« Marine Le Pen a une vision réactionnaire de la société » (interview)
La candidate du Rassemblement national veut imposer « sa conception réactionnaire de la société », et « un nationalisme ethnique qui exclut », juge le professeur de sociologie politique Pierre Birnbaum. La France ne serait plus vraiment la France.
Professeur émérite de sociologie politique à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Pierre Birnbaum est un spécialiste de l’histoire des nationalismes dans l’Hexagone. Auteur de La Tentation nationaliste (1), il dépeint le contexte général de cette France dont un tiers des électeurs a voté pour l’extrême droite au premier tour de la présidentielle, le dimanche 10 avril, et décrit les conséquences qu’aurait l’élection de Marine Le Pen au second tour le 24 avril.
Vous expliquez que la France vit un retour au « moment Charles Maurras », journaliste d’extrême droite de la première moitié du XXe siècle, qui consiste en « un vaste mouvement réactionnaire, intégriste et raciste ». Qu’est-ce qui vous inspire ce parallèle?
Il y a autour d’Eric Zemmour, de manière plus explicite, et autour de Marine Le Pen, de manière plus latente, des réseaux d’extrême droite liés aux traditions les plus réactionnaires. Ces courants consacrent un retour à Vichy, à Charles Maurras, à la contre-révolution. Ils expriment un refus du rêve de la Révolution française et des Lumières qui attribuent à chaque citoyen sa place dans l’espace public, indépendamment de ses valeurs personnelles ou de ses attributs singuliers, la race, l’ethnie, la religion, le terroir… De manière encore plus frappante, Eric Zemmour prévoyait un ministère de la « Remigration ». On a là des citoyens, dont la plupart sont français, que l’on prétend renvoyer dans d’autres contrées. On est au coeur même de la tradition contre-révolutionnaire qui est attachée à un droit du sang: on accède à la citoyenneté par l’héritage paternel ; si les parents et les grands-parents ne sont pas nés en France, on ne peut pas devenir Français. Il s’agit d’une remise en question explicite du droit du sol, qui est une dimension essentielle de la société française. Ce serait un tournant extraordinaire. Même le maréchal Pétain n’a pas osé remettre en question le droit du sol.
La France a peut-être la position la plus fragile de toutes les sociétés du « monde occidental » par rapport à la globalisation. » Pierre Birnbaum, professeur émérite de sociologie politique de l’université Paris 1.
Vous distinguez le nationalisme civique, qui vise à bâtir la nation, et le nationalisme ethnique, qui exclut. Le nationalisme de Marine Le Pen est-il ethnique?
Personne ne peut le nier. Les projets dont elle fait état depuis longtemps et jusqu’à aujourd’hui sont tous orientés vers la remise en cause de la citoyenneté à la française. Sa solidarité, sa proximité avec Viktor Orban en Hongrie ou avec Vladimir Poutine en Russie… Tout mène à l’illibéralisme. C’est à dire une nation fondée sur une ethnie, une race, une religion, refusant l’universalisme de la pensée des Lumières.
Pourquoi la France a-t-elle, comme vous l’écrivez, une difficulté particulière à affronter « les retombées de la globalisation économique et culturelle, du transnationalisme et de la cosmopolitisation de la société »?
La France a peut-être la position la plus fragile de toutes les sociétés du « monde occidental » par rapport à la globalisation parce qu’elle est un Etat-nation depuis Louis XIV et la monarchie absolue. L’invention de la France n’a aucune raison historique. Au Moyen Age, elle part dans tous les sens avec les comtés, les duchés, une Bretagne qui est plus puissante que l’Ile de France… C’est l’Etat qui unifie ces territoires par la force, la persuasion ou les alliances matrimoniales. Le phénomène a été conforté par la monarchie absolue, la Révolution française, la République, le gaullisme… La France a toujours eu cette tradition d’une unification par l’Etat, fort, très institutionnalisé, doté d’une armée de fonctionnaires publics. La France repose sur le socle de l’Etat fort. Aussi, tous les mouvements liés au marché, au libéralisme économique, au transnationalisme, à des formes d’allégeance externe à l’Etat sont autant de défis qui heurtent de plein fouet l’exceptionnalisme de l’Etat à la française. D’une certaine manière, même le pari de l’Europe est extraordinaire pour la France. Il implique une perte de souveraineté qui, par certains aspects, est contradictoire avec sa conception de l’Etat. Il faut tout faire pour que la France reste dans l’Europe, contrairement au voeu de Marine Le Pen et même si l’attachement au souverainisme est puissant en France.
Lors de la réélection de Jacques Chirac en 2002, c’est parce que l’Etat était fort que le Front national de Jean-Marie Le Pen a été contenu, dites-vous. L’Etat français est-il plus faible aujourd’hui, ce qui expliquerait la progression de Marine Le Pen?
Il n’y a aucun doute là-dessus. La faiblesse de l’Etat est réelle. Il maîtrise moins ses frontières, son Trésor public, sa monnaie… Il est aussi délégitimé par un certain nombre de scandales qui ont marqué l’histoire récente: des « pantouflages » qui n’ont pas été contrôlés jusqu’à la récente « affaire McKinsey ». Des cabinets privés sont maintenant quasiment intégrés à l’Etat. Un certain nombre de missions de service public sont attribuées au privé. Autant de formes de délégitimation des frontières de l’Etat. Cette évolution suscite un ressentiment populaire. Les citoyens estiment qu’ils sont moins bien protégés. Les services publics disparaissent au niveau local, la poste, le tribunal administratif, le tribunal de justice… Pour certains, les institutions s’évaporent.
Emmanuel Macron porte une partie de la responsabilité de la montée de l’extrême droite par certains propos méprisants.
Vous suggérez que des évolutions de la société donnent du grain à moudre aux nationalistes: les allégeances à des cultures extérieures, des demandes féministes ou antiracistes? Faudrait-il prôner plus de retenue dans ces revendications?
La question est complexe. On peut dire avec prudence que tout ce qui remet en question la neutralité de l’espace public, par des recroquevillements, des réinsertions imaginaires dans des communautés fermées, de genre, de race, d’ethnie, de culture, de terroir est contradictoire avec l’attachement à l’Etat.
Emmanuel Macron porte-t-il une responsabilité dans la montée de l’extrême droite? Il avait fait de la lutte contre celle-ci un enjeu de son mandat, en 2017.
De ce point de vue, il a échoué. Il est lui-même le produit d’une forme de populisme. Il a surgi dans l’espace public et dans la compétition électorale en s’éloignant des partis politiques, en en appelant directement au peuple et en court-circuitant les échelons intermédiaires de pouvoir. Est-il responsable de la montée de l’extrême droite? Il porte une partie de cette responsabilité par certains propos qu’il n’aurait pas dû prononcer, c’est évident. Des phrases méprisantes à l’égard de ceux qui ne sont rien, de ceux d’en bas, ce ceux qui ne trouvent pas d’emploi alors qu’il suffit de traverser la rue… Peut-on pour autant le rendre responsable, à lui seul, de ce qui se passe maintenant? Je ne le crois pas. Au fond, Marine Le Pen n’a gagné que 2% par rapport à 2017. La montée du Rassemblement national est permanente depuis quinze ou vingt ans. Le phénomène correspond au ressentiment à l’égard d’un Etat qui semble abandonner les populations des terroirs ou certaines catégories sociales… Ce qui n’est pas tout à fait juste puisque l’Etat, en réalité, les prend aussi en considération. Regardez la manière dont les pouvoirs publics sont intervenus pendant la pandémie. On a eu un exemple incroyable de prise en charge par l’Etat de la protection de sa population. Et l’attachement au service public reste très prégnant. Plus de 80% des hauts fonctionnaires font toute leur carrière dans l’administration de l’Etat. Les Français ont une vision beaucoup trop négative de son rôle.
Marine Le Pen semble avoir fait du référendum un argument de la campagne du second tour. Cela représente-t-il un danger pour les institutions?
Ce sujet est très technique. Les juristes sont en majorité d’accord pour dire que la manière dont elle veut procéder est critiquable (NDLR: utiliser l’article 11 de la Constitution, sur le référendum, qui permet de se passer de l’approbation des députés et des sénateurs, au lieu de réviser la Constitution). Mais de Gaulle a procédé de cette manière. Donc, la question est compliquée. Au-delà du débat constitutionnel, Marine Le Pen entend recourir au référendum pour aller, chaque fois, à l’encontre des libertés publiques, du droit du sol, du droit de l’ensemble des Français à rester citoyens de l’espace public… Un ensemble de mesures qui lui permettraient, au fond, de mettre en place ce qu’elle veut: une France davantage « blanche », davantage liée au terroir, davantage en phase avec sa conception réactionnaire de la société.
(1) La Tentation nationaliste, par Pierre Birnbaum, conversation avec Régis Meyran, Textuel, 96 p.
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