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Gabriel Zucman: « L’impôt sur les grandes fortunes est tout à fait justifié »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Jeune économiste de talent et d’influence, prof à Berkeley, conseiller de candidats démocrates américains, le Français Gabriel Zucman vient de lancer l’Observatoire européen de la fiscalité, un outil salutaire pour alimenter le débat autour d’un enjeu démocratique essentiel. Rencontre.

L’ Observatoire européen de la fiscalité arrive à point nommé, alors que la pandémie a vidé les caisses des Etats et qu’il faudra explorer toutes les pistes pour les remplir, sans creuser les inégalités et tout en luttant contre l’évasion fiscale. Financé par la Commission européenne et répondant à un appel à projets lancé par celle-ci, l’EU Tax Observatory (son appellation internationale) rassemble de jeunes universitaires de talent, visiblement motivés: dès son lancement, le 1er juin, cet organe indépendant, installé à Paris, a publié une étude sur l’impact, selon le taux retenu, d’une taxe minimum des multinationales, enjeu capital des négociations du dernier G7 et du prochain G20, début juillet.

On a trop tendance à considérer que le changement ne vient que des Etats-Unis. Il y a là un attentisme déplorable, particulièrement en Europe.

Son directeur, Gabriel Zucman, est devenu un chercheur fort influent dans le domaine de la fiscalité mondiale. Professeur à l’université de Berkeley, en Californie, cet économiste français a fait des paradis fiscaux et des inégalités sociales son cheval d’études. Sa thèse de doctorat, sous la direction de Thomas Piketty, se penchait déjà sur « la répartition mondiale des fortunes ». Très écouté par les candidats démocrates américains Bernie Sanders et Elizabeth Warren, il est considéré, à 34 ans, comme le meilleur économiste de sa génération (selon le classement Ideas). Directement inspiré de sa thèse, son premier livre La Richesse cachée des nations – Enquête sur les paradis fiscaux (Seuil, 2013), a été traduit en dix-huit langues.

En avril 2020, en pleine première vague du coronavirus, il proposait, avec son compatriote et collègue à Berkeley Emmanuel Saez, un impôt européen sur les gros patrimoines. Ces deux investigateurs de la richesse ont récemment publié Le Triomphe de l’injustice (Seuil), dans lequel ils expliquent comment la concentration démesurée des richesses et la fin de la progressivité de l’impôt, en tout cas pour les plus riches, minent nos démocraties. Cette fois, Gabriel Zucman tente d’aller plus loin encore dans la réflexion et le débat démocratique avec l’équipe de chercheurs de son nouvel outil européen.

A quoi va servir l’Observatoire de la fiscalité? Pourra-t-il influencer la politique européenne en la matière?

Notre objectif: mener des études internationales sur la fiscalité, notamment la taxation des entreprises et l’évasion fiscale. A partir de là, nous voulons effectivement être source de nouvelles idées pour réconcilier, d’un côté, la mondialisation et l’intégration européenne, et, de l’autre, la justice fiscale. Beaucoup pensent que les deux sont incompatibles. C’est faux. Nous mettrons sur la table des décideurs des propositions qui, au départ, paraîtront peut-être originales ou utopiques, mais qui, au final, s’avéreront tout à fait réalisables. Vous savez, la taxe minimum sur les multinationales, négociée aujourd’hui, était inconcevable il y a quelques années à peine.

« Même si le taux retenu est insuffisant, c’est la première fois que de grands pays conviennent d’un taux d’impôt commun », déclare Gabriel Zucman à propos du récent G7.© BELGA IMAGE

L’Observatoire sera doté d’une base de données publiques. Ne sera-t-il pas compliqué de l’alimenter avec des pays, comme la Belgique, où les données statistiques sont lacunaires?

Cela fera partie de notre job de pointer ces manquements, voire ces opacités persistantes sur certaines données touchant à la fiscalité, que ce soit le reporting par pays, les fortunes offshores ou encore les inégalités de patrimoine. Dans le but d’avoir un vrai débat démocratique sur ces questions, nous formulerons également des propositions concrètes pour faire évoluer le champ de l’information fiscale.

Impôt des multinationales: historique

A propos de l’impôt minimum des multinationales, êtes-vous déçu par le revirement de Joe Biden qui avait d’abord avancé le taux de 21% et qui se contente désormais de 15%?

Avant tout, il faut se réjouir du caractère historique du récent accord du G7 autour du taux minimum de 15%. C’est la première fois que de grands pays conviennent d’un taux commun. Jusqu’ici, ce qui avait été discuté depuis des décennies, en particulier à l’OCDE, ne portait que sur l’assiette fiscale, notamment le type de bénéfices qui devaient être taxés. Mais les Etats restaient libres de fixer le taux d’impôt qu’ils voulaient. Même 0% était considéré comme acceptable. Il y a donc eu une vraie rupture au G7, un signal clair. Bien sûr, 15%, c’est très insuffisant, la plupart des pays pratiquant un taux supérieur. Même d’un point de vue historique: le taux d’impôt moyen des entreprises dans les années 1980 était de 50%…

L’accord du G7 n’est pas définitif. Il faut attendre le G20 de juillet pour confirmer tout cela.

Vous avez raison. Mais je ne pense pas que la Chine ou l’Inde, qui n’ont rien à gagner à la concurrence fiscale, menaceront cet accord. Il faut aussi souligner que le taux minimal de 15% est le début d’un processus. Il peut évoluer. Par ailleurs, rien n’empêche un pays ou un groupe de pays de déjà appliquer un taux plus élevé, de 25% par exemple, qui est le taux que j’ai suggéré. Ces pays récupéreraient, auprès des multinationales dont ils abritent le siège et qui ont des filiales en Irlande par exemple, la différence d’impôts à hauteur des taux pratiqués chez eux et en Irlande. La politique des paradis fiscaux, fondée sur la concurrence fiscale, est condamnée à terme. Même si elle a duré durant des décennies, cette politique était fondamentalement instable, vu qu’elle ne pouvait fonctionner tant que les autres Etats l’acceptaient, ce qui n’est plus le cas.

Justement, comment expliquer qu’ils l’ont accepté si longtemps?

Beaucoup de décideurs, surtout au sein de l’Union européenne, se sont laissé convaincre, sans la moindre remise en question, que la concurrence fiscale était une loi de la nature, inhérente au libre marché. C’était une sorte de nihilisme. Et puis, les pays qui pratiquent le dumping fiscal ont, eux, tout fait pour que ça continue. Avec un intérêt évident: Malte, qui pratique des taux très bas, est l’Etat qui récolte proportionnellement le plus de recettes fiscales au monde auprès des multinationales. Ces dernières, poussées par leurs actionnaires, ont aussi fait un lobbying intense, même si elles savaient que c’était un calcul à court terme. Enfin, il ne faut pas oublier les Big Four, ces géants du conseil, dont l’optimisation fiscale est le core business. On peut sans doute voir la patte de ces acteurs puissants dans le recul de Biden au G7.

« Certaines années, des milliardaires comme Jeff Bezos ou Elon Musk n’ont même payé aucun impôt sur le revenu. D’où la nécessité d’une taxe spécifique sur ces grandes fortunes. »© GETTY IMAGES

La frilosité des Etats, qui se contentent d’un taux de 15%, n’est-elle pas étonnante, surtout avec la crise de la Covid qui a creusé les déficits publics?

Tout à fait, mais tout ne peut se faire d’un coup, pour les raisons que je viens d’expliquer. Aujourd’ hui, nous sommes au point d’inflexion. Les décideurs et les experts qui soutenaient un discours sur le caractère naturel de la concurrence fiscale se rendent compte que c’était faux mais aussi dangereux, car accepter que la mondialisation s’accompagne d’impôts réduits pour les grands gagnants de la mondialisation, cela ne peut qu’engendrer de la révolte et un rejet, par les classes moyennes et populaires, de l’intégration européenne et de la mondialisation. Après les épisodes Brexit et Donald Trump, cela leur saute aux yeux désormais.

N’y a-t-il pas un risque, même avec un impôt minimum, que les multinationales trouvent des failles juridiques pour continuer le jeu de l’évasion fiscale?

Il faudra regarder le détail de l’accord international qui sera signé. On sait que le diable se cache dans les clauses et les exceptions. L’échange automatique d’informations entre Etats jouera aussi un rôle important. Ce système est nouveau, mais bien en place. Il y a une période inévitable de rodage. Il faudra investir dans de nouveaux outils informatiques de traitement de données. On devra, par ailleurs, compter sur la vigilance de la société civile.

Inévitable impôt sur la fortune

On sent la même frilosité des décideurs pour un impôt sur la fortune. Pensez-vous qu’un autre accord mondial soit possible sur un ISF?

Je crois qu’on va y arriver. Quand j’ai commencé mon doctorat, au début des années 2010, tout le monde pensait que l’échange automatique d’informations fiscales était un truc infaisable, qu’on ne parviendrait jamais à convaincre le Luxembourg et la Suisse. Et pourtant, aujourd’hui, cela fonctionne. Idem pour la taxe minimum des multinationales: on y arrive. C’est maintenant au tour de l’impôt sur les grandes fortunes, d’autant qu’il est tout à fait justifié, comme l’ont encore illustré les révélations de l’organisation ProPublica, selon lesquelles, certaines années, des milliardaires comme Jeff Bezos, Elon Musk ou Warren Buffett n’ont même payé d’aucun impôt sur le revenu. Ils se sont organisés pour cela, ils en ont les moyens, contrairement au contribuable lambda. D’où la nécessité d’une taxe spécifique pour ces grandes fortunes.

Différencier l’impôt du travail et celui du patrimoine n’a finalement aucune justification.

Dans Le Capitalisme, sans rival, Branko Milanovic explique que la pusillanimité des politiques à l’égard des riches s’explique par la grande proximité entre les deux. D’accord?

Oui, Milanovic a raison, dans le sens où on pourrait améliorer et démocratiser le financement des partis. Il y a une influence évidente des grandes fortunes sur le processus démocratique, à différents degrés selon les pays. Cela ne signifie pas, surtout dans le contexte actuel, qu’aucune évolution ne soit possible. Il ne faut pas oublier que, même s’ils ont beaucoup d’argent, les milliardaires ne sont pas représentatifs, car finalement très peu nombreux, un petit millier aux Etats-Unis, par exemple.

Certains d’entre eux réclament d’être davantage taxés. Intéressant?

Oui. Ce ne sont toutefois pas quelques millionnaires ou milliardaires éclairés qui vont régler le problème. Je crois davantage aux forces de la démocratie et de la délibération politique. Le changement doit provenir d’une com- préhension collective des problèmes fiscaux et de leurs solutions pour que celles-ci soient pérennes.

Quid des arguments des opposants à un tel impôt qui, selon eux, serait confiscatoire et provoquerait un exil fiscal?

Il est tout à fait possible de contrer l’exil fiscal. A nouveau, c’est une question de volonté politique. On peut très bien imaginer que la Belgique continue à réclamer des impôts pendant X années à un milliardaire qui y a résidé pendant dix ou vingt ans, en profitant de son système éducatif, de santé, de ses infrastructures, etc., et qui décide de s’exiler en raison de l’ISF. Quant au caractère confiscatoire d’un tel impôt, on parle tout de même, ici, de grandes fortunes, celles qui, sans payer énormément d’impôts, détiennent une large proportion des richesses par rapport au reste de la population qui, elle, est fort taxée sur les revenus du travail. Dans notre proposition d’un ISF européen, Emmanuel Saez et moi suggérions des taux progressifs très bas, entre 1 et 3%, pour montrer que, même à ce niveau vraiment non confiscatoire, cela générerait des recettes substantielles.

« L’Union européenne peut être le leader mondial des nouvelles formes de coopération internationale et de l’ère post-néolibérale. »© GETTY IMAGES

Le patrimoine n’est-il pas déjà trop taxé?

Oui, mais l’impôt sur le patrimoine, c’est surtout la taxe foncière. Une taxe archaïque, aléatoire, car dépendant d’un cadastre pas mis à jour et, surtout, injuste. Le bien immobilier représente souvent tout le patrimoine de la classe moyenne. Or, plus on est riche, moins l’immobilier est représentatif du patrimoine au profit des produits financiers qui sont, eux, bien moins taxés. Une solution serait de globaliser tous les revenus taxables à un même taux. C’était la norme, il y a quelques décennies, partout dans le monde. Différencier l’impôt du travail et celui du patrimoine n’a finalement aucune justification. C’est une rupture du principe d’équité élémentaire « à revenu égal, impôt égal ».

L’économiste est un plombier

Votre moteur de recherche, ce sont les inégalités?

Non, c’est davantage réfléchir à des formes possibles de mondialisation et d’intégration économique européenne qui soient le plus soutenable et bénéfique pour l’ensemble de la population. C’est l’un des enjeux majeurs du 21e siècle: réconcilier la mondialisation et la justice économique, sociale, environnementale. La fiscalité est un outil essentiel pour y arriver. C’est la question de politique publique la plus importante sur laquelle on doit se prononcer quand on va voter. Pour que le modèle social perdure dans nos Etats européens, la fiscalité doit répondre à des critères de justice, sinon il y aura une baisse de l’adhésion à l’impôt et un risque démocratique évident.

Etes-vous tenté par la politique?

Les choses peuvent évoluer, mais, à ce stade, c’est la recherche qui m’attire. Oui, j’ai eu des contacts avec des candidats démocrates américains, durant la dernière campagne présidentielle. Ce qui me motivait, c’était de pousser des idées. Si des personnes s’y intéressent, cela a du sens de travailler avec elles. Je ne me considère pas non plus comme un économiste militant, mais plutôt comme un plombier, pour reprendre une expression d’Esther Duflo (NDLR: prix Nobel d’économie 2019). Je cherche à repérer les fuites fiscales et à les colmater au mieux pour que l’eau coule équitablement partout. Si on fait des sciences sociales, c’est pour contribuer à une amélioration du fonctionnement de la société, non? Dès le début de ma thèse, pendant la crise de 2008-2009, c’est ce qui m’a motivé. A l’époque, j’ai essayé de comprendre le lien entre les centaines de milliards de dollars qui entraient et sortaient de paradis comme les Bermudes ou les îles Caïman et l’instabilité financière, la montée des inégalités. Je suis en quelque sorte un enfant de la crise financière (sourire).

Pensez-vous que la page du néolibéralisme se tourne?

Oui. Ce n’est même plus original de le dire. Quasi tout le monde est d’accord sur ce constat. Mais on ne sait pas encore vers quel modèle on se dirige. Tout reste à écrire et c’est la raison pour laquelle je veux y contribuer avec l’Observatoire européen. L’économie de marché peut s’incarner en une multiplicité de cadres institutionnels, de modes de régulation, de systèmes fiscaux, juridiques… Tout l’enjeu est de savoir quelle forme on veut donner à cette économie de marché, quelle justice fiscale, quel Etat providence, quel système éducatif. Une mondialisation avec un impôt minimum élevé est très différente d’une mondialisation avec de la concurrence fiscale à tout crin. C’est plutôt exaltant d’être à un moment charnière comme celui-ci.

Et si Donald Trump revenait à la Maison-Blanche, cela ne risque-t-il pas de prendre plus de temps?

On a trop tendance à considérer que le changement ne vient que des Etats-Unis. Il y a là un attentisme déplorable, particulièrement en Europe, un complexe qui n’a pas de raison d’être. L’Union européenne peut être le leader mondial des nouvelles formes de coopération internationale et de l’ère postnéolibérale.

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