Guerre en Ukraine: l’Allemagne, entre russophobie et russophilie (reportage)
Avec 3,5 millions de Russes et de russophones, l’Allemagne abrite la plus grosse communauté d’origine russe d’Europe. Certains subissent des insultes et du harcèlement. D’autres affichent leur soutien à Vladimir Poutine et à l' »opération militaire spéciale ».
Les images ont provoqué un choc en Allemagne… A Berlin, Francfort ou Hanovre, des convois de centaines de voitures arborant le drapeau russe défilent chaque week-end dans les rues du pays, pour protester « contre la propagande à l’école, pour la protection des personnes parlant le russe, contre les discriminations » dont ils se disent victimes en République fédérale. Les manifestants ne font pas mystère de leur attachement au régime de Moscou, voire de leur soutien à la guerre. Au début du conflit, plusieurs véhicules arboraient même le « Z » blanc accolé sur certains chars lancés par Vladimir Poutine à l’assaut de l’Ukraine (insigne aujourd’hui interdit en Allemagne), n’hésitant pas, comme à Berlin, à tourner en boucle devant la gare centrale de la ville, celle où arrivent la plupart des réfugiés ukrainiens, souvent traumatisés.
On estime que 25% des Russes d’Allemagne sont réceptifs à la propagande du Kremlin et s’informent par les canaux de propagande.
Peu de clients en ce lundi soir dans le restaurant Grüne Lampe, véritable institution de la cuisine russe dans la capitale allemande et réputé pour son brunch du dimanche au caviar. Quelques groupes d’hommes sont attablés, visage fermé lorsqu’on cherche à les aborder. Deux clients sont sortis fumer une cigarette. Regard hostile, ils refusent de s’exprimer sur la situation actuelle. « La presse? Ils ne racontent que des mensonges… », assure le plus disert. Avenante, la serveuse, Sofia, 21 ans, évoque les menaces reçues par téléphone, les commentaires soudain agressifs sur Internet – « Depuis le 24 février, la cuisine russe a le goût du sang, à éviter » -, le client ukrainien psychiquement perturbé qui a menacé la salle avec un tournevis, les habitués allemands qui ne viennent plus… « Nous sommes un restaurant d’Europe de l’Est. Ici travaillent des Russes, des Ukrainiens, des Kazakhs dans une ambiance bon enfant… Tout cela est si étrange. Cela a duré au moins trois semaines. Depuis, je dirais que ça s’est un peu calmé », tempère Sofia.
« Fasciste de Poutine »
Née à Berlin, la jeune fille a passé sa petite enfance en Russie, avant de revenir en Allemagne. « Mes parents auraient préféré rester en Russie ; ils ont pris cette décision pour nous, les enfants », explique- t-elle. En famille, il n’est jamais question des « événements », surtout pas avec ceux qui sont restés au pays. « Ils nous demandent au téléphone si tout va bien. Ils entendent dire que les Russes sont victimes de discriminations en Allemagne, qu’ils sont menacés. Ils s’inquiètent pour nous. » De fait, la propagande russe s’est largement emparée de la « nouvelle russophobie » dont seraient victimes les Russes d’Allemagne. L’incendie criminel, de nuit, d’une école russe du quartier berlinois de Marzahn, le 11 mars, a donné de l’eau au moulin de la propagande, même si la police ne peut pas pour l’instant confirmer qu’il s’agit bien d’un crime politique. Les faits ont aussitôt été condamnés sans équivoque par le président de la république, Frank-Walter Steinmeier. « Il y a du côté russe des acteurs qui travaillent au narratif selon lequel les Russes ne seraient plus en sécurité en Allemagne« , constate Bernd Fabritius, chargé auprès du gouvernement des questions des minorités et des Aussiedler, cette minorité de Russes d’origine allemande arrivés en République fédérale après l’effondrement de l’Union soviétique grâce à la loi sur le retour.
L’ambassade de Russie propose sur sa page d’accueil aux Russes et russophones de dénoncer les faits dont ils seraient victimes. Ainsi Natalia, à Wuppertal, assure avoir été traitée de « fasciste de Poutine » par ses voisins ; Anna, présentée comme la directrice d’une école russe de Hambourg, dit avoir été « bousculée par des passants ». Ou encore Viktoria, dont la fille a été victime de harcèlement à l’école pour son appartenance russe. Les faits ne sont pas vérifiables. Ils sont abondamment commentés sur les réseaux sociaux. « Vingt-cinq pour cent des Russes d’Allemagne sont d’avis qu’ils peuvent faire confiance aux médias russes, souligne Jannis Panagiotidis, du centre de recherches Recet à Vienne. Ce sont des personnes dont on peut dire qu’elles sont des soutiens de Poutine, et sans doute de la guerre. »
Le rôle équivoque de l’ ambassade
Environ 3,5 millions de personnes ayant un passé migratoire lié à la Russie vivent en Allemagne, selon les estimations de Jannis Panagiotidis, dont 61% sont de langue maternelle russe. Quarante pour cent viennent de Russie, 10% d’Ukraine et 35% du Kazakhstan, où Staline avait déporté les minorités allemandes d’Union soviétique après la guerre. Certains sont Aussiedler ; d’autres sont arrivés en bénéficiant des « contingents » de visas accordés par l’Allemagne aux communautés juives de l’ex-Union soviétique, sont étudiants et ont reçu une bourse d’ études en Allemagne ou ont fui le régime de Vladimir Poutine ou du président biélorusse Alexander Loukachenko. « L’immense majorité n’approuve pas la guerre, insiste Hans-Christian Petersen, spécialiste des migrations à l’université d’Osnabrück. On estime que 25% d’entre eux sont réceptifs à la propagande du Kremlin et s’informent par les canaux de propagande. Parmi ces 25%, seule une minorité est prête à participer à des manifestations pro-Poutine comme celles observées à Berlin ou Hanovre. »
Entre le 24 février et la mi-mars, la police criminelle allemande, le BKA, a recensé cinq cents cas d’agressions à caractère politique liés à la guerre en Ukraine. Dans la plupart des cas, il s’agit d’insultes ou de dégâts matériels. Plus rarement d’agressions physiques. Les cas recensés visent tant les Russes que les Ukrainiens. Ainsi des jets de bouteilles contre les fenêtres d’une église russe orthodoxe à Berlin, le 16 mars: le bâtiment abritait des réfugiés arrivés d’Ukraine… « Que ces faits soient dénoncés auprès de la police allemande est une bonne chose. Lorsque les gens se tournent vers l’ambassade, c’est problématique, souligne Jannis Panagiotidis. L’ambassade s’adresse à tous ceux qui parlent russe, quelle que soit leur nationalité. » Confortant ainsi la ligne officielle, celle de Vladimir Poutine, qui considère comme russes toutes les minorités russophones de l’ancienne Union soviétique et niant par là même leur nationalité s’ils sont Ukrainiens, Moldaves ou Kazakhs.
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