La tentation populiste en Tunisie: « On est dans un processus qui n’est pas constitutionnel »
La suspension du Parlement traduit la défiance du président Kaïs Saïed envers les partis et les élites. Depuis la révolution de 2011, la classe politique s’est empêtrée, il est vrai, dans de vaines disputes qui ont entravé l’action en faveur de la population, minée par la débâcle économico-sociale. La chercheuse Déborah Perez croit néanmoins en la faculté des Tunisiens à sortir de la crise par le haut.
Le contexte
Le 25 juillet, le président tunisien Kaïs Saïed a suspendu les travaux de l’ Assemblée des représentants du peuple et démis le gouvernement face aux blocages institutionnels récurrents qui, ces dernières semaines, ont entravé la gestion de la crise sanitaire. Elle connaît une recrudescence inquiétante, avec une moyenne de 3 700 infections et de 180 décès par jour pour une population de quelque douze millions d’habitants. Coup de force ou coup d’Etat? L’ avenir de la démocratie tunisienne est en jeu dans un monde arabe qui a déçu les espoirs des « printemps arabes ».
Depuis son coup de force du 25 juillet marqué par la suspension des travaux du Parlement et le limogeage du chef du gouvernement, le président tunisien Kaïs Saïed a affiché quelques gestes d’apaisement: consultation des syndicats, du patronat, du milieu associatif et nomination d’un ministre de l’Intérieur en la personne de Ridha Gharsallaoui, son ancien conseiller à la sécurité nationale. Même s’il est pressé par la communauté internationale de restaurer le processus démocratique, le chef de l’Etat ne rassure pas encore complètement sur ses intentions.
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Docteure en science politique à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence (IEP), Déborah Perez, dont les recherches portent sur le changement de régime tunisien, le Parlement et les partis, analyse les causes et les conséquences de la crise politique en Tunisie.
On est clairement dans un processus qui n’est pas constitutionnel. Mais il est un peu tôt pour parler de coup d’Etat.
L’ argument du « péril imminent » invoqué par le président Kaïs Saïed pour recourir à l’article 80 de la Constitution est-il fondé?
Non. Kaïs Saïed en fait un usage relativement abusif. L’article 80 permet au président tunisien de disposer de pouvoirs spéciaux exceptionnels mais il ne peut y recourir qu’en concertation avec le président de l’ Assemblée nationale et avec le chef du gouvernement, ce qui n’a pas été le cas. De plus, l’utilisation de cet article ne peut se faire que dans un cadre contrôlé, mis en place par une Cour constitutionnelle. Or, celle-ci n’existe toujours pas. Elle devait être créée dès l’adoption de la Constitution. Mais après sept ans de débats avortés, elle n’a pas encore vu le jour. Enfin, dernier élément qui indique que l’on est hors du champ d’application de l’article 80, il dispose que l’ Assemblée nationale siège de manière permanente. Or, on assiste au contraire à une réduction de ses pouvoirs puisque ses travaux sont gelés. Cela étant, ce n’est pas la première fois depuis la révolution de 2011 que l’on s’affranchit du droit en Tunisie. Mais là, on est clairement dans un processus qui n’est pas constitutionnel.
Peut-on dès lors parler d’une forme de coup d’Etat?
Il est un peu tôt pour parler de coup d’Etat. Il est certain que ce qui se passe est en dehors des règles du jeu constitutionnel et que Kaïs Saïed a créé cette situation d’exception. Cependant, on ne sait pas encore très bien comment elle peut évoluer. Le président a privilégié les gestes d’apaisement en consultant différents acteurs, les partenaires sociaux, les représentants de la société civile… Il est très important, par exemple, que l’UGTT, la puissante centrale syndicale, lui ait apporté son soutien. Il faut éviter de plaquer sur la Tunisie la grille de lecture tirée des événements d’Egypte en 2013. Là, il s’agissait d’une reprise en main par l’armée, aux affaires depuis plus de soixante ans, après une parenthèse de deux ans de révolution avec les Frères musulmans au pouvoir. En Tunisie, il y a certes eu de nombreuses violences policières mais pas de répression massive des manifestants. Kaïs Saïed n’est pas un militaire mais un professeur de droit constitutionnel. Certes l’armée le suit. Mais celle-ci n’a jamais été au centre du pouvoir. La Tunisie n’a jamais été une dictature militaire. Il serait hâtif de parler d’un coup d’Etat en Tunisie, d’autant qu’il y aura une pression internationale extrêmement forte pour pousser Kaïs Saïed à respecter les institutions.
Kaïs Saïed peut-il être qualifié de populiste?
Pour le coup, il s’agit d’un populisme très spécifique. Kaïs Saïed ne joue pas sur la proximité avec le peuple comme l’avait fait son principal rival à l’élection présidentielle de 2019, Nabil Karoui, le leader de Au coeur de la Tunisie. Lui entretient plutôt une certaine distance, y compris dans sa manière de parler en usant d’un arabe classique tout droit sorti des années 1960. C’est d’ailleurs pour cela que les gens l’avaient surnommé RoboCop. Kaïs Saïed ne développe pas un modèle de populisme proche du peuple. Mais il promeut un rapport direct avec le peuple. Il a d’ailleurs été élu sans parti et il affiche en permanence son mépris à l’égard des formations politiques et des « élites politiques » – ce qui est une caractéristique transversale aux populismes. Dans son programme de 2019, il voulait et il veut toujours mettre en place des conseils locaux. Partir du bas. Ensuite, ce n’est pas parce qu’il est professeur de droit et qu’il parle un arabe classique qu’il n’est pas habile sur la scène médiatique. Au contraire, il s’est fait connaître par le grand public en commentant quotidiennement à la télévision nationale en 2013 et en 2014 les avancées du processus de rédaction de la Constitution. C’est un bon client des médias. En cela aussi, on est dans une dynamique populiste.
Peut-il inventer une démocratie directe ou va-t-il devoir se soumettre à terme au système démocratique des partis?
La question est de savoir ce que l’on met derrière le terme de démocratie. La démocratie mise en place en Tunisie est une démocratie institutionnelle qui repose sur un régime représentatif libéral. Or, ce régime est en crise en Tunisie mais aussi en Europe, aux Etats-Unis, en Amérique du Sud… Le cas tunisien se caractérise par une classe politique complètement discréditée qui s’est empêtrée dans des coalitions partisanes de plus en plus vides de sens dont le seul terreau commun est de maintenir un équilibre à tout prix pour se partager les différents ministères. Kaïs Saïed va-t-il réussir à mettre en place une démocratie directe dans le pays? Je ne suis pas sûre que ce soit avec l’armée et avec la police, dont la mobilisation à outrance ne fait jamais bon ménage avec la démocratie, qu’il va y parvenir. C’est le grand saut dans l’inconnu. Il va essayer de s’affranchir des partis politiques. Sans doute va-t-il y parvenir en partie. Mais je ne suis pas sûre que cette action permette de faire advenir un nouveau modèle démocratique. De la même manière, je ne crois pas que remettre sur le métier la question du régime politique et des institutions soit la meilleure manière d’aider les Tunisiens alors que la classe politique a déjà passé plusieurs années à discuter de l’élaboration d’un nouveau régime institutionnel. Finalement, les questions économiques et sociales ont été marginalisées par la prégnance du débat sur le type de régime et les institutions. Il n’y a eu aucune réforme de fond pour remédier à la situation économique et à la question sociale qui étaient à l’origine de la révolution de 2011.
La Tunisie se caractérise par une classe politique complètement discréditée qui s’est empêtrée dans des coalitions partisanes de plus en plus vides de sens.
La dégradation de la situation économique et sociale est-elle le principal vecteur de la crise?
C’est la trame de fond sans laquelle on ne peut pas comprendre ce qui se passe en Tunisie. Les Tunisiens ont perdu en moyenne deux tiers de leur salaire en dix ans. La dette, déjà importante sous le régime Ben Ali, n’a fait qu’augmenter. Elle atteint quasi 100% du PIB. La capacité du pays à s’endetter est de plus en plus limitée. Il frôle le défaut de paiement. Cette conjoncture accentue une très grande détresse économique, illustrée notamment par le sort des jeunes qui se tournent soit vers l’immigration clandestine soit vers le djihad, faute d’avenir sur place. Il y a un sentiment de lent pourrissement de la situation, un ras-le-bol général sur lequel s’est greffée la crise sanitaire. Elle a révélé la faillite du système hospitalier tunisien qui jouissait pourtant d’une bonne réputation. Aujourd’hui, on observe un hiatus très grand entre la situation de déclassement, d’injustice sociale, de difficultés économiques que connaît la population et la vacuité des débats proposés par la classe politique au Parlement où l’on assiste depuis 2019 à des scènes proprement ubuesques. Des députés qui se battent, qui s’invectivent à des niveaux inégalés… Cela choque énormément la population. Ces disputes politiciennes paralysent en fait la capacité de réponse du gouvernement. On le voit avec la crise sanitaire. Depuis début janvier, cinq ministres sont intérimaires dont deux à des postes régaliens, l’Intérieur et la Justice parce qu’il n’y a pas de consensus entre les différents partis qui forment la coalition gouvernementale. Cette situation a retardé la réaction de l’exécutif à la crise de la Covid-19, par exemple dans la mise en place de la campagne de vaccination.
Le discrédit de la classe politique est-il général?
Le discrédit est général. Il est accentué par le fait qu’il n’y a plus vraiment d’opposition. A partir de 2013-2014, Ennahdha a mis en place un consensus national. Cela a sauvé le pays à l’époque. Mais aujourd’hui, ce consensus rend la Tunisie malade. Dans la chambre élue entre 2014 et 2019, tous les partis voulaient être dans la majorité. L’opposition se résumait à une trentaine de députés sur 217. C’est pour cela qu’Ennahdha symbolise le plus le discrédit de la classe politique. Il a été l’épine dorsale de toutes les coalitions gouvernementales depuis 2011. Il symbolise ce multipartisme qui ne connaît que très peu l’alternance politique et qui ne repose pas sur le principe d’une confrontation entre une majorité et une opposition forte.
Ce qui est en jeu en Tunisie peut-il avoir un impact sur les espoirs de développement de la démocratie dans le monde arabe?
Au fur et à mesure que la situation des pays qui ont connu des révoltes en 2011 se détériorait, la Tunisie est devenue un symbole de la démocratie en gestation dans le monde arabe. Résultat: les acteurs internationaux mettent énormément de pression sur les gouvernants tunisiens pour qu’ils respectent les institutions. Mais les choses ne se déclinent pas en noir et blanc. En Tunisie, la question de la démocratie est en perpétuelle évolution. Les prochaines semaines seront particulièrement importantes pour savoir ce qui va se dessiner. A ce stade, la situation est très inquiétante. Peut-on espérer une sortie de crise par le haut? Ce qui me frappe beaucoup depuis que je fais mes recherches sur la Tunisie, c’est la capacité des différents acteurs, politiques, syndicaux, associatifs, à négocier. Dans les prochaines semaines, on va assister à une démultiplication des arènes de discussion et c’est peut-être là encore que se dégagera une issue possible à la crise. Ce sera une issue qui empêchera de basculer dans une situation de violence mais elle ne soulagera pas la population. Celle-ci ne sera pas soulagée tant qu’il n’y aura pas une politique très ferme de lutte contre la corruption, et de gestion rigoureuse de la dette et de la rente. Promouvoir plus de justice sociale ne peut passer que par des réformes économiques importantes. Ce n’est pas le cas pour l’instant. Et cela fait des mois qu’on sent que la situation ne peut pas continuer comme cela… Le changement du régime tunisien depuis la révolution de 2011 est un processus continu, complexe, contradictoire avec, parfois, quelque fois l’impression de retours en arrière. En réalité, ces retours en arrière constituent autant de dépassements, de recompositions qui permettent tout de même d’aller toujours de l’avant.
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