Monnaies virtuelles : un nouveau pays sans État ni taxes
L’émergence des cryptomonnaies comme le bitcoin annonce une ambition de plus grande ampleur : fonder une société prospère sans aucun pouvoir public. Le projet d’un multimillionnaire belge séduit pourtant les investisseurs. Et quelques nations en quête de liquidités.
Il en existe 1 519, selon le dernier relevé de la plateforme CoinMarketCap. Des plus insignifiantes aux plus écrasantes locomotives virtuelles. Ensemble, depuis le début de l’année, elles pèsent entre 340 et 813 milliards de dollars, en fonction de leur cours respectif, extrêmement volatil. Bienvenue dans l’univers mystérieux des cryptomonnaies, au sommet duquel règne un souverain de plus en plus contesté : le bitcoin. Conçue au lendemain de la crise financière de 2008 par un énigmatique pseudonyme, Satoshi Nakamoto, cette devise expérimentale ambitionne de jeter les bases d’un nouvel ordre monétaire en pair à pair, sans intermédiaires, sur lequel les institutions financières n’auraient aucune prise.
Au balcon, les banques centrales et les Etats ! » Nous sommes à un moment charnière de l’histoire où l’on dispose d’une technologie, la blockchain, qui rend possible des transferts d’argent à faible coût, en dehors de tout contrôle, explique Nathalie Janson, professeur associé à Neoma Business School à Rouen et à Sciences Po Paris. Cela alors que les Etats sont accusés de n’avoir pas su gérer des crises financières à répétition. Autour du bitcoin se retrouvent ceux qui rêvent d’un moyen de paiement échappant au contrôle public. Si l’usage des cryptomonnaies se répand, les Etats feront tout pour bloquer les plateformes. C’est leur pouvoir qui est en jeu. » Jadis cantonné à un cercle d’initiés, ce nouvel or digital connaît un succès sans précédent, dopé par un cours à la progression éclair de + 1 318 % en 2017. Plus vertigineux encore : miser 1 dollar en 2011 sur du bitcoin vous aurait rapporté 66 513 dollars à son plus haut niveau historique, en décembre dernier.
Une révolution sans précédent
Pur produit de spéculation ? Tel est le réquisitoire de nombreux économistes, convaincus que le recours aux cryptomonnaies s’apparente à une partie de roulette russe. Certains précurseurs du bitcoin regrettent d’ailleurs sa trajectoire, avilie par le seul appât du gain. Ces critiques occultent pourtant les desseins d’une révolution de bien plus grande ampleur. » L’intervention de l’Etat dans la monnaie a donné au monde des tyrannies sans précédent ; mais elle a surtout amené le chaos au lieu de l’ordre « , écrivait en 1963 l’économiste Murray Rothbard, dans son ouvrage Etat, qu’as-tu fait de notre monnaie ? C’est ainsi que, progressivement, les monnaies virtuelles se mettent déjà au service d’un vieil idéal libertarien, qui pourrait bien bouleverser tous les autres modèles de société : créer une » cryptonation » bien réelle, sans pouvoirs publics ni taxes, régie par les principes de liberté de l’individu et du marché privé.
Jusqu’ici, aucune tentative n’a abouti. Depuis 2015, le politicien tchèque Vít Jedli?ka peine à développer sa » République libre du Liberland « , sur un no man’s land de 7 kilomètres carrés entre la Croatie et la Serbie. Plus récemment, la société Blue Frontiers a annoncé la construction » d’îles flottantes durables » dotées d’un cadre de gouvernance inédit, avec l’accord du gouvernement de la Polynésie française. Si ces initiatives revendiquent leur attachement aux cryptomonnaies, leur portée réelle paraît plutôt limitée, vu les difficultés inhérentes à leur reconnaissance sur la scène internationale.
La « première société libre au monde »
Pourtant, le rêve libertarien pourrait se réaliser à la lumière d’un nouveau projet en cours de financement, dont le nom résume l’ambition ultime : Free Society. A la barre, Olivier Janssens, un investisseur belge de 38 ans et ex- » mineur » de bitcoins, aujourd’hui multimillionnaire. Rejoint dans son aventure par l’Américain Roger Ver, surnommé » Bitcoin Jesus » dans le monde de la cryptofinance, il soutient être en passe de créer » la première société libre au monde « , sans gouvernement.
» Toutes les tentatives sont vouées à l’échec si elles impliquent de se battre contre quelqu’un, confie Olivier Janssens au Vif/L’Express. Le problème du Liberland, c’est qu’il part d’une zone déjà disputée par deux pays. Mais nous ne pouvons pas non plus partir de nulle part. » Il propose donc de racheter un morceau de territoire à un Etat existant, pour y restituer ensuite la pleine souveraineté aux futurs habitants. Des particuliers ou des entreprises pourraient en acquérir une ou plusieurs parcelles, moyennant leur adhésion à une constitution contractuelle. Dans cette collectivité dépourvue d’instance publique, les cryptomonnaies auraient, évidemment, pignon sur rue.
Pour Michel Liégeois, professeur de relations internationales à l’UCL, il est illusoire d’imaginer qu’un Etat souverain puisse naître sur de telles bases. » Il faut se faire admettre dans le club des Nations unies. Or, plus on se revendique comme étant atypique, plus ça risque d’être compliqué. Ici, il s’agirait donc moins de créer un nouvel Etat qu’une excroissance libre, dotée d’un statut spécial, comme il en existe finalement beaucoup. » L’avocat fiscaliste (et antifisc) Thierry Afschrift émet, lui aussi, des réserves sur la faisabilité du projet, qu’il compare à une grande association de copropriétaires. » Même les pays existants peinent à conserver leur souveraineté face aux nombreuses règles internationales, souligne-t-il. Si Free Society aboutit à la création d’une société assez riche, celle-ci va inévitablement attirer les convoitises. En 1962, Monaco s’était vue imposer un certain nombre de règles en matières fiscales par la France. Et le général de Gaulle n’était pas loin d’y masser des troupes. »
Moins cher, plus solidaire ?
A cela s’ajoutent des questions sur les règles internes : quel serait l’équilibre d’une société dans laquelle l’intérêt collectif serait arbitré par des acteurs privés ? » Les modèles prônant l’absence de régulation laissent libre cours à certains instincts humains comme l’égoïsme, la volonté de puissance ou d’amasser toujours plus « , poursuit Michel Liégeois. Olivier Janssens, lui, proclame être en mesure de répondre à chacune des incompréhensions sur le modèle sociétal de Free Society. Il travaille d’ailleurs sur un documentaire, qu’il compte diffuser » d’ici un an ou deux « . » Dans une société libre et sans taxes, les gens deviendront, au contraire, beaucoup plus solidaires, rétorque-t-il. En percevant l’intégralité de leur argent, ils pourront former des coopératives pour assurer un système de sécurité sociale moins cher et très performant. Les résultats des études sur le sujet sont stupéfiants. »
Au-delà des doutes autour de ce saut dans l’inconnu, les fondateurs de Free Society affirment avoir séduit un grand nombre d’investisseurs et de potentiels pays légataires, moins d’un an après l’annonce de leur future Terre promise. Avec plusieurs milliards de dollars en ligne de mire, le vieux rêve libertarien n’est peut-être plus si lointain.
Par Christophe Leroy et Béatrice Mathieu.
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