Guerre en Ukraine: jours difficiles en vue pour les Russes
Poutine gonfle les biceps face aux sanctions européennes, mais la santé économique et sociale de son pays n’est pas au top. Loin de là.
Comment résister aux sanctions sans précédent déclenchées par les pays occidentaux? Les Russes le savent, même si leurs dirigeants font mine de s’en battre l’oeil, la guerre est aussi économique et aura des répercussions à long terme. Comme en 2014, après l’annexion éclair de la Crimée. A l’époque, on s’était étonné de la résilience apparente de la Russie qui était même devenue, en 2016, le premier exportateur mondial de blé. Ce scénario, qu’il faut nuancer, risque de ne plus se répéter. Non seulement les sanctions s’avèrent bien plus sévères qu’il y huit ans mais les chiffres montrent aussi que l’économie russe est plutôt cahotante depuis les événements en Crimée.
La pension moyenne en Russie représente à peine plus d’un tiers du salaire moyen, contre la moitié dans l’URSS des années 1970.
La Russie est entrée dans l’économie mondiale dans les années 1990. Son PIB n’a quasiment jamais cessé de grimper après l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, en 1999, pour atteindre un niveau record en 2013. Depuis, il décline, perdant en huit ans un bon tiers de sa valeur. On s’attendait à ce qu’il reprenne des couleurs cette année avec la relance post-Covid mais l’invasion de l’Ukraine devrait déjouer les prévisions. Comparé à celui des autres puissances économiques, le PIB russe est quinze fois moins élevé que celui des Etats-Unis, dix fois moins que celui de l’Union européenne ou de la Chine. Sous Poutine, il est passé du dixième au douzième rang mondial. Plus significatif: le PIB russe par habitant est six fois plus bas que celui des Etats-Unis. Même tendance pour le rouble: depuis 2013, la devise nationale a perdu 60% de sa valeur, un lent déclin préjudiciable à la stratégie de puissance du Kremlin.
Cette dévaluation n’est pas seulement due aux sanctions économiques de l’époque, elle est surtout la conséquence de la chute des prix pétroliers à partir de 2014. Or, le handicap économique principal de la Russie est sa sujétion à sa rente en hydrocarbures dont elle n’est jamais parvenue à se dégager en vingt-deux ans de règne « poutinien ». La guerre en Ukraine semble désormais convaincre l’UE de réduire sa dépendance au gaz russe, ce qui, bien que les prix du pétrole et du gaz soient élevés, inquiète le système financier à Moscou. Même dans le meilleur des scénarios, la Chine ne pourra se substituer facilement au partenaire européen. « L’ an dernier, celle-ci représentait dix milliards de mètres cubes d’exportations par gazoduc contre 180 milliards pour l’Europe dont les liens gaziers avec la Russie datent des années 1970 et n’ont cessé de s’intensifier, observe Julien Vercueil, professeur d’économie à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), à Paris. Les volumes chinois augmentent et augmenteront encore, mais à un rythme compatible avec les capacités russes, avec l’immensité des territoires à traverser et, bien sûr, les intérêts de Pékin. Le face-à-face économique entre la Russie et la Chine sera inégal, surtout si Moscou se coupe de l’Europe qui, comme les Etats-Unis, est un partenaire commercial très important que les Chinois ne veulent pas s’aliéner. »
Le spectre de 1998
L’économie russe, en apparence solide, est peu diversifiée. « Pour se moderniser, elle a besoin de la coopération des Européens, ses premiers fournisseurs, et des Chinois, qui montent en puissance pour la fourniture de ses biens d’équipement qui représentent la moitié de ses importations », note encore le Pr Vercueil. Ces biens sont indispensables pour la production des entreprises. L’embargo technologique décrété par l’Union européenne aura donc de lourdes répercussions. Pour la banque JP Morgan, la Russie, pénalisée par son nouvel isolement, pourrait subir une dégringolade comparable à la crise de 1998 qui reste un cauchemar pour sa population. L’inflation qui tourne autour de 10% pourrait dépasser 15% cette année.
Dans ce contexte, le comportement des ménages sera décisif. « La résilience est moins celle de l’économie que celle de la population qui, depuis la crise de 2009 et ses répercussions majeures en Russie, connaît une évolution en « stop and go » , à savoir des phases successives d’expansion et de récession, analyse Julien Vercueil. Les Russes sont malheureusement habitués à vivre des périodes de crise. Mais la grogne sociale est latente. En 2018, la hausse de la TVA et la réforme du système des retraites ont provoqué des mouvements sociaux importants. » Cette réforme, qui a relevé l’âge de la pension de cinq années, a été brutale, dévoilant le visage antisocial du maître du Kremlin dont la cote de popularité s’est alors effondrée, de 80 à 63%.
Pour se moderniser, l’économie russe a besoin de la coopération des Européens, ses premiers fournisseurs.
Pour Bernard Adam, du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip), « cela reflète aussi le lent déclin démographique de la Russie dont la population vieillit, dont le taux de natalité, qui reste nettement en dessous de 2, ne cesse de diminuer depuis dix ans, et où l’espérance de vie est inférieure de dix ans au reste de l’Europe, surtout occidentale, ce qui a rendu la réforme des pensions d’autant plus indigeste. » Ce déclin, aggravé par le Covid, est un grand défi pour Poutine dont le pays est moins peuplé – de près de quatre millions d’habitants – qu’au moment de la fin de l’URSS en 1991.
Inégalités profondes
Même s’il a été légèrement boosté, le niveau des pensions reste, par ailleurs, très bas. La pension moyenne représente à peine plus d’un tiers du salaire moyen, contre la moitié dans l’URSS des années 1970. Cela passe de plus en plus mal dans un pays où les inégalités sont profondes: 10% des Russes les plus riches détiennent plus de 80% des richesses, un record dans les pays développés et bien davantage que le niveau belge (50% des richesses détenues par le dixième le plus fortuné) qui correspond à la moyenne mondiale. Ces inégalités sont accentuées par la corruption, endémique en Russie. Laquelle est très mal classée dans l’indice de perception de la corruption de Transparency International (136e sur 180 pays).
Révélateur aussi: depuis la crise de 2008 et avec la récession de 2014, les dépenses sociales ont été drastiquement revues à la baisse, tandis qu’en raison des sanctions économiques infligées par les pays occidentaux, les milliardaires russes qui ne pouvaient plus séjourner dans ces pays parce qu’appartenant au cercle rapproché de Poutine, ont bénéficié de substantielles réductions d’impôt de la part de Moscou. Une information révélée en 2018, dans Le Monde diplomatique, par la sociologue du CNRS et ex-militante Karine Clément, sur base de rapports de la Cour des comptes russe, qui ne peut plus mettre les pieds en Russie car considérée comme une « menace pour la sécurité ».
Pour Bernard Adam, un autre problème guette l’économie russe: la fuite des cerveaux. « On observe, depuis des années, une hémorragie de scientifiques et d’universitaires qui risque de s’accentuer avec les événements actuels », note-t-il. Au point qu’en 2019, le président Poutine a annoncé un plan d’investissement de 400 milliards d’euros sur dix ans ayant pour priorités la natalité mais aussi les diplômés de l’enseignement supérieur et les scientifiques. La Russie se prépare à des jours difficiles. Comme le résume le Pr Vercueil, « il faudra voir si l’aggravation probable de la situation économique et sociale sera imputée par les Russes à la décision de Poutine d’agresser l’Ukraine ou si la propagande du Kremlin parviendra à persuader la population qu’elle est due à la réaction des pays occidentaux ». Cela dépendra de l’information dont les Russes bénéficieront, une information désormais cadenassée par la censure de guerre.
Petite tech russe
La Russie ne joue pas dans la cour des grands de l’économie numérique. « A l’exception de la messagerie Telegram, aucun acteur du secteur de la tech russe n’arrive, économiquement parlant, à la cheville des Gafa américains (Google, Amazon, Facebook, Apple) ou des BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) », tranche Nicolas van Zeebroeck, professeur à la Solvay Brussels School (ULB), spécialisé en économie et stratégie numériques. Et encore, en nombre d’utilisateurs actifs, Telegram, qui compte plus d’un demi-milliard d’utilisateurs actifs, arrive loin derrière Facebook, WhatsApp, Instagram ou TikTok et légèrement au-dessus de Snapchat ou Twitter.
En matière d’équipements, le conglomérat digital russe Yandex a lancé, en 2018, son premier smartphone qui a fait un flop. Les Russes utilisent les mêmes GSM que dans le reste du monde, surtout ceux sous Android, les équipements Apple étant moins accessibles vu le faible pouvoir d’achat de la population. « Yandex est le cinquième moteur de recherche au monde, derrière Google, Baidu, Bing et Yahoo!, constate encore le Pr van Zeebroeck. Il figure même derrière Google en Russie! » Dans le domaine de l’e-commerce, Wildberries, créé en 2004, est le plus grand détaillant en ligne russe, présent dans douze pays, surtout en Europe de l’Est, suivi par Ozon et Citilink, moins performants. Son chiffre d’affaires est néanmoins cinquante fois plus petit que celui d’Amazon, douze fois moindre que celui d’Alibaba.
Enfin, les médias sociaux russes sont nettement plus utilisés en Russie que ceux des Gafa, même si Facebook et YouTube y ont du succès. Le plus populaire, VKontakte (VK), se targue de cent millions d’utilisateurs actifs (Facebook en compte 2,8 milliards). Un joli succès qui, fin 2021, a poussé l’Etat russe à mettre la main sur cette messagerie, par l’intermédiaire de Gazprom, qui en a pris le contrôle. Le patron de VK a été remplacé par le fils de Sergueï Kirienko, très proche conseiller de Poutine. « En réalité, il se dit que le Kremlin contrôlait VK depuis longtemps, mais pas aussi clairement et directement que depuis le rachat par Gazprom », souligne Nicolas van Zeebroeck. Emanation des créateurs de VK, Telegram a jusqu’ici échappé à la mainmise de Moscou, non sans mal.
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