Guerre en Ukraine: pourquoi les horreurs de Boutcha ne marqueront pas un tournant (analyse)
Les massacres de civils attribués à l’armée russe au nord de Kiev ne constitueront pas un tournant dans la conduite du conflit. Mais ils situent l’impasse morale dans laquelle plongent la Russie et son président.
Les massacres de civils à Boutcha marquent-ils un tournant dans la guerre en Ukraine comme l’avait provoqué, lors du conflit en Bosnie le 28 août 1995, le bombardement du marché de Markale à Sarajevo par l’armée de la Republika Srpska au prix de trente-sept morts? L’Otan avait alors lancé l’opération Deliberate Force pour affaiblir les combattants serbes de cette entité de l’ex-Yougoslavie et les forcer à signer les accords de Dayton qui menèrent à une paix, encore fragile aujourd’hui.
La conduite de la guerre depuis sept semaines n’incline pas à exonérer la partie russe de toute responsabilité dans ces exactions.
Sur un plan militaire, non. La conduite de la guerre ne sera pas modifiée. Le retrait des troupes russes de la région du nord de Kiev, qui a permis la découverte des exactions commises vraisemblablement par la soldatesque russe à Boutcha et dans la ville de Borodianka, annonce une autre phase du conflit en Ukraine. Une concentration des combats sur la ligne de front séparant depuis 2014 les forces des séparatistes ukrainiens prorusses du Donbass et l’armée régulière de Kiev. L’objectif est de parachever l’occupation du territoire allant de Kherson, au sud-ouest, sur la mer Noire, jusqu’au limites septentrionales de la région de Louhansk. L’allègement de la pression sur Kiev devrait permettre un redéploiement de l’armée ukrainienne en renfort des éléments stationnés dans le Donbass, en prévision d’un affrontement qui s’annonce crucial pour l’issue du conflit.
Médiation obsolète?
Mais l’Ukraine n’est pas la Bosnie et l’armée russe n’est pas comparable à celle de la Republika Srpska. L’Otan se refuse toujours à intervenir directement sur le terrain, menace d’une confrontation nucléaire oblige. C’est donc par la voie d’une nouvelle batterie de sanctions, la cinquième, que l’Union européenne et les Etats-Unis répondent aux crimes de guerre présumés commis par l’armée de Vladimir Poutine. Elles devaient affecter l’importation de charbon russe, peut-être de pétrole, et l’accès des navires russes aux ports européens, selon les informations diffusées en milieu de semaine. Mais pas encore le gaz, dont dépend trop l’Allemagne. De tournant dans la guerre des sanctions, il n’y en aura donc pas non plus.
Les massacres de Boutcha compliqueront par contre la poursuite de la médiation des dirigeants français et allemand auprès du président Vladimir Poutine. Le Premier ministre polonais Tadeusz Morawiecki a bien résumé le sentiment de certains responsables européens en déclarant, le 4 avril, qu’ « on ne négocie pas avec les criminels, les criminels doivent être combattus, […] personne n’a négocié avec Hitler ». Même si les contacts entretenus par Emmanuel Macron et Olaf Scholz n’ont, il est vrai, jamais abouti à des résultats concrets, une sortie de conflit passera nécessairement par une négociation à un moment ou à un autre. Elle aura sans doute lieu à Istanbul et pas à Paris.
Crimes contre l’humanité
Si « tournant » il y a dans la guerre après la découverte des crimes de Boutcha, c’est peut-être dans l’image qu’ils renvoient de l’armée russe et de son commandant en chef, Vladimir Poutine. Une extrême prudence est requise pour déterminer de façon définitive ce que révèlent la vision des cadavres dans les rues, dans les fosses communes, dans les sous-sols d’immeubles, et les témoignages de tortures, de viols, d’assassinats d’enfants. Mais la multiplicité des faits rapportés et la diversité des sources qui les ont documentés excluent chaque jour un peu plus la possibilité d’une mauvaise interprétation de la réalité.
La Russie essaie de nous transformer en esclaves.
Que ce soit au moment de la débandade de la soldatesque russe ou au temps de l’occupation des territoires conquis, des crimes de guerre ont été commis contre des civils, plus de quatre cents. Ils pourraient relever, selon toute vraisemblance, de la qualification de crimes contre l’humanité, comme le laissait entendre le professeur de l’UCLouvain et ancien juge d’instruction Damien Vandermeersch le 5 avril sur la RTBF radio, c’est-à-dire « une attaque généralisée ou systématique contre une population civile ». Invoquer l’idée d’un génocide, qui vise à détruire en tout ou en partie un groupe national, religieux, racial, ethnique… semble erroné. S’il a porté cette accusation lors de son déplacement sur les lieux de la tragédie le 4 avril, le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est d’ailleurs gardé de la répéter lors de son adresse devant le Conseil de sécurité des Nations unies le lendemain.
Guerre totale
Alors, Vladimir Poutine deviendra-t-il un paria de la communauté internationale? La défense de la Russie pour se délier de toute responsabilité dans ces massacres est faible. Elle a d’abord crié à la mise en scène par la partie adverse, puis a accusé les Ukrainiens d’avoir eux-mêmes commis ces crimes contre ceux de leurs concitoyens qui refusaient de combattre contre l’armée russe. Mais son argumentaire n’a pas apporté le moindre début de commencement de preuve que ses soldats pouvaient ne pas être impliqués.
La conduite de la guerre depuis sept semaines n’incline pas davantage à exonérer la partie russe de toute responsabilité dans ces exactions. Les bombardements de bâtiments civils, hôpitaux, maternités, écoles parfois, se sont répétés en divers endroits d’Ukraine. La déportation de civils vers la Russie a été observée à partir de Marioupol. Le blocus de cette ville, voire d’autres, fait craindre des morts par famine… « Nous voyons les crimes de guerre les plus atroces depuis la Seconde Guerre mondiale, a clamé Volodymyr Zelensky devant le Conseil de sécurité de l’ONU. La Russie essaie de nous transformer en esclaves. » Et le monde ne fait rien. Si ce n’est lancer des enquêtes, à la Cour pénale internationale notamment, qui auront au moins le mérite d’établir peut-être les responsabilités des crimes d’hier. Mais cela paraît si peu en regard de l’urgence de prévenir ceux de demain.
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