« Time to go home »: comment la ville allemande de Görlitz veut profiter du Brexit
La petite ville d’ex-Allemagne de l’Est, située à la frontière avec la Pologne et handicapée par le vieillissement de sa population, cherche à recruter les Polonais qui quittent la Grande-Bretagne à cause du retrait de l’Union européenne.
La jeune femme blonde sourit face à la caméra sur les rives de la Neisse, la rivière frontière qui sépare la ville allemande de Görlitz de sa jumelle polonaise, Zgorzelec. Derrière elle, le pont qui relie les deux cités, séparées depuis la redéfinition des frontières de l’Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Comme de nombreux Polonais au cours des vingt dernières années, Izabela Jucha a décidé, à 19 ans, de partir pour la Grande-Bretagne et son dynamique marché du travail. Elle a même séjourné quelques années au Canada avant de finalement choisir de renouer avec ses racines. Seize ans plus tard, son mari, originaire de Zgorzelec, et elle sont de retour. Le Canada? « Une belle expérience », mais trop éloignée de l’Europe. Les Jucha y ont aussi souffert de la rigueur hivernale. Quant à la Grande-Bretagne, le Brexit a achevé de convaincre le couple d’organiser son retour sur le continent. « Trop d’incertitudes », résume la jeune femme. Aujourd’hui, Izabela et sa famille vivent à Zgorzelec. Leur fille de 14 ans est inscrite dans l’une des nombreuses écoles bilingues de l’autre côté de la frontière, à Görlitz. Le mari d’Izabela est toujours occupé à transférer son entreprise de la Grande-Bretagne vers le continent. Et Izabela cherche un emploi sur la rive ouest de la Neisse, côté allemand.
En moyenne, quand un enfant naît à Görlitz, deux personnes meurent.
La municipalité de Görlitz espère que de nombreux Polonais vont suivre l’exemple des Jucha. Cette petite ville vieillissante de l’ex-RDA, aux confins de l’Allemagne, de la Pologne et de la République tchèque, compte fermement sur les Polonais du Brexit pour combler en partie son cruel besoin en main-d’oeuvre qualifiée. En novembre 2019, le bureau de promotion économique des deux villes, EGZ, lançait une campagne à destination des Polonais désireux de quitter la Grande-Bretagne: un site Internet trilingue – polonais, anglais, allemand -, des pages de publicité ciblées dans les régions britanniques ayant le plus soutenu le Brexit ou dans le Polish Express, un quotidien destiné aux Polonais de Grande-Bretagne… Le site répond aux questions concrètes que se posent les migrants: comment transférer le siège de mon entreprise de la Grande-Bretagne vers l’Allemagne ou la Pologne? Mon assurance-maladie me couvre-t-elle en arrivant à Görlitz? Puis-je travailler à Görlitz sans parler allemand? Quels écoles, crèches et jardins d’enfants pour ma famille? Il propose aussi des offres d’emplois et des témoignages de Polonais ayant sauté le pas.
Une campagne de long terme
Les besoins en personnel sont particulièrement élevés du côté de l’hôpital universitaire de Görlitz, qui recrute infirmières, aides-soignants et médecins. La demande d’ouvriers qualifiés est également grande. « En moyenne, quand un enfant naît ici, deux personnes meurent, rappelle Andrea Behr, à l’origine de la campagne de promotion de la ville auprès des Polonais de l’étranger. Dans quelques années, nous serons confrontés à une grave pénurie de main-d’oeuvre. » Déjà, les manques se font sentir: de la recherche aux métiers ouvriers et manuels en passant par l’informatique et le secteur médical, des postes ne sont pas pourvus faute de candidats. En 2019, le principal hôpital de Görlitz s’était offert un encart publicitaire dans le Guardian pour inciter, en anglais et en polonais, médecins et infirmières à « rentrer à la maison ». « On estime que 1.300 emplois seront vacants en janvier 2021 et on sait qu’un tiers de la population active partira à la retraite d’ici à dix ans », résume Andrea Behr. La campagne, axée sur le long terme, mise au-delà de la parenthèse de la Covid.
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Après des débuts chaotiques, du fait des contraintes sanitaires et de la fermeture de la frontière pendant plusieurs mois jusqu’au 13 juin dernier, la campagne a repris en cette fin d’année. Dans les bureaux de l’EGZ, les choses allaient bon train. Les quinze salariés étaient encore récemment occupés à ficeler une bonne centaine de cartons, à destination du Royaume-Uni. Ils comportent des bolets séchés, très prisés dans la cuisine polonaise au moment des fêtes, des Oblaten, spécialité sucrée polonaise, du pain d’épices allemand et plusieurs brochures. Les destinataires de ces colis de Noël sont des Polonais vivant en Grande-Bretagne. La lettre qui accompagne le paquet, rédigée en polonais sous le titre « Time to go home », s’adresse à tous ceux qui auraient le mal du pays outre-Manche, ou craignent pour leur avenir dans l’incertitude du Brexit. Les adresses ont été fournies par des Polonais de Görlitz ou de Zgorzelec ayant des amis ou de la famille qu’ils souhaitent voir revenir de Grande-Bretagne. « Nous voulons stabiliser à long terme les structures économiques, la vie locale et le paysage culturel de notre ville, cela ne sera possible qu’avec des citoyens engagés et qualifiés« , résume le maire d’origine roumaine de Görlitz, Octavian Ursu, au sujet de sa campagne marketing.
Des grandes entreprises séduites
Neuf cent mille Polonais résident aujourd’hui au Royaume-Uni. Cent mille ont déjà quitté les îles britanniques depuis le référendum de 2016 sur la sortie de l’Union européenne. Görlitz espère récupérer une partie de ces « revenants ». La ville, longtemps sinistrée après la chute du mur de Berlin, a lentement réussi à redresser la barre, notamment à l’aide de subventions et du salaire minimum. Le fabricant de sandales ergonomiques Birkenstock y a installé sa plus grosse usine en 2017, tout comme le fournisseur de l’industrie automobile Borbet, présent ici depuis 2016. « La politique d’aides au développement dans la région y est pour quelque chose, relève Andrea Behr. Les entreprises qui viennent s’implanter dans le triangle frontalier entre la Pologne, l’Allemagne et la République tchèque bénéficient d’aides d’un montant équivalent à 40% de leur investissement. » Et il s’agit d’aides non remboursables. « Birkenstock a acheté une usine moderne inutilisée et compte aujourd’hui 1 700 emplois à Görlitz, occupés à 60% par des Polonais », ajoute Christian Reichardt, le porte-parole de la fédération des employeurs régionaux. « Borbet compte 530 salariés sur place, également à 60% des Polonais. Depuis l’introduction du salaire minimum en Allemagne, la région a gagné en dynamisme. » 4.500 des 57.000 habitants de Görlitz sont aujourd’hui des Polonais, attirés par des salaires supérieurs à ceux de leur patrie, un parc immobilier en bon état, des loyers modestes et un bon réseau d’écoles bilingues. « La plupart de ceux qui vont quitter la Grande-Bretagne voudront conserver le même niveau de vie et ne rentreront certainement pas en Pologne », résume Rafal Gronicz, le maire de Zgorzelec. « A Görlitz, ils peuvent gagner des salaires allemands, tout en se rapprochant de leur famille et de leur pays. »
Les zones excentrées sont toutes concernées par le besoin de main-d’oeuvre, notamment dans le nord de la Bavière.
Un cadre cinématographique
Görlitz, de fait, ne manque pas d’atouts. La cité qui, comme toute la RDA, avait vu fondre sa population à la chute du Mur, a été depuis presque entièrement rénovée. Quelques barres d’immeubles d’allure soviétique, sans charme, ont été détruites. Dans le centre historique, les ruelles pavées sont bordées d’immeubles de trois étages du début du siècle dernier. Ornements au plafond, planchers de pin… le parc immobilier est apprécié des jeunes et même des cinéastes de Hollywood. Plusieurs productions, dont Grand Budapest Hotel ou Inglourious Basterds, ont été tournées dans les quartiers pittoresques de « Görliwood » comme on appelle parfois la cité allemande. Plusieurs joyaux de l’architecture gothique, de la Renaissance ou du Baroque attirent les touristes. L’offre culturelle est variée et, avec la fermeture de la mine de charbon, depuis inondée et transformée en lac artificiel, Görlitz s’est dotée d’un vaste plan d’eau à ses portes, très prisé les week-ends d’été.
L’exemple de Görlitz n’est pas isolé. Le ministre de la Santé, Jens Spahn, a lancé avec la Covid une vaste campagne de recrutement de personnel soignant, venant d’Amérique latine ou d’Asie. Les Chinois constituent, à côté des Européens de l’Ouest et du Sud, un nouvel axe de migration vers la République fédérale. L’Allemagne attire en moyenne chaque année entre 300.000 et 600.000 migrants. En 2018, ils étaient même 792.000 dont la moitié en provenance de Pologne, de Roumanie et de Bulgarie. « Indépendamment de la Covid, l’Allemagne a besoin de ces flux migratoires, souligne Johan Fuchs, spécialiste des questions migratoires à l’institut IAB de Nuremberg, rattaché à l’Office pour l’emploi fédéral. De 200 000 à 400 000 arrivées par an seront nécessaires, rien que pour combler le seul déclin démographique. Sans l’immigration, le recul serait dramatique, malgré la légère reprise de la natalité. Les baby-boomers vont partir à la retraite d’ici dix à quinze ans. Jamais nous ne pourrons combler ce déficit de main-d’oeuvre sans l’immigration. L’Allemagne n’aurait pas connu la phase de croissance qu’elle vient de traverser sans l’apport de travailleurs étrangers. »
Pour une petite ville comme Görlitz, cet apport est particulièrement incontournable. « Mais Görlitz n’est pas un cas isolé, signale Johan Fuchs. Les zones excentrées sont toutes concernées, qu’elles se trouvent en ex-RDA comme Görlitz ou dans le nord de la Bavière comme Wunsiedel. » Izabela Jucha n’a pas encore trouvé de travail à Görlitz. Elle s’applique à apprendre l’allemand et espère décrocher rapidement un emploi à la hauteur de sa qualification. En Grande-Bretagne, elle donnait des cours de formation continue à des cadres d’entreprise.
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