« L’Europe doit changer » (entretien)
L’invasion de l’Ukraine par la Russie est-elle l’électrochoc qui permettra l’émergence d’une « Europe puissance », projet porté par Emmanuel Macron? L’avis nuancé de Nicole Gnesotto, vice-présidente de l’Institut Jacques Delors.
Les bombes après le virus. Bousculé par la crise sanitaire, le quinquennat d’Emmanuel Macron s’achève par une présidence française du Conseil de l’UE dont l’agenda est lui-même bouleversé par l’invasion russe de l’Ukraine. Cette nouvelle crise donne du relief à la ligne de la présidence: le renforcement de la « souveraineté européenne », qui passe par la relance de l’Europe de la défense. Lors de son intervention de janvier au Parlement européen, le président français a appelé l’Union à s’affirmer comme « une puissance d’avenir ». Dans un communiqué publié quelques jours après l’invasion de l’Ukraine, l’Institut Jacques Delors assure que, « dans ce conflit, l’Union progresse sur le chemin de la puissance ». Spécialiste des questions européennes, l’historienne Nicole Gnesotto est la vice-présidente de ce think tank européen.
L’architecture européenne de sécurité ne peut se concevoir en faisant comme si la Russie avait disparu de la carte du continent. »
Nicole Gnesotto, Institut Jacques Delors.
Vous venez de publier L’Europe: changer ou périr (éd. Tallandier, 2022). Un titre qui prend une résonance particulière alors que la guerre est aux portes de l’Union. L’Europe peut-elle « changer »?
Elle doit changer. L’Union européenne a, depuis sa création, une conception du monde fondée sur la vertu pacificatrice du commerce. Cette illusion est en train de se dissiper, en particulier en Allemagne, qui a pris un nouveau cap politique, culturel et stratégique après l’invasion de l’Ukraine. Berlin prend conscience que le monde est entré dans une « nouvelle ère » et qu’il faut investir davantage dans la sécurité du pays pour protéger la liberté et la démocratie. Côté français, Emmanuel Macron a l’Europe chevillée au corps. Son ADN est l’Europe politique et souveraine. Il est l’héritier d’une tradition française: tous les présidents de la Ve République, quelle que soit leur couleur politique, ont plaidé pour une Europe puissance, sous diverses formes. Macron porte néanmoins ce projet avec plus de panache et de conviction que ses prédécesseurs.
L’agression russe est-elle, comme l’affirment certains analystes, l’électrochoc qui permettra l’émergence de cette « Europe puissance », plus souveraine et plus engagée dans les affaires du monde?
Une fois encore, après la crise sanitaire, un choc extérieur provoque une accélération de l’histoire et une avancée de la construction européenne. Pour la première fois de son existence, l’Union prend l’initiative de coordonner des livraisons de matériel de guerre à un pays tiers. Des armes et du carburant sont livrés aux combattants ukrainiens en réponse à l’invasion militaire russe. Plusieurs pays membres participent à cet effort inédit, financé par la « Facilité européenne pour la paix », un fonds européen de 500 millions d’euros. L’annonce faite par Ursula von der Leyen à ce sujet prête toutefois à confusion: la Commission européenne, qu’elle préside, n’achète pas des armes pour les forces ukrainiennes comme elle a acheté des vaccins anti-Covid pour les Etats membres. Le fonds en question est un instrument financier intergouvernemental, hors budget commun. Sa gestion est à la discrétion des Etats membres, qui déterminent chacun ce qu’ils envoient aux Ukrainiens. On ne peut parler d’une avancée fédérale vers l’Europe de la défense, processus qui prendra encore beaucoup de temps.
Est-ce à dire que « l’Europe puissance » chère au président Macron reste un mirage?
Des évolutions politiques et stratégiques se dessinent, mais ne tirons pas de conclusions hâtives des déclarations et décisions européennes prises au lendemain de l’attaque russe contre l’Ukraine. L’Europe ne sortira pas en quelques semaines ou en quelques mois de plus de sept décennies d’irresponsabilité stratégique à l’ombre du parapluie nucléaire américain. L’enthousiasme à l’idée d’une affirmation de l’Union en tant que puissance est surtout français. Il n’est pas partagé par tous les Européens. Croire que cette révolution sera facile, rapide et sans accroc est une chimère. Les mesures prises en commun contre la Russie sont motivées par la peur et la désillusion. Nous vivons la phase émotionnelle de la crise. C’est compréhensible, à la vue des images des souffrances infligées à la population ukrainienne. Mais l’émotion n’est pas la puissance. Et la puissance ne se manifeste pas en faisant miroiter une adhésion rapide à l’Union de l’Ukraine et d’autres pays d’Europe orientale que Poutine pourrait attaquer.
Lire aussi: Macron l’Européen, servi par les crises
Comment peut-elle se manifester?
Par une attitude responsable sur les plans politique, diplomatique et militaire. C’est une chance, dans une période de haute tension internationale comme celle-ci, que la France, puissance nucléaire et membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, occupe la présidence tournante du Conseil de l’Union. Face à Vladimir Poutine, quel poids auraient la Slovénie, qui a précédé la France, ou la République tchèque, qui lui succède en juillet prochain? Dans son allocution télévisée du 2 mars, Macron a tenu à rappeler que « nous ne sommes pas en guerre contre la Russie » et à signaler qu’il restait « en contact » avec Poutine. Le président français sait qu’il faudra négocier un jour une sortie de crise avec le Kremlin. La Russie est mise au ban des organisations internationales, de la planète financière et des événements sportifs et culturels, mais la géopolitique imposera le dialogue avec Moscou. L’architecture européenne de sécurité ne peut se concevoir en faisant comme si la Russie n’existait plus, comme si elle avait disparu de la carte du continent.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici