Tragédies familiales et échecs politiques: la saga Joe Biden
Le candidat démocrate à la présidence est un survivant: son existence est ponctuée de tragédies familiales et d’échecs politiques. Des épreuves dont il s’est relevé, ce qui lui vaut l’estime des Américains. Et compense en partie ses faiblesses.
Assassinats, crash d’un avion privé, décès par overdose de cocaïne…: la liste est longue des drames qui frappent la famille Kennedy depuis l’attentat de Dallas contre « JFK », le 22 novembre 1963. Le public américain n’ignore rien non plus des deux tragédies qui ont meurtri une autre grande famille du camp démocrate, celle de Joe Biden. La plus récente de ces douloureuses épreuves est la mort, le 30 mai 2015, de Beau Biden, le fils aîné de Joe. L’ancien procureur général du Delaware a succombé, à 46 ans, à un cancer du cerveau (du même type que celui qui a causé la mort, en 2009, du sénateur Ted Kennedy, frère de John Fitzgerald et Robert). Lors des funérailles, Barack Obama ne peut cacher son émotion. « Michelle et moi, Sasha et Malia (leurs filles), faisons désormais partie du clan Biden », assure-t-il dans son éloge funèbre. « Joe, tu es mon frère », ajoute le président américain, prenant dans ses bras son vice-président.
Beau Biden, le fils adoré
Personnalité charismatique très appréciée par les démocrates, Beau Biden avait toutes les chances de devenir gouverneur du Delaware et semblait promis à un destin politique national, avant que sa santé ne commence à décliner. « Comme son père, Beau a étudié le droit, dans la même université, et a poursuivi une carrière dans le secteur public, relevait Obama à l’annonce du décès. Comme son père, c’était un catholique très croyant, dévoué et généreux. »
En tant que procureur, Beau Biden a collaboré, notamment pendant la crise des subprimes de 2007, avec Kamala Harris, à l’époque procureure du district de San Francisco. Tous deux s’appréciaient, souvenir qui a sans doute joué un rôle dans la décision du vétéran de la politique américaine de choisir, le 11 août dernier, la sénatrice de Californie comme colistière. « J’ai observé comment ils ont défié les grandes banques », a commenté le septuagénaire.
Beau Biden aura été un fantôme omniprésent pendant la campagne pour l’élection présidentielle du 3 novembre. En janvier, lors d’un talk-show, son père a lâché, en retenant ses larmes: « Beau devrait être celui qui se présente à la présidence, pas moi. Tous les matins, je me lève et je me demande: »Est-il fier de moi? » ».
Beau Biden aura été un fantôme omniprésent pendant la campagne pour l’élection présidentielle du 3 novembre.
Au cours de son premier débat, chaotique, avec Donald Trump, le 29 septembre, Joe Biden a une nouvelle fois salué la mémoire de son fils adoré. Réserviste de l’armée américaine, Beau Biden avait été mobilisé en Irak en 2008. Au président sortant qui avait, selon un mensuel, qualifié de losers les soldats américains morts au combat pendant la Première Guerre mondiale, Joe Biden a lancé: « Mon fils n’était pas un loser. »
Hunter, cible préférée de Trump
« Vous parlez de Hunter? » a répliqué aussitôt Donald Trump, opposant à l’image idéalisée de Beau Biden celle, plus trouble, du fils cadet de son adversaire démocrate. Distancé dans les sondages, le candidat républicain a cherché à relancer, en fin de campagne, « l’affaire Hunter Biden ». L’avocat et lobbyiste de 50 ans aurait, selon le milliardaire peroxydé, bénéficié des connexions de son père en Chine et en Ukraine au temps où ce dernier était vice-président. Membre pendant cinq ans du directoire de la compagnie pétrolière et gazière Burisma, Hunter est au coeur de l’affaire ukrainienne, qui a valu à Trump une procédure de destitution (lors d’un entretien téléphonique, le président américain a demandé à son homologue ukrainien d’enquêter sur Joe et Hunter Biden). En campagne à la mi-octobre dans l’Etat de Géorgie, Trump a traité Joe Biden de « corrompu » et a qualifié la famille Biden d' »entreprise criminelle ». « Bouclez les Biden! » a harangué le président, en écho aux chants de ses partisans.
A côté de Beau, le fils irréprochable, Hunter est le rejeton instable, longtemps accro aux drogues et à l’alcool, habitué aux cures de désintoxication et aux rechutes. En février 2014, il a été renvoyé de la marine américaine après un contrôle positif à la cocaïne, épisode rappelé ces jours-ci par Trump pour déstabiliser son rival démocrate. En 2017, Hunter, tout juste divorcé après vingt-deux ans de mariage, confirme être en couple avec Hallie, la veuve de son frère mort deux ans auparavant. L’annonce choque l’Amérique puritaine. Le couple met fin à sa romance en avril 2019. Un mois après cette rupture, Hunter Biden épouse Melissa Cohen, une réalisatrice sud-africaine rencontrée six jours plus tôt. Le parfum de scandale qui flotte autour de ce soap familial a permis à certains de faire des rapprochements avec la vie privée des Kennedy.
Joe Biden a aussi la réputation d’avoir un Irish temper: il perd vite patience.
Une famille décimée
Hunter a confié que son tout premier souvenir d’enfant est un lit d’hôpital. Il a presque 3 ans, est allongé à côté de son frère, qui a un an et un jour de plus que lui. « Beau me tient la main et me dit »Je t’aime, je t’aime, je t’aime » encore et encore ». L’aîné a des fractures aux jambes et le cadet est blessé à la tête. Leur père est à leur chevet. Il passe nuits et jours à l’hôpital. Ses fils sont les rescapés d’un terrible accident de la route survenu le 18 décembre 1972. Sa femme, Neilia, et sa fille de 13 mois, Naomi, surnommée « Amy », n’ont pas survécu.
Le jour du drame, Joe Biden est à Washington pour la journée: il recrute des conseillers pour former son équipe au Congrès. Le 7 novembre précédent, il a créé la surprise en parvenant à renverser le sénateur républicain du Delaware, un dinosaure de la politique soutenu par le président de l’époque, Richard Nixon. A 30 ans à peine, Joe Biden devient le plus jeune sénateur de l’histoire récente du pays. Dynamique et enthousiaste, sa femme Neilia l’a conduit de meeting en meeting. Rencontrée sur une plage des Bahamas alors qu’il était étudiant, Biden l’a épousée en 1966. Neilia Hunter est une jeune fille de bonne famille, protestante, alors que lui est catholique, de milieu modeste. Ils vivent une belle histoire d’amour.
La tentation du suicide
« Qu’est-ce qui va nous tomber dessus, Joey? Tout va trop bien », aurait dit Neilia à son mari, quelques heures avant l’accident fatal. La jeune femme emmène leurs trois enfants faire le traditionnel shopping de Noël. Le sapin acheté, ils reviennent à la maison, quand leur voiture est percutée et envoyée dans le fossé par un semi-remorque chargé d’épis de maïs. Prévenu par téléphone, Joe regagne le Delaware et fonce à l’hôpital. Sa mère, sa soeur Valerie et son frère Jimmy, très proches de lui, s’organisent pour ne jamais le laisser seul. Car Joe broie du noir. « Il a pensé que tout serait tellement plus simple s’il avait été le seul survivant de la famille. Alors, il aurait pu se suicider. Ce sont les garçons qui l’ont maintenu en vie », racontera le journaliste Richard Ben Cramer dans What it Takes. The Way to the White House (1993).
Brisé, Joe Biden prévient le chef de la majorité démocrate au Sénat qu’il n’a plus l’intention d’occuper son poste: « Le Delaware peut avoir un sénateur, mais mes fils ne peuvent avoir un autre père. » Toutefois, sous la pression de ses collègues, il finit par accepter de se lancer dans l’aventure pour six mois. « Il doit bien cela à son épouse, qui a tant oeuvré à son élection », signale Sonia Dridi, auteure d’une biographie du candidat démocrate (Joe Biden, le pari de l’Amérique anti-Trump, éditions du Rocher). Joe Biden prête serment en janvier 1973 dans le chapelle de l’hôpital, où son fils Beau est toujours soigné. Le sénateur Ted Kennedy lui rend régulièrement visite dans son bureau, mais le jeune élu a perdu toute joie de siéger au Congrès.
Solidarité familiale
Valerie et son mari emménagent chez lui pour pouvoir s’occuper de ses jeunes garçons. La soeur du sénateur Biden a renoncé à son poste d’institutrice pour jouer ce rôle de mère. « Chez les Biden, la solidarité familiale passe avant tout« , commente Sonia Dridi. En 1975, Joe Biden rencontre Jill Jacobs, une enseignante, qu’il épouse deux ans plus tard. Elle prend sous son aile les deux enfants de son mari, qui la considèrent comme une nouvelle maman. Pour passer le plus de temps possible avec ses fils, le sénateur rentre tous les soirs dans le Delaware, le plus souvent en train, car il a promis d’éviter la voiture. Elu six fois au Sénat, il fait le trajet de cent septante-cinq kilomètres entre Washington et Wilmington pendant trente-six ans. Ces milliers d’allers-retours font de lui un visage familier et apprécié des passagers et employés de l’Amtrak, la compagnie ferroviaire américaine, d’où son surnom d' »Amtrak Joe ».
Les nicknames, Joe Biden les collectionne.
Les nicknames, Joe Biden les collectionne. Pendant toute sa carrière, il s’est appuyé sur ses origines pour se montrer proche du peuple, raison pour laquelle il aime répéter qu’on l’appelle « Middle-Class Joe ». « Sauf que c’est lui qui s’est donné ce surnom, qu’il emploie d’ailleurs à longueur de discours électoraux », relève Sonia Dridi. Pour se démarquer de l’élite washingtonienne devant ses partisans, il enfonce le clou: « Etre surnommé »Joe classe moyenne » n’est pas un compliment, cela signifie que je ne suis pas quelqu’un de très distingué. » Et il s’empresse d’ajouter: « Ce sont les gens ordinaires qui font des choses extraordinaires. »
Un tempérament irlandais
« Le gosse de Scranton » est l’un des slogans utilisés par l’équipe de campagne de Joe Biden. Le candidat démocrate a quitté la ville industrielle et minière de Pennsylvanie, son lieu de naissance, à l’âge de 10 ans, mais il s’est toujours servi de ce lieu comme d’un argument électoral. Les arrière-grands-parents de Joseph Robinette Biden Jr., dit « Joe », se sont installés à Scranton vers 1850, après la grande famine de la pomme de terre en Irlande. L’ex-vice-président américain met volontiers cet héritage en avant. Il a aussi la réputation d’avoir un irish temper: il perd vite patience. Sa grand-mère paternelle, elle, descend de huguenots français, d’où le nom Robinette. « Joe grandit dans une famille soudée, entouré de ses deux frères cadets et de sa soeur Valérie, signale Sonia Dridi. La fratrie partagera les succès et les chagrins du frère aîné devenu homme politique. »
Biden s’est longtemps présenté comme l’un des sénateurs américains les plus pauvres, mais il reconnaît lui-même aujourd’hui que c’est du passé, qu’il est aujourd’hui « bien payé » et a une « très belle maison ». En juillet 2019, on apprenait que le prétendant à la Maison-Blanche avait gagné près de seize millions de dollars depuis la fin du mandat de Barack Obama, dont il était le bras droit. Une petite fortune tirée de conférences, de cours à l’université et de livres écrits par le candidat et sa seconde épouse, Jill. Ce qui faisait de lui le plus riche des principaux candidats à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 2020 et celui qui a le plus donné à des oeuvres caritatives. Les sites pro-Trump l’ont rebaptisé « Upper Class Joe », « Capitalist Joe », ou « Millionnaire Joe », ce qui fait sourire venant de supporters d’un président milliardaire, un contribuable qui, pendant cinq ans, a refusé de rendre publiques ses déclarations d’impôts.
Ses atouts, ses faiblesses
Sénateur du Delaware de 1973 à 2009, ce qui lui a valu d’obtenir des postes de premier plan, telle la présidence du comité des Affaires étrangères du Sénat, Joe Biden occupe la scène politique de son pays depuis près d’un demi-siècle. Son parcours en dents de scie marqué par ses fiascos retentissants aux primaires démocrates de 1988 et de 2008, a fait de lui un politicien aguerri. Homme de réseaux, il a tissé des liens dans toutes les sphères de la vie publique américaine et s’est forgé un CV en béton à l’international. Raisons pour lesquelles, en août 2008, Barack Obama l’a choisi pour l’accompagner sur le ticket présidentiel démocrate. Vice-président actif pendant les deux mandats d’Obama (2009-2017), avec lequel il a affiché une grande complicité, il bénéficie aujourd’hui de la popularité persistante de l’ex-président.
Conscient que son âge et son état de santé sont sources d’inquiétude, Joe Biden se définit comme un candidat « de transition ».
Joe Biden ne peut pour autant masquer ses faiblesses: son âge, son manque de dynamisme et de charisme, ses maladresses verbales. Autant de handicaps aggravés par les rumeurs sur sa santé physique et mentale. L’ancien sénateur du Delaware a survécu, dans les années 1980, à deux ruptures d’anévrisme, une embolie pulmonaire et une thrombose veineuse. S’il remporte l’élection présidentielle de ce mardi, il aura 78 ans lors de sa cérémonie d’investiture, le 20 janvier 2021, ce qui ferait de lui le locataire de la Maison-Blanche le plus vieux de l’histoire du pays. Donald Trump n’a pas cessé pendant la campagne de présenter son adversaire comme un « endormi » (« Sleepy Joe »), un vieillard sénile manipulé par les radicaux du Parti démocrate.
Politicien d’une autre époque
Conscient que son âge et son état de santé sont sources d’inquiétude, Joe Biden se définit comme un candidat « de transition ». Début 2020, après ses premiers résultats catastrophiques aux primaires démocrates, plus personne ne s’attendait à sa nomination. « Les autres candidats avaient plus de charme, d’audace, d’idées que lui, se souvient Sonia Dridi. Ils redonnaient du pep à un parti démocrate encore traumatisé par la défaite d’Hillary Clinton en 2016. » Le come-back de Biden, le 29 février en Caroline du Sud, confirmé par son triomphe lors du Super Tuesday, le 3 mars, a créé la surprise. Une résurrection de plus dans son existence. Mais, pour beaucoup d’Américains, Biden est un politicien d’une autre époque. Son comportement « tactile » avec les femmes ces dernières années a suscité le malaise à l’ère #MeToo. Il a assuré qu’il ferait de son mieux pour ne plus reproduire ce genre d’attitude, qui lui a valu un surnom de plus, celui de « Creepy Joe » (« Joe l’inquiétant ») donné par Donald Trump.
Relique du passé et incarnation de l’establishment gestionnaire, « papy Biden » est le chouchou des seniors, mais il séduit peu les jeunes. L’aile progressiste de son parti le trouve trop centriste, trop boring (ennuyeux), ou trop classique (c’est un vieux Blanc hétérosexuel). Joe Biden est un candidat par défaut, un rempart pour l’Amérique anti-Trump. Toutefois, si « Average Joe » (« Monsieur Tout-le-Monde »), comme on l’appelle aussi, ne suscite pas d’enthousiasme débordant, il n’inspire pas non plus la haine chez la plupart des électeurs. « Sa personnalité est nettement moins clivante que celle d’Hillary Clinton, jugée antipathique par beaucoup d’Américains », remarque la journaliste Sonia Dridi. Que dire alors du président sortant, dont les diatribes et le flux de tweets déchaînés ont polarisé à l’extrême la société américaine?
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici