Les tentatives de traversée de la Manche par des migrants depuis le littoral français ont plus que triplé en 2021 par rapport à 2020. Et l'année n'est pas terminée. © BELGA IMAGE

Plus de 30 morts à la suite du naufrage d’un bateau de migrants à Calais: l’autre traversée de tous les dangers (analyse)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Une embarcation qui transportait des migrants tentant de gagner la Grande-Bretagne a fait naufrage, mercredi. Plus de 30 personnes sont décédées, selon un bilan provisoire.Après la Méditerranée, la Manche voit de plus en plus de migrants braver les flots pour un eldorado. La surveillance renforcée des abords du port de Calais et la Covid ont déplacé les voies migratoires. Français et Britanniques peinent à freiner l’irrépressible envie de Royaume-Uni.

Sept morts ou disparus depuis le début de l’année. Au moins 31 de plus, alors qu’un embarcation a fait naufrage, ce 24 novembre, rempli de personnes tentant de rejoindre la Grande-Bretagne depuis Calais.Et ce bilan – le plus lourd depuis longtemps – est provisoire, les recherches étant toujours en cours ce mercredi en soirée, selon l’AFP. Plus tôt dans l’après-midi, un pêcheur avait signalé la découverte de tous ces corps flottants. Une « tragédie », selon le Premier ministre Jean Castex.

Loin des forêts séparant le Bélarus de la Pologne, un autre drame de la migration se joue à quelques kilomètres de chez nous, entre les rivages français et britanniques. Selon le préfet de la Manche et de la mer du Nord, Philippe Dutrieux, 31 500 tentatives de traversée de France vers le Royaume-Uni ont été recensées depuis le 1er janvier 2021. Presque autant que les quelque 34 000 passages de migrants du continent africain dans le détroit de Gibraltar ou vers les Canaries pour tenter de rejoindre l’Espagne.

Malgré un déploiement policier accru, malgré le démantèlement de « points de fixation » – la « jungle » de Calais en 2016 ou le campement de Grande-Synthe le 16 novembre -, malgré la coopération poussée entre la France et le Royaume-Uni, le Calaisis demeure une voie de transit privilégiée par les migrants d’Irak, d’Iran, d’ Afghanistan, d’Erythrée… pour rejoindre « l’eldorado britannique« . Nouvelle illustration de cet attrait indéfectible, Anna Richel, coordinatrice à Grande-Synthe de l’association Utopia 56 qui vient en aide aux migrants, indique le 19 novembre que des centaines de résidents du campement évacué sont déjà réapparus sur le littoral alors qu’ils ont été emmenés par bus trois jours plus tôt dans des centres d’hébergement d’autres régions de France. « L’inutilité de ces actions, – la suppression des « points de fixation », les expulsions illégales, – est vraiment impressionnante. On la voit sur le terrain », confie la militante associative qui plaide pour que les autorités s’attaquent aux causes profondes de ces migrations.

Une fois que vous êtes sur le territoire du Royaume-Uni, vous avez très peu de risques d’être renvoyé.

Covid plutôt que Brexit

Si l’objectif de rallier la Grande-Bretagne est constant, les moyens pour y parvenir, eux, changent. L’ année 2021 marque une multi- plication des tentatives de traversée de la Manche dans des embarcations de fortune. Un phénomène qui n’est plus limité à la région calaisienne et dunkerquoise mais s’étend depuis la frontière belge jusqu’à Boulogne-sur-Mer, à quarante kilomètres au sud de Calais, souligne Anna Richel. Comment expliquer cette nouvelle stratégie?

Directrice de recherche au centre d’études européennes de Sciences Po Paris, Virginie Guiraudon analyse les raisons de l’augmentation des migrations par bateau vers le Royaume-Uni. « Les passeurs ont d’abord fait courir l’idée qu’il fallait absolument le rejoindre avant l’entrée en vigueur du Brexit, une justification fausse puisque le retrait de l’Union européenne n’a pas changé la gestion de la frontière par la France et le Royaume-Uni, régie par des accords bilatéraux. Autre raison, réelle celle-là, le contrôle, technologique et humain, des abords du tunnel sous la Manche et du port de Calais a été considérablement renforcé. Ensuite, il y a eu un « effet Covid »: la pandémie a entraîné une diminution du trafic de camions, réduisant la possibilité de rejoindre Douvres par ce biais. Le gros des traversées par embarcation a commencé à ce moment-là. C’est devenu un nouveau mode opératoire organisé par des passeurs mais parfois opéré sans leur concours, en achetant, par exemple, un des kayaks que Decathlon vient de retirer de la vente dans ses magasins de la région », constate la spécialiste des questions migratoires.

Six mille euros la traversée

La présence de parentèles et de diasporas importantes susceptibles d’aider les migrants, la pratique de l’anglais plus commode pour des personnes généralement anglophones, et la conviction qu’un marché du travail plus souple contribuera à l’insertion dans la société expliquent que le Royaume-Uni conserve une grande attractivité pour les candidats à l’exil. « Une fois que vous êtes sur le territoire du Royaume-Uni, vous avez très peu de risques d’être renvoyé, ajoute Philippe De Bruycker, professeur à l’ULB et spécialiste du droit de l’immigration européen. Les Britanniques font des contrôles aux frontières mais pas à l’intérieur du pays. Des recherches ont aussi mis en évidence des facteurs irrationnels. Il en va ainsi du « mythe du Royaume-Uni ». Quand ils décident de partir, des migrants se mettent d’accord avec leur famille pour que leur destination soit celle-là. Et ils feront tout pour répondre à cette attente. »

Le campement de Grande-Synthe, dans le nord de la France, a été démantelé le 16 novembre. Une opération qui n'empêchera pas le retour des migrants dans le Calaisis.
Le campement de Grande-Synthe, dans le nord de la France, a été démantelé le 16 novembre. Une opération qui n’empêchera pas le retour des migrants dans le Calaisis.© BELGA IMAGE

Le déplacement des flux migratoires de l’Eurotunnel vers les eaux de la Manche n’est évidemment pas sans conséquences. « Le modus operandi est très différent de ce qui se pratique avec les camions, décrypte Virginie Guiraudon. Plusieurs embarcations partent en même temps. Il est assez difficile de les repérer. Et si l’une l’est, les autres échapperont à la surveillance. Les garde-frontières et les bateaux de secours ne peuvent pas aller sur tous les lieux. » Les passeurs ont, semble-t-il, compris les avantages de cette filière. Les autorités françaises ont annoncé le 22 novembre le démantèlement d’un réseau, constitués de ressortissants irakiens, pakistanais, vietnamiens et roumains, qui faisait venir des embarcations de Chine à cet effet. Il aurait réussi à acheminer quelque 250 migrants par mois vers la Grande-Bretagne. Six mille euros étaient demandés à chacun pour la traversée.

L’inutilité de ces actions, – la suppression des « points de fixation », les expulsions illégales -, est vraiment impressionnante. On la voit sur le terrain.

Comme le Maroc?

L’augmentation du flux migratoire vers les îles britanniques est-elle pour autant une simple question d' »opportunité technique »? Philippe De Bruycker y voit la conséquence d’un certain délitement de la coopération franco- britannique. « On est dans une phase où les Français laissent un peu les Britanniques se débrouiller. Dans ce dossier, la France est un pays de transit pour les migrants qui viennent du sud ou de l’est de l’Europe, comme l’est le Maroc pour ceux qui proviennent du sud de l’Afrique avec le projet de rejoindre l’Espagne. On est sorti d’une relation stable entre la France et le Royaume-Uni pour entrer dans un schéma où la première, pays de transit, ne parvient plus que difficilement à s’entendre avec le second, Etat de destination, sur la gestion des flux. Et en l’occurrence, les Britanniques sont pris au piège parce que, dès que les Français laissent partir des personnes, ils sont obligés de les prendre. Il n’y a pas de zone d’eaux internationales entre les deux pays. Quand on sort des eaux territoriales françaises, on entre dans les eaux territoriales britanniques. Ce sont les Britanniques qui sont dans une position difficile », avance le professeur de l’ULB. Dans ce dossier comme dans d’autres, Français et Britanniques ont pourtant tout intérêt à s’entendre.

En chiffres

Il y en avait eu 600 en 2018, 2 300 en 2019, 9 500 en 2020. Le 19 novembre, le préfet français de la Manche et de la mer du Nord, Philippe Dutrieux, a établi à 31 500 le nombre de tentatives de traversée de la Manche par des migrants depuis le 1er janvier 2021. Cette augmentation vertigineuse s’explique par le renforcement de la surveillance du tunnel sous la Manche et du port de Calais, qui déplace les voies de migration. Cet argument technique suffit-il à expliquer ce dangereux emballement?

Onde de choc à Paris et Londres

Au moins 31 migrants sont décédés mercredi dans le naufrage de leur embarcation au large de Calais, un drame aussi terrible qu’inédit, qui a suscité une onde de choc à Paris et Londres après plusieurs semaines de tension.

« La France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière », a affirmé jeudi le président français Emmanuel Macron en annonçant la mort d’au moins 31 migrants dans ce que le Premier ministre Jean Castex a qualifié de « tragédie ».

« Nous sommes tous émus par cette tragédie qui heurte chacun dans son intimité et dans ses valeurs », a également déclaré Emmanuel Macron, en exprimant sa « compassion » et le « soutien inconditionnel de la France » aux familles des victimes.

Le chef d’Etat a réclamé également « une réunion d’urgence des ministres européens concernés par le défi migratoire » et assuré que « tout sera mis en oeuvre pour retrouver et condamner les responsables » de ce naufrage.

ll met en cause les « réseaux de passeurs qui, en exploitant la misère et la détresse, mettent en danger des vies humaines et finalement déciment des familles ». Quatre passeurs suspectés d’être « directement en lien » avec le naufrage ont par ailleurs été arrêtés, a affirmé le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin dans la soirée.

« La France agit, en lien avec la Grande-Bretagne, pour démanteler les réseaux de passeurs » et « depuis le début de l’année, grâce à la mobilisation de 600 policiers et gendarmes, 1.552 passeurs ont été interpellés sur le littoral Nord et 44 réseaux de passeurs démantelés », a affirmé le président français, en ajoutant que « 7.800 migrants ont été sauvés ».

« Malgré cette action, 47.000 tentatives de traversées ont eu lieu depuis le 1er janvier », selon lui. « Si nous n’amplifions pas dès aujourd’hui nos efforts, d’autres tragédies se reproduiront », prévient-il. Pour cela, « nous devons accélérer le démantèlement des réseaux criminels en lien avec la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne ».

« Choqué, révolté et profondément attristé », le Premier ministre britannique Boris Johnson a assuré vouloir « faire plus » avec la France pour décourager les traversées illégales de la Manche.

« Nous avons eu des difficultés à persuader certains de nos partenaires, en particulier les Français, d’agir à la hauteur de la situation », a-t-il déclaré sur Sky News à l’issue d’une réunion de crise, pointant les désaccords franco-britanniques.

Après des semaines de tension sur la question migratoire, Londres et Paris avaient récemment convenus de renforcer leur coopération pour tenter de tarir ces départs après une montée de tension dans le sillage de l’arrivée le 11 novembre de 1.185 migrants sur les côtes anglaises, un record.

Ce drame, redouté par les autorités et les associations depuis plusieurs mois, est de loin le plus meurtrier depuis l’envolée en 2018 des traversées migratoires de la Manche, face au verrouillage croissant du port de Calais et d’Eurotunnel, emprunté jusque-là par les migrants tentant de rallier l’Angleterre.

Les navires de sauvetage ramenant les victimes devaient accoster dans la soirée à Calais, où un hangar a été ouvert dans le port pour accueillir les corps.

Un large périmètre de sécurité a été mis en place avec un important dispositif de pompierts et sauveteurs, a constaté un journaliste de l’AFP.

Selon l’administration des Affaires maritimes, les recherches ont été interrompues pour le moment.

Avant ce naufrage, le bilan des décès depuis le début de l’année s’élevait à trois morts et quatre disparus. Six personnes avaient trouvé la mort et trois autres avaient été portées disparues en 2020.

Le ministre français de l’Intérieur, Gérald Darmanin, devait se rendre à l’hôpital de Calais dans la soirée. Il a d’ailleurs appelé à « une réponse internationale très dure ».

Plus tôt dans la journée, il a fait part sur Twitter de sa « forte émotion » et condamné le « caractère criminel des passeurs qui organisent ces traversées ».

Le parquet de Dunkerque a annoncé à l’AFP l’ouverture d’une enquête pour « aide à l’entrée au séjour irrégulier en bande organisée » et « homicide involontaire aggravé ».

Le drame s’est déroulé sur un « long boat », un bateau gonflable fragile, dont le fond souple a tendance a se replier quand il prend l’eau et est surchargé, a-t-on appris auprès des sauveteurs.

L’utilisation de ces embarcations particulièrement dangereuses et de mauvaise qualité est de plus en plus fréquente depuis cet été.

Selon la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord, trois hélicoptères et trois bateaux ont participé aux recherches. Une cinquantaine de personnes se trouvaient à bord de l’embarcation qui était partie de Dunkerque, a indiqué une source proche du dossier.

Les tentatives de traversées migratoires de la Manche à bord de petites embarcations ont doublé ces trois derniers mois, avait mis en garde vendredi dernier le préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord, Philippe Dutrieux.

Au 20 novembre, 31.500 migrants avaient quitté les côtes depuis le début de l’année et 7.800 migrants avaient été sauvées, avait-il affirmé. Une tendance, avait-il remarqué, qui n’a pas baissé malgré les températures hivernales.

Selon Londres 22.000 migrants ont réussi la traversée sur les dix premiers mois de l’année.

(AFP)

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