent leurs invités abasourdis le long du panorama terrible qui défile devant leurs yeux. Soudain retentit le célèbre titre de Vangelis des années quatre-vingt, « To the Unknown Man ». Avec une bande-son « appropriée », la propagande syrienne souhaite manifestement souligner le drame. Tout aussi choquant : deux virages plus loin, les agents règlent tranquillement la circulation. Des piétons déambulent avec insouciance, il y a des magasins, de la circulation et une animation de grande ville. C’est Alep-Ouest. Cinquante mètres plus loin, c’est un monde de différence.
À Alep-Ouest, l’agenda est rempli à craquer de visites officielles: à l’université, au plus grand hôpital, il y a des rencontres avec les administrateurs civils, des leaders religieux, des académiciens et des gens issus du monde des affaires. C’est l’heure de gloire pour la figure de proue du VB. Face au recteur de l’université, Dewinter, qui à l’université n’est pas allé plus loin que la première candidature, se montre un intellectuel doté d’un large bagage culturel. Face au directeur de l’hôpital d’Alep, il donne l’impression d’être l’organisateur infatigable d’actions de solidarité, prêt à aider et faire venir des médicaments et du matériel médical – du moins s’il arrive à convaincre le gouvernement belge. Quand Dewinter observe une gigantesque carte d’Alep avec le déroulement des opérations militaires en compagnie des instances du gouvernement, le candidat officier de réserve de l’armée belge se réveille en lui et il parle des questions stratégiques et tactiques comme s’il était un militaire né.
Partout, Filip Dewinter parle avec assurance et flair, il impressionne. Lors de la visite au cloître de Saint-Ephrem, l’abbé syrien orthodoxe, l’appelle ‘your excellence’. Son accueil au parlement syrien dépasse l’imagination. Un mur de caméras de télévision attend Dewinter. La presse syrienne est suspendue aux lèvres d’un homme en qui elle voit un « Kennedy belge ». Là aussi, Ayman Soussan a bien estimé la situation : si vous invitez les bons étrangers, ils peuvent être un instrument utile pour la propagande intérieure. Leur présence suggère que le régime syrien n’est pas seul dans sa lutte. En outre, De Winter, de fait le leader de la délégation, raconte exactement ce que souhaite entendre l’opinion publique syrienne, ou du moins que le message que veut répandre le régime d’Assad. Le régime se moque que Dewinter donne de faux espoirs aux Syriens (qu’est-ce que Dewinter et co ont à promettre ici ?).
Filip Dewinter ne se complique pas la tâche. Dans un pays où le président est alaouite et où 87% de la population est musulmane, il adapte un peu son célèbre discours flamand à la Syrie. Cela devient tout à fait clair lors d’une rencontre de la « délégation » avec les leaders religieux rassemblés dans l’hôtel partiellement détruit Pullman Al Shabah à Alep-Ouest, où logent les Belges. Dewinter y serre la main à une petite vingtaine de muftis, de mollahs d’évêques et archevêques et de dominées d’obédiences chrétiennes diverses. Le régime syrien est fier d’afficher sa tolérance religieuse. Il n’y a presque pas de liberté politique, mais la tolérance religieuse est garantie.
Soldat inconnu
En Belgique, Filip Dewinter qui est la figure de proue d’un parti condamné pour racisme a du mal à trouver un seul évêque prêt à lui serrer la main. À Alep, il y a deux files qui l’attendent. Huit leaders religieux à gauche, neuf à droite et entre eux les quatre Belges. Pontifical, Dewinter est au milieu.
Après une tentative prudente de sortir son argumentaire VB – et même si Dewinter souhaite se montrer prévenant, celui-ci n’est guère aimable pour l’islam – les chrétiens syriens présents défendent immédiatement les musulmans. Le dominé presbytérien Ibrahim Nsier: « L’islam que nous connaissons est une religion de coexistence, et pas une religion qui détruit les églises ou les synagogues. Les gens qui font ça viennent de l’étranger. On sait tout de même ce que les Turcs ont fait aux Arméniens et à d’autres chrétiens ? » C’est un discours efficace. Les leaders religieux d’Alep, musulmans et chrétiens, sont d’accord sur une chose : « Dieu a donné un sort lourd à porter à la Syrie : être les voisins d’un peuple aussi abject que les Turcs. « Et hormis les Turcs, les deux pires ennemis du peuple syrien sont « l’Union européenne et son embargo » et évidemment « les terroristes étrangers ».
Sans sourciller, Dewinter change de disque: « Je vois que la Syrie est une démocratie où les chrétiens et les musulmans vivent en paix, tout comme en Belgique. Le problème, chez vous et chez nous, ce sont effectivement les terroristes extrémistes de l’étranger. » Du coup, il se promet de s’engager pour la suppression de l’embargo européen, et il plaide en faveur d' »une lutte collective qui nous concerne tous, pour la tolérance et la coexistence entre les religions ». Consentement partout. Cheik Mahmoud Akam, le mufti le plus important d’Alep : « Mister Dewinter, je vois la chaleur dans vos yeux ! » Après, tout le monde veut une photo avec l’invité de marque étranger. Dewinter rit, rayonne de joie, serre les mains, avec le mufti à droite et le vicaire apostolique catholique à droite. On dirait trois frères de sang dans la lutte mondiale pour la paix et la tolérance.
Bien entendu, Filip Dewinter a le droit d’annoncer, de critiquer et de promettre ce qu’il veut à l’étranger, il sait très bien que ses mots ne représentent pratiquement rien dans les centres de pouvoir belges et européens. Mais quel Syrien s’en rend compte, à part Ayman Soussan? À Alep et Damas, le titre de « délégation parlementaire de Belgique » est au moins aussi impressionnant que « mission commerciale de la Région flamande, dirigée par le ministre-président, compétent pour les Relations internationales ». En ce sens, là où Dewinter est entendu et reçu, il est de fait le porte-parole et représentant de la Flandre, et malgré lui, de la Belgique. Pour les besoins de la cause, ses compagnons et lui font parfois comme s’ils étaient les véritables envoyés du peuple belge. Ils déposent une couronne sur la tombe du Soldat inconnu (du gouvernement) à Alep, comme le ferait n’importe quel véritable ambassadeur ou ministre.
La Mosquée omeyyade
Le régime syrien sait que les ruines d’Alep-Est peuvent valoir de l’or. Du moins, à condition de faire croire au monde extérieur que ce sont les terroristes qui ont transformé une des plus belles villes du Moyen-Orient en ruine gigantesque. Lors d’un entretien avec les autorités d’Alep Est, on le dit et le répète avec insistance : toutes les destructions sont de la faute et certainement de la responsabilité des rebelles. Quand nous les interrogeons avec insistance sur les bombardements aériens russes et le coût très élevé de victimes civiles, le ton des hôtes se durcit. Les Russes. « L’armée syrienne a chassé elle-même les rebelles! » C’est aussi la raison pour laquelle la lutte pour Alep-Est a duré si longtemps: « Nous avons mitraillé les rebelles avec une précision chirurgicale, justement pour épargner un maximum les citoyens d’Alep-Est. Si nos soldats avaient été moins regardants, ils auraient fait le job en quelques mois. » Ils racontent tout ça sans sourciller.
C’est la raison pour laquelle les Syriens aiment montrer leurs monuments les plus impressionnants: les destructions dans la vieille ville historique sont effectivement révoltantes. Tout le monde est impressionné par la visite de célèbre Mosquée omeyyade dans le coeur de la vieille ville. La célèbre maison de prières est pratiquement en cendres. Le minaret est par terre, le souk voûté est ruine, dans la mosquée les murs très hauts de sacs de sable témoignent du combat des derniers rebelles. À la grande colère du parlementaire « indépendant » Boutros Merjaneh: « Est-ce que ce sont des musulmans qui ont détruit cette magnifique mosquée ? »
Tous les habitants d’Alep ne pleurent pas. Les sacs de sable et autres cicatrices de la guerre peuvent également se révéler intéressants d’un point de vue commercial. Il y a foule à l’entrée de la mosquée omeyyade : de jeunes couples, un groupe de filles qui gloussent, des familles qui traînent les grands-parents et les enfants : tout Alep-Ouest vient voir les destructions dont ils ont vu les images cent fois à la télévision. C’est cynique, mais Est-Alep lance déjà un début de tourisme de guerre. Alors que la guerre n’est pas tout à fait finie. Tard le soir, on entend les grondements sourds de canons.
Le dominé Ibrahim Nsier ne se décourage pas : ils ont réduit le bâtiment de mon église en ruines, mais ils ne toucheront jamais mon Église. » Il ne reste que des décombres de sa petite église presbytérienne, tout comme des petits magasins du quartier. Partout, il reste des morceaux de bombes-barils qui ont causé les dégâts. Les bombes-barils sont pour la Syrie ce qu’était le napalm au Vietnam : des engins de guerre destructeurs qui touchent surtout la population et sèment la terreur. D’après Amnesty International et la plupart des observateurs internationaux, c’est le régime syrien qui a utilisé les engins. Mais tous les Syriens à qui nous parlons à Alep, y compris les citoyens qui ne paraissent pas contrôlés par le régime, accusent les « terroristes étrangers » : « ce sont des bombes particulièrement bon marché : on remplit une vieille bouteille de butane d’un mélange de TNT et de ferraille, et on l’envoie par un canon primitif. Peu importe où elle tombe. Le but, c’est de faire des victimes civiles. Et comme la plupart des vieilles maisons sont en argile, une bombe-baril suffit à détruire au moins trois maisons. »
Ruines? De grandes parties d’Alep-Est ne sont pas simplement en ruines. Elles sont réduites en cendres. Alep-Ouest a eu sa part de guerre. Nous voyons des enfants jouer entre une série de tombes récentes. « Avant, c’était leur plaine de jeux », dit un Syrien, « mais l’année passée c’est devenu un cimetière. Les enfants doivent jouer quelque part », donc ils continuent à venir. » La vie et la mort se confondent, à Alep-Ouest aussi.
Ce qui reste d’Alep-Est c’est une mer de gris déprimant. Quand on va plus loin que ce que veulent nos accompagnateurs syriens, l’image devient encore plus oppressante. Dans tous les blocs d’habitations et toutes les maisons, étage après étage, chambre après chambre, les rebelles et les troupes du régime se sont battus, ont tiré et tué. Tout est détruit. Est-Alep, c’est le Stalingrad du Moyen-Orient.
Les maisons brûlées et explosées sont une chose, les vies détruites en sont une autre. Lors d’une visite à l’hôpital principal d’Alep-Ouest , le directeur se plaint que l’embargo occidental contre la Syrie l’empêche de recevoir des médicaments contre le cancer. Tout à coup, deux brancardiers entrent en trombe dans la pièce. Une petite fille a été touchée par un tir de mortier. Un jeune homme a marché sur une mine, il a la jambe arrachée. « Nous lui avons posé une perfusion de sang. Il est jeune et fort. Il survivra peut-être », nous dit le médecin un peu plus tard. Mais il est probable que non. En pédiatrie, on rencontre une fillette de sept ans avec des moignons en guise de jambes : encore une mine. Pendant que sa mère et sa tante répriment leur chagrin, un jeune médecin pense faire une faveur aux journalistes belges en retirant le pansement, question d’avoir une belle image de la plaie ensanglantée. Même pour Dewinter, c’est trop.
Sur place en Syrie, les dilemmes moraux prennent une autre dimension qu’à la rédaction à Bruxelles ou à la table des négociations à Astana ou Genève. Il est certain qu’un embargo commercial contre un pays qui fait souffrir ses propres citoyens est 100% justifié. Mais pourquoi celui-ci concerne-t-il aussi les soins médicaux indispensables ? Est-ce aussi une façon de soulager la douleur ? L’aide médicale de base ne tombe pas sous l’embargo. En revanche, il concerne certains médicaments contre le cancer sous brevet américain ou européen. Est-ce le résultat d’une évaluation éthique sincère ou est-ce un calcul politique ?
Les Russes
En route vers l’un des grands camps de réfugiés près d’Alep, nous passons par les faubourgs de l’est. Les couleurs ne sont pas grises et plombées, comme le vieux centre-ville, mais jaunes et beiges. Les destructions sont encore pires. Absolument tous les blocs de maisons sont détruits, sur des kilomètres. Mais comme la vieille ville est plus photogénique, ces images ont moins de chances de faire la une. Qu’est-ce qu’ils ont dit chez le gouverneur : que l’armée syrienne s’était battue avec une « précision chirurgicale » ? À quel point un mensonge peut-il être éhonté ?
Dans le camp de réfugiés, trop de gens vivent dans des pièces trop petites avec trop peu d’hygiène. Hormis un toit et quelques murs, il n’y a pas grand-chose de plus qu’un sol en terre battue. La température est toujours en dessous de zéro, le sol est sale et plein de flaques, et pourtant beaucoup d’enfants sont pieds nus et vêtus légèrement. D’après les médecins de l’armée russe de l’hôpital ambulant primitif, il est évident que la situation est malsaine.
Les Russes disent qu’ils font de leur mieux : ils organisent une distribution de nourriture et une soupe populaire, les gens font la file pour un repas chaud, du pain et des céréales. Les soldats russes évoluent dans une atmosphère joyeuse qui rappelle les histoires parentales de Britanniques et Américains lors de « notre » libération en 1944. Les enfants de ce camp cherchent les jeunes militaires russes pour jouer avec eux. L’un d’entre eux amuse un groupe d’enfants avec un avion en papier, un autre essaie de lui ravir la vedette avec un authentique drone.
Le bât blesse. Qu’il n’y ait pas de malentendus : quelle que soit la part des rebelles, à Alep-Est, c’étaient des avions russes, occupés ou non par des pilotes syriens formés en Russie qui lâchaient des bombes russes qui ont fait perdre tous leurs biens à ces enfants et leurs parents, qui ont dû courir pour leur vie. Entre-temps, des porte-parole officiels – des parties qui luttent, mais aussi bien d’ONG- essaient de se surpasser en accusations mutuelles et justifications. Abasourdis, vous relisez les journaux : « L’ONG Observatoire syrien des droits de l’homme a déclaré qu’il y avait eu des attaques aériennes à Alep sur les quartiers résidentiels, mais les Russes font savoir que seules les lignes de front ont été attaquées. » Ce sont des absurdités, quand on sait que la ligne de front à Est-Alep passait à travers les quartiers résidentiels.
Quoi qu’il en soit, la Russie est un facteur déterminant. C’est ce que révèle clairement une visite à la base aérienne principale de Hmeimim, près de la ville portuaire de Lattaquié. Outre le port de Tartous, où est amarrée la flotte russe, Hmeimim est la base d’opérations militaire de la Russie en Syrie. C’est d’ici que partent les chasseurs russes pour leurs fameux bombardements.
La « délégation parlementaire » est pilotée par le général majeur Zharov, le chef « politique » de la base. Pour lui, les choses sont simples : la Russie soutient le président Assad dans son combat à la vie et à la mort contre l’EI. Les pays qui estiment qu’ils doivent entraver la Syrie sont des alliés des extrémistes islamistes. Et cela agace les Russes. Pour les Russes, les Belges aussi font partie du camp ennemi. « Il y a suffisamment d’exemples où les avions de la coalition dirigée par les États-Unis bombardent des positions de l’armée russe et lâchent de l’approvisionnement dans la zone contrôlée par l’EI. On ignore pourquoi ils font ça. » Zharov prétend aussi qu’Al-Qaïda et l’EI bénéficient non seulement de soutien politique, mais aussi matériel des États-Unis et de l’Europe: « Nous avons trouvé des dizaines de dépôts remplis d’armes issues de pays de l’Union européenne. »
Les « preuves » russes se révèlent assez maigres. Ils exposent une série d’armes portatives et de canons. La prétendue contribution belge se compose d’un vieux Browning, un pistolet autrefois fabriqué sous licence par la Fabrique Nationale (FN) à Herstal. Mais évidemment, pour les Russes il ne s’agit pas de preuves réelles. Leur message est politique. À la fin de la visite, le général-major soupire : « la Russie et la Belgique ne sont pas amis. Mais il pourrait y avoir de la compréhension mutuelle. »
Orwellien
Entre-temps, la guerre en Syrie demeure une affaire impitoyable. La population est peut-être fatiguée de la guerre, mais pour ceux qui appartiennent de près ou de loin au régime, il n’y a pas de clémence ou de compromis. L’armée et l’appareil de répression sont omniprésents. Lors du trajet qui nous conduit le long de la frontière libano-syrienne, nous voyons soudain la prison de Saydnaya, dont un rapport récent d’Amnesty International affirme que 5000 à 13 000 citoyens ont été pendus sans aucune forme de procès entre 2011 et 2015. Amnesty étaie son rapport de photos aériennes de la prison. Un moine syrien orthodoxe nous montre le « bâtiment rouge » de mauvais augure du camp de détention au loin.
Nous sommes témoins de la dureté du régime d’Assad envers ses ennemis à Damas. Quelques heures après notre interview du président Bachar el-Assad, nous sommes invités à visiter une prison spéciale pour terroristes. Filip Dewinter l’a demandé, et exceptionnellement, les journalistes peuvent accompagner. On nous dit que les prisonniers que nous allons voir ont consenti librement à parler. En compagnie de Dewinter et Aymar Soussan, nous partons vers les faubourgs de Damas.
Le trajet nous mène vers une partie de la ville où ne vient aucun Syrien qui n’a rien à y faire: dans un quartier abandonné, nous passons plusieurs checkpoints, avec des soldats de plus en plus revêches. Passé la dernière porte, nous sortons près d’un bâtiment qui porte l’inscription ‘National Institute for Security Sciences’. C’est un nom orwellien pour une institution où le régime « interroge » ses ennemis. C’est un endroit où il y a du sang sur les murs.
Un genre de secrétariat composé de quatre hommes est prêt à noter chaque mot prononcé par les prisonniers. Dans le fond, deux types aux allures d’intellectuel : lunettes fines, petite moustache. Le véritable chef, c’est Soussan – il est clair que ce n’est pas sa première visite à cet endroit. Il fume une cigarette après l’autre, il parfois pose une question et traduit ce que disent les prisonniers. Une réponse de trois minutes est souvent réduite à une traduction d’une ou deux phrases.
Les prisonniers sont surveillés par un petit gars trapu habillé de noir des pieds et à la tête, sa veste en cuir bordé d’un large col en fourrure. Il ne leur parle pas, il les rabroue. Un premier homme raconte : « Je viens du Turkménistan. J’étais membre d’Al-Qaïda. » Il parle de sa vie d’avant (il était chauffeur de taxi), son voyage vers la Syrie (par Istanbul), sa fonction (il « préparait » les voitures piégées destinées aux commandos-suicide), etc.
Nous suffoquons en voyant le second prisonnier: un jeune Kirghize qui dit avoir combattu pour l’EI. Il est borgne. À chaque rebuffade du petit trapu, il se recroqueville. Sans qu’on le dise, on réalise que ces hommes sont toujours en vie, mais qu’au fond ils sont déjà morts.
Fasciné, Filip Dewinter participe. Pendant l’interrogatoire, il est assis au centre. Face au Turkmène, c’est Dewinter qui fait signe au prisonnier de s’asseoir. Quelles tâches ce député accomplirait-il à une autre époque ou sous un autre régime ? Où sont ses limités ?
Vérités
Robert Fisk avait probablement raison: « En Syrie, il n’y a pas qu’une vérité. « La lutte contre l’EI ne fait pas du régime d’Assad une nation amie. Fisk aussi est horrifié par « la profusion de péchés » : « torture, exécutions, prisons secrètes, meurtres de civils, et si l’on compte les milices syriennes sous contrôle nominal du régime, une version terrifiante d’épuration ethnique ». Mais il écrit tout aussi expressément : « Il est temps de raconter cette autre vérité : une grande partie des ‘rebelles’ que nous soutenons en en Occident, figurent parmi les combattants les plus cruels et impitoyables du Moyen-Orient. »
Hormis les deux prisonniers pitoyables vus à Damas, nous n’avons pas vu ou parlé à des terroristes en action. Mais tous les jours, nous avons vu qu’il n’y a pas de « bon » côté à la guerre en Syrie. Et que les premières victimes de la guerre, ce sont les Syriens, tous ces « unknown men » de ce pauvre pays détruit.
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