Mauritanie: maîtres et esclaves, une histoire qui se perpétue
Quarante ans après l’abolition, les liens entre maîtres et esclaves innervent encore la société mauritanienne. Et dans d’autres pays du Sahel, l’esclavage demeure pratiqué.
Larges lunettes en métal sur le nez, courtoisie exquise, franchise des propos: Hamed fait penser à un de ces militants des indépendances africaines des années 1960. A l’époque, on se plaisait à rêver d’un autre monde et on espérait le faire advenir, le cynisme n’étant pas utile pour servir la cause. Au volant de son modeste véhicule, une Toyota désuète, Hamed conserve toute son élégante réserve naturelle. Il rit même de bon coeur lorsqu’une voiture décide brusquement de faire demi-tour, lui barrant la route, et commente avec bonne humeur le chaos des rues ensablées de Nouakchott, la capitale mauritanienne. Derrière son sourire et ses lunettes un peu surannées, Hamed transparaît une intelligence toute en finesse. Lorsqu’il se met à parler du rapport entre maîtres et esclaves en Mauritanie, chacun de ses mots devient source d’étonnement. « Vous, les Occidentaux, vous croyez que les esclaves ont encore des chaînes et subissent le fouet, vous avez des stéréotypes comme ça, remarque-t-il. Mais ce n’est plus vraiment comme cela. Ici, les affranchis ont toujours des maîtres, ils gardent ce lien parce qu’il les aidera dans la vie. »
L’esclave a grandi dans l’idée que pour être un bon musulman, il fallait être docile au maître. Alors si l’esclave ose le quitter, il pense qu’il doit lui demander pardon.
Frère d’armes du militant antiesclavagiste et parlementaire Biram Dah Abeid, Hamed est le fils d’un père esclave qui s’est rebellé contre son maître et a conquis sa liberté en fuyant au Sénégal. A l’époque, le Sénégal accueillait de nombreux esclaves mauritaniens en fuite – L’abolition de l’esclavage en Mauritanie n’a été proclamée que le 9 novembre 1981. « Dans les années 1980 et 1990, on voyait encore partout des esclaves, assure une résidente française qui a passé plus de quarante ans dans le pays, leur statut servile était flagrant. » La perpétuation de cette situation anachronique à la fin du XXe siècle a fait émerger une contestation locale unique, dont Hamed est un militant de la première heure.
Un islam ambigu
Si l’abolition fut proclamée, l’esclavagiste resta impuni. Il fallut attendre 2007 pour qu’une loi condamne à cinq à dix ans de prison le maître pratiquant l’esclavage, et le 13 août 2015 pour que l’esclavage soit déclaré « crime contre l’humanité ». « Il faut être un imbécile aujourd’hui pour oser se déclarer esclavagiste », assure avec une évidence ironique un journaliste mauritanien. Pourtant, dans les faits, les structures administratives et juridiques du pays demeurent dominées par les anciens maîtres, qui poursuivent ce que l’on pourrait appeler « un racisme systémique ». « Beaucoup d’anciens esclaves n’ont pas accès à un état civil, car leurs parents n’ont jamais eu de documents, pointe Cheikh Vall, un jeune militant, le coeur brûlant du désir d’assurer la pleine citoyenneté de ses pairs. Comment peuvent-ils dès lors faire valoir leurs droits auprès d’un agent de l’Etat pour l’accès à la terre, à l’école, à l’occupation d’une case en tôle? »
Point nodal de ce système inégalitaire: l’ambiguïté des autorités musulmanes qui influence la justice et les moeurs, aux côtés du droit moderne. Dans le Code malikite de droit musulman, référence dans la région, l’esclavage sous certaines conditions n’est pas interdit. Il est même possible de trouver, en libre accès sur les marchés de Nouakchott, le Mukhtasar de Khalil, un ouvrage qui conseille le maître sur les bonnes pratiques à suivre avec son esclave. Au Centre Rachad pour la promotion de la culture, la démocratie et la bonne gouvernance en Mauritanie, engagé dans la « déradicalisation », la question de l’esclavage demeure litigieuse. Son président Abdallah Mohamed Sidiya, un lettré de sensibilité salafiste (mouvement fondamentaliste), s’esquive poliment lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi dans la sourate 33, verset 52, « il ne t’est plus permis de prendre d’autres épouses, à l’exception des esclaves que tu possèdes ». Est-ce dire qu’il y a une inégalité fondamentale entre un être humain et un autre, selon qu’il soit libre ou esclave?
La fin du déni des autorités
Cette absence de clarification ne contribue pas à soutenir la cause abolitionniste dans un pays qui est soumis à une forte influence des islamistes. Le nouveau président Mohamed Cheikh El Ghazouani, élu en 2019, a cependant franchi un pas en rompant avec la politique du déni de ses prédécesseurs. « Nous reconnaissons qu’il y a encore des esclaves dans le pays », affirme désormais Hacenna Ould Boukhreiss, l’ex-commissaire aux droits de l’homme. S’il n’est pas facile de donner un chiffre exact pour un phénomène qui est désormais caché, des cas d’esclavage font régulièrement parler d’eux dans le pays. Il s’agit tantôt d’enfants d’esclaves donnés en cadeau de mariage à un membre de la famille, tantôt de femmes maintenues dans le giron ancestral d’une famille sans avoir accès à un état civil, ni même à la propriété de ses enfants. Assise au fond d’une case étouffante, éclairée par une petite fenêtre, rejetée dans la banlieue pauvre de Nouakchott, Madigi Coulibaly porte les marques de l’extrême violence qu’elle vient de subir. La jambe immobilisée par d’imposantes broches en fer, elle raconte comment le fils de son maître s’est acharné contre elle, en lui roulant plusieurs fois dessus avec sa moto, lui brisant les deux mains et la jambe gauche. « Il voulait me tuer parce que je ne voulais plus obéir« , dénonce-t-elle, montrant les photos de ses blessures.
Mais plutôt que de s’appesantir sur ces cas que l’ex-commissaire aux droits de l’homme appelle des « résidus » de l’esclavage, les autorités préfèrent désormais se concentrer sur la lutte contre ses « séquelles ». L’agence de lutte contre l’exclusion, Taazour, mise en place par le gouvernement, décline ainsi son travail de réinsertion des anciens esclaves et populations pauvres en cinq sections sophistiquées qui vont du développement de l’habitat social à la mise en place de filets sociaux.
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Des esclaves coupables de demander la liberté
Quarante ans après l’abolition, les liens entre maîtres et esclaves innervent pourtant encore la société mauritanienne. « Et ils sont même plus forts », assure Hamed. Plus forts? « Oui, parce qu’ils ne sont plus exercés sous la contrainte. Ce sont des liens que l’esclave veut garder avec son maître – qu’il appelle en langue hassanya, « mon Arabe »! -, pour se sentir protégé. » Il y a quelques années, une mère esclave a traversé toute la Mauritanie pour témoigner contre son fils qui avait osé réclamer sa liberté à son maître devant un tribunal. Car le paradoxe est celui-là: si le maître est aujourd’hui puni, c’est l’esclave qui se sent coupable d’abandonner son maître. « Même en Europe, il y a des affranchis qui continuent de payer une part de leur salaire à leur ancien maître, s’exclame encore Hamed. L’esclave a grandi dans l’idée que pour être un bon musulman, il fallait être docile au maître. Alors si l’esclave ose le quitter, il pense qu’il doit lui demander pardon… »
Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles
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