Guerre en Ukraine: pourquoi toute la sécurité de l’Europe est en jeu (analyse)
Malgré la solidarité mondiale envers Kiev, les sanctions inédites des Occidentaux et la perspective d’un anéantissement de l’économie russe, Vladimir Poutine semble déterminé à faire plier coûte que coûte lesUkrainiens. C’est la sécurité de tout le continent européen qui est en jeu.
Quasi une semaine après le lancement de leur offensive en Ukraine, les Russes sont mobilisés sur deux fronts: le terrain même de la confrontation où le déséquilibre des forces, numériquement et technologiquement, leur assure une suprématie, et le théâtre des sanctions et contre-sanctions où la vigueur de la réaction européenne, et plus largement occidentale, les affaiblit substantiellement. Ce constat ne livre pas encore d’enseignements sur l’issue de la guerre, d’autant qu’une ébauche de négociations entre belligérants a été engagée. Mais le scénario d’un conflit long et dévastateur prévaut.
En ce milieu de semaine, trois zones de combat retenaient l’attention. A Kharkiv, la deuxième métropole en importance de l’Ukraine et grande ville la plus proche de la Russie, l’armée de Vladimir Poutine semblait engagée dans une bataille décisive pour son contrôle. Avec des dommages « collatéraux » démontrant la brutalité des opérations : le 28 février, onze civils au moins étaient tués dans le bombardement d’un immeuble d’appartements.
Dans le sud, les forces russes, parties de la Crimée annexée, étaient engagées dans la conquête du pourtour septentrional de la mer d’Azov – la ville de Berdiansk était présumée tombée – afin de faire la jonction avec les troupes des républiques séparatistes prorusses de Donetsk et de Louhansk. Une bataille décisive pour atteindre cet objectif s’annonçait à Marioupol, grande ville portuaire ukrainienne. Enfin, la progression d’une colonne de véhicules militaires longue de plus de soixante kilomètres au nord-ouest de la capitale annonçait le lancement de la grande bataille de Kiev après que les Ukrainiens ont contrecarré, aux premiers jours de la guerre, une opération de commandos russes visant à s’emparer des endroits stratégiques et de forcer la chute du gouvernement de Volodymyr Zelensky.
Impressionnnantes sanctions
La résistance ukrainienne a visiblement surpris le commandement russe et donné l’espoir à certains, en Ukraine et ailleurs, que David pourrait, avec le concours des pays européens, arrêter Goliath. Mais les militaires ukrainiens, eux, savent que la bataille sera perdue, soutient Alain Guillemoles (lire page 28), ancien correspondant de l’AFP à Kiev et auteur de Ukraine, le réveil d’une nation. « Des soldats avec lesquels j’ai été en contact écrivent : « On sait qu’on va mourir. Mais on vendra chèrement notre peau. » Leur but n’est plus de gagner la bataille mais de faire payer très cher sa victoire à la Russie. Pour que, peut-être, cela suscite des manifestations en Russie et que les mères des soldats tués défilent dans les rues comme elles l’ont fait au moment de la guerre de Tchétchénie », rapporte-t-il.
La révolte de la population russe contre son président est aussi une des retombées indirectes espérées par les Européens en adoptant les sanctions les plus importantes jamais infligées à un Etat. Le « débranchement » de nombreuses banques russes du système de paiement Swift, hormis celles impliquées dans l’exportation du gaz (lire page 13), et l’interdiction du ciel européen aux compagnies aériennes sont de sérieux coups portés à l’économie. Des experts considèrent cependant que la « bombe nucléaire » des mesures de rétorsion réside dans le gel des réserves de la Banque centrale russe placées dans les établissements européens, évaluées à des dizaines de milliards d’euros. Cette « arme » utilisée pour la première fois entrave la faculté de la Banque centrale à soutenir le rouble. La monnaie russe avait perdu quelque 30 % de sa valeur en milieu de semaine.
Des manifestations mais…
Si par leur ampleur et leur célérité, les sanctions occidentales auront un impact plus immédiat sur l’économie russe, il est loin d’être acquis que le mécontentement qu’elles susciteraient au sein de la population constitue une menace réelle pour le pouvoir. Une cinquantaine de manifestations contre la guerre ont été observées à travers la Russie le week-end des 26 et 27 février, rassemblant quelques milliers de protestataires, dont 6 500 auraient été arrêtés. C’est important au regard de l’extrême difficulté d’exprimer ses opinions dans le pays. Mais ce mouvement ne traduit pas nécessairement une lame de fond dans une population globalement satisfaite de l’ambition de la grandeur restaurée que Vladimir Poutine a insufflé à la Russie ces dernières années.
Pour Joseph Henrotin, chargé de cours à l’Institut de stratégie comparée de Paris et rédacteur en chef de la revue Défense et sécurité internationale, l’hypothèse d’un soulèvement populaire ne doit pas d’emblée être écartée. « Si une partie de la population de l’Ukraine envahie s’engage dans une logique de guérilla prolongée contre les soldats russes, il ne serait pas étonnant qu’à terme, Vladimir Poutine tombe. Il y a tellement de forces contraires en Russie qu’il n’est pas exclu qu’apparaissent des mouvements comme ceux que l’on a observés en Serbie après la guerre du Kosovo où ce sont les Serbes eux-mêmes qui ont renversé Slobodan Milosevic. »
Pour l’heure, le talon d’ Achille du pouvoir russe pourrait d’abord figurer parmi les oligarques de l’entourage du président ou parmi les hauts gradés de l’armée. Dans toutes les mesures décidées, les premiers sont spécifiquement ciblés pour les priver de l’usufruit de leur puissance et de leur richesse. Et la dépression de l’économie va les affecter directement, les transformant en parias et en nains sur la planète financière. Pour les seconds, au ressentiment que les inévitables pertes humaines provoqueront à leur égard dans la population s’ajoutera la difficulté de justifier que les soldats de la grande armée russe soient contraints de s’en prendre à leurs cousins slaves d’Ukraine que leur commandant en chef Vladimir Poutine présentait encore il y a quelques semaines comme faisant partie d’un même peuple. Dans ce cadre, les informations évoquant un possible limogeage du chef d’état-major Valéri Guérassimov pourraient constituer un premier indice de résistance interne. Néanmoins, il est trop tôt pour dire si le président russe est isolé et si sa stratégie est susceptible d’être remise en cause.
Prudence chinoise
L’isolement de Vladimir Poutine est en tous les cas de plus en plus perceptible au plan international. Le démontrent l’étendue des condamnations de l’invasion de l’Ukraine, y compris en Afrique, en Asie, et en Amérique du Sud, et le soutien mesuré de ses alliés. Le 25 février, un projet de résolution au Conseil de Sécurité exigeant le retrait des troupes russes d’Ukraine a été approuvé par les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, le Mexique, le Brésil, le Kenya, le Ghana, le Gabon, l’Irlande, la Norvège et l’ Albanie. La Chine, l’Inde et les Emirats arabes unis se sont abstenus, le veto de la Russie empêchant l’adoption du texte. Pékin n’a pas condamné l’intervention russe. Mais soucieux de ne pas entacher son nouveau crédit international et possiblement pas mécontent, au fond, de l’affaiblissement de son allié, Xi Jinping ne volera peut-être pas à tout prix au secours de Vladimir Poutine.
Dans le camp occidental, la menace russe resserre les rangs des acteurs du « monde libre », comme on l’appelait au temps de la confrontation avec l’Union soviétique. L’Otan, avec la solidarité remarquée de la Turquie, et l’Union européenne, passées les réticences de l’ Allemagne, de la Hongrie, de la Grèce ou de Chypre, présentent un front uni contre l’envahisseur russe. Le président-médiateur Emmanuel Macron a pris soin d’associer à l’action européenne les dirigeants de Moldavie et de Géorgie, pays potentiellement exposés à des immixtions russes au départ de territoires rebelles, la Transnistrie d’une part, l’Ossétie du Sud et l’ Abkhazie, de l’autre. Même la promesse d’adhésion à l’Union faite à l’Ukraine en guerre n’a pas suscité d’hostilité.
Autonomie stratégique
Enfin, la réponse européenne à l’agression russe, et notamment le revirement copernicien opéré en Allemagne sur le rapport à la défense, ouvrent d’inattendues perspectives à long terme. « Le rehaussement à cent milliards d’euros pour 2022 du budget allemand de la Défense indique que les lignes sont en train de bouger à une vitesse incroyable, analyse Joseph Henrotin. Il n’y a pas vraiment d’alternative à une autonomie stratégique européenne. La priorité des Etats-Unis reste l’Asie. Si les Européens ne prennent pas eux-mêmes les choses en main, ils ne s’en sortiront jamais. On a hérité d’une structure de sécurité européenne issue des années 1990, qui s’est complètement effondrée dans les années 2000 avec la sortie de la Russie du Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe, clé de voûte de cette structure. Autant on pouvait être pessimiste il y a encore quelques mois parce que les Etats avançaient de manière désordonnée, autant là, on est en train de glisser vers un nouvel ordre sécuritaire européen qui sera beaucoup plus souverain. Même s’il y a une menace russe, c’est quand même plus rassurant si l’on se tient tous les coudes que de rester désordonnés. » La relative discrétion des Etats-Unis depuis le déclenchement de la guerre semble conforter ce besoin accru d’une Europe de la défense. Pour les Ukrainiens cependant, cette promesse est sans aucun doute trop tardive.
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