L’Allemagne après Merkel (3/6): la sécurité en débat
Les élections législatives du 26 septembre prochain scelleront la fin de seize années de pouvoir de la chancelière. Le Vif revient pendant tout l’été sur les lieux où la politique d’Angela Merkel a rencontré l’histoire. Ils disent de quelle façon l’Allemagne a changé. Cette semaine, rendez-vous à l’extrémité du Kurfürstendamm, la principale artère commerçante de Berlin-Ouest, théâtre en 2016 de l’attentat islamiste le plus meurtrier qu’ait connu le pays. Les dirigeants ont-ils tiré les enseignements des dysfonctionnements qui l’ont permis?
Les marches de la Gedächtniskirche, au coeur de Berlin-Ouest, sont devenues un lieu de souvenir. Douze noms ont été gravés dans les contremarches de pierre grise, au pied de cette église du centre-ville, ceux des douze victimes de l’attentat islamiste le plus violent qu’ait subi l’Allemagne, sur la Breitscheidplatz, à l’extrémité est du Kurfürstendamm, la principale artère commerçante. Des photos des victimes, des fleurs et des bougies sont régulièrement déposées là par des proches ou des passants anonymes. Partant des marches en suivant une ligne folle, une faille de laiton strie le trottoir en zigzag, sur les lieux mêmes de l’attaque… L’attentat du marché de Noël conjugué à ce que la presse allemande appellera « la crise des réfugiés » (NDLR: l’arrivée d’un million de Syriens, Irakiens et Afghans par la « route des Balkans » entre août 2015 et mars 2016, à lire ici) se traduira sur le plan politique par une poussée de l’extrême droite, inédite dans le pays depuis la fin du nazisme et plongera Angela Merkel dans la tourmente.
Des dossiers ont été manipulés, livrés trop tard ou pas du tout. L’accès à certains témoins importants nous a été refusé.
Chaque année, l’un des plus gros marchés de Noël de la capitale se tient sur la Breitscheidplatz, au pied de la Gedächtniskirche. Cette église au clocher tronqué depuis les bombardements de la Seconde Guerre mondiale est préservée en état de ruine, en signe de repentance. Sur le marché, les stands de vin chaud sont bien fréquentés, ce 19 décembre 2016 vers 20 heures: des touristes, des Berlinois terminant quelques achats pour les fêtes, des commerçants venus boire un verre à la fermeture des magasins… Pour eux tous, la vie bascule lorsque surgissant de nulle part, un semi-remorque fonce à pleine vitesse dans la foule, emportant dans sa course les baraques en bois des forains. Onze personnes sont tuées sur le coup, soixante-deux autres sont blessées, pour certaines grièvement.
Dans la soirée, un douzième corps sera découvert dans la cabine du camion par les policiers dans la soirée, celui du chauffeur polonais du poids-lourd, exécuté d’une balle en pleine tête par celui qui a détourné le camion en attente d’une livraison, le jour même. Après l’attaque, le terroriste parvient à prendre la fuite à pied, profitant de la panique ambiante. Anis Amri, un Tunisien de 24 ans, sera finalement tué par la police italienne dans le cadre d’un banal contrôle de police à Sesto San Giovanni, dans le nord de l’Italie, le 23 décembre, à l’issue d’une cavale de quatre jours qui a tenu en haleine toute l’Europe. Dès le 20 décembre, l‘attentat du marché de Noël de Berlin est revendiqué par l’Etat islamique (EI). Pour la première fois de son histoire, l’Allemagne est frappée par un attentat islamiste de grande ampleur.
Des ratés dans l’après-attentat
Martin Germer se souvient parfaitement du 19 décembre 2016. « C’était un lundi ordinaire, explique le pasteur de la Gedäschtniskirche, visiblement ému par les souvenirs. Je venais de boire une bière avec une collègue à proximité du marché de Noël et voulais encore me promener sur le marché. Je connais bien les forains, dont je suis aussi le pasteur depuis des années. Mais ce soir-là, impossible de s’approcher. La police venait d’arriver sur place. A partir de ce moment-là, mon téléphone n’a plus cessé de sonner. Dès le lendemain, nous avons tenu une messe oecuménique, avec deux imams, un rabbin… La chancelière était là, le président de la République aussi. Personne n’était préparé à une chose pareille. Au point que les proches des victimes n’ont pour certains pu être informés de la disparition d’un être cher dans l’attentat que des jours plus tard, à cause de longues procédures d’identification des corps… » La prise en charge des proches des victimes fera partie des polémiques qui entoureront l’attentat pendant des mois, tout comme les pannes de l’enquête et, surtout, les failles des services de renseignement berlinois. Amri, connu des services de police et même fiché comme terroriste potentiel, n’était plus sous observation au moment des faits, faute d’effectifs suffisants dans les services du contreterrorisme…
Petit criminel connu des enquêteurs, il aurait pu, voire dû se trouver en prison en Allemagne au moment des faits, pour cause de trafic de drogue. Arrivé dans le pays au tout début de l’afflux de réfugiés en avril 2015, il avait largement profité des faiblesses du fédéralisme allemand et des dysfonctionnements européens. Après sa mort, les différentes administrations régionales et fédérales ont recensé jusqu’à quatorze demandes d’asile ou de prestations sociales déposées par lui sous différentes identités, de Fribourg, dans le sud-ouest du pays, à Berlin en passant par Dortmund ou Karlsruhe. En Italie, où il avait déjà purgé une peine de prison, son dossier était en attente pour une extradition vers la Tunisie. En clair, il n’aurait jamais dû mettre les pieds sur le sol allemand. Les enquêteurs sont aujourd’hui convaincus que dès son arrivée, Amri a cherché à prendre contact avec les milieux salafistes et islamistes d’Allemagne.
L’exécutif peu coopératif
Longtemps la République fédérale a semblé épargnée par le terrorisme. Pour des raisons tactiques estimait-on dans certains cercles, de l’antiterrorisme: l’Allemagne, pays où ont été préparés les attentats du 11 septembre 2001 contre le Wall Trade Center de New York, était utilisée comme base arrière en raison de quelques « atouts » aux yeux des islamistes: la mauvaise organisation des services de renseignement, liée au fédéralisme, la méfiance de l’opinion envers la transmission des données privées… « Dès le début des années 2000, les alliés des Etats-Unis ont été ciblés par Al-Qaeda et les groupes précurseurs de l’EI, rappelle Sebastian Lange, spécialiste du terrorisme islamiste à l’université de Bonn. Que l’ Allemagne n’ait pas été visée à cette échelle avant 2016 est peut-être tout simplement une affaire de chance… Pour l’EI, les années 2014-2015 ont été les années d’expansion du « califat ». Quand ils sont devenus plus faibles sur place, du fait des campagnes militaires des Etats-Unis, de leurs alliés et des Kurdes de Syrie, ils ont appelé leurs fidèles à attaquer directement en Occident. » L’ Allemagne, engagée aux côtés des Alliés contre Daech, était un ennemi parmi d’autres.
Contrairement à d’autres dirigeants européens, Angela Merkel s’est bien gardée de parler de « guerre contre le terrorisme » et d’envenimer le débat.
Rapidement après l’attentat, une polémique se développe dans le pays autour des services de sécurité d’une part ; autour de la responsabilité de la chancelière et de sa « politique d’accueil » des réfugiés d’autre part. Quatre ans et demi après l’attentat du marché de Noël, la commission d’enquête parlementaire chargée du volet politique du dossier vient de dresser un bilan incomplet de la situation. De nombreuses zones d’ombre demeurent, selon les députés qui dénoncent pêle-mêle le manque de coopération du gouvernement et de nombreuses administrations, malgré les promesses d’Angela Merkel de faire toute la lumière sur les circonstances de l’attentat. « Cela a été une coopération avec la main sur le frein à main, pointe Benjamin Strasser, qui a participé à la commission pour le Parti libéral FDP, dans l’opposition. Des dossiers ont été manipulés, livrés trop tard ou pas du tout. L’accès à certains témoins importants, notamment une taupe placée par les services de renseignement dans la mosquée Fussilet fréquentée par le terroriste, nous a été refusé. Tout cela fait que nous n’avons pas pu retourner toutes les pierres du dossier comme nous aurions voulu le faire. »
Irene Mihalic, députée d’opposition du parti écologiste et ancienne policière, va plus loin: « Il existe un risque aigu que des hommes de main qui se seraient trouvés derrière Amri, disposant de connexions avec l’Etat islamique, soient toujours actifs aujourd’hui. Amri n’était pas un terroriste isolé, et ce n’était pas un petit criminel. Il était membre d’un réseau avec des liens directs à Daech. Cela aussi a été oublié. Que des soutiens voire des complices soient toujours en liberté, voilà un danger réel… »
Services de renseignement restructurés
Dans les rangs de la majorité, on estime que l’Allemagne a appris de ses erreurs. « De nombreuses failles, dont Amri a tiré profit pour s’éviter une interpellation, ont été corrigées », insiste Fritz Felgentreu, député social-démocrate, membre de la commission d’enquête. Et de citer la réorganisation du Centre de lutte contre le terrorisme (GTAZ), chargé de la coordination de tous les services de sécurité du pays sur le modèle américain depuis 2004. « Le problème est plutôt qu’il y a trop d’administrations chargées de la sécurité, trop de compétences différentes, souligne au contraire Sebastian Lange, de l’université de Bonn. Avec le GTAZ, on ajoute une couche de plus à l’édifice, une administration de plus et, finalement, un problème de plus. Cela ne peut fonctionner que si les Länder transmettent effectivement les informations dont ils disposent. La structure de la sécurité en Allemagne n’a pas changé après l’attentat du marché de Noël. On a toujours des effectifs trop faibles, et la réponse est de déplacer les effectifs d’un domaine à l’autre, en fonction des problèmes du moment, terrorisme islamique, d’extrême droite, d’extrême gauche… » Le danger serait toujours aussi élevé.
De fait, selon le rapport 2020 des services de renseignement, l’Allemagne compte aujourd’hui 28 715 islamistes (+ 2,5% sur un an) dont 200 fichés comme « dangereux » sont classés proches de l’Etat islamique. On estime à 1 070 le nombre de personnes parties depuis 2012 faire le djihad en Syrie, dont un quart de femmes. 60% des enquêtes lancées l’an passé par le procureur fédéral, en charge des affaires de terrorisme, concernaient des « islamistes », loin devant le terrorisme d’extrême droite ou d’extrême gauche. A treize reprises l’an passé, des enquêtes ont été lancées contre des islamistes radicaux.
Eviter la récipro-radicalisation
Depuis 2001, quantité d’attentats ont été déjoués en Allemagne. Dans une dizaine de cas, les enquêteurs n’ont pu éviter l’acte de « loups solitaires », des personnes radicalisées, comme en 2011, lorsqu’un Albanais du Kosovo a tué deux soldats américains en partance pour l’ Afghanistan sur une base militaire. Dernier exemple en date, un Somalien de 24 ans a tué trois femmes et grièvement blessé cinq autres personnes lors d’une attaque au couteau dans le sud de Wurtzbourg, en Bavière, à la fin du mois de juin. L’homme, connu pour des problèmes psychiques, a crié à deux reprises « Allah akbar » et parlé aux enquêteurs de son « djihad » personnel. Le dossier divise la classe politique, qui se demande s’il s’agit de l’acte d’un islamiste ou d’un déséquilibré. Seul le parti d’extrême droite AfD évoque sans équivoque la piste de l’islam radical. Depuis 2015, le terrorisme islamiste a fait une vingtaine de morts – les « morts de Merkel » pour l’AfD – et quelque 110 blessés dans le pays.
Fin 2016, 28% des Allemands considéraient qu’Angela Merkel était « responsable » de l’attentat du marché de Noël, pour « avoir laissé entrer les réfugiés ». « Le climat social joue un rôle important dans la lutte contre le terrorisme, rappelle Sebastian Lange. Si on a une polarisation dans le débat public, comme avec Donald Trump par exemple, on parle de récipro-radicalisation. Un attentat entraîne une exaltation de l’extrême droite, réutilisée par la propagande islamiste, ce qui suscite un nouvel attentat et ainsi de suite. Angela Merkel a de mon point de vue très bien réagi. Contrairement à d’autres dirigeants européens, elle s’est bien gardée de parler de « guerre contre le terrorisme » et d’envenimer le débat. Son discours est resté sobre, mais ferme. Elle a essayé d’apaiser les choses. A cet égard, elle a, de mon point de vue, joué un rôle positif. Dans la lutte contre le terrorisme, ce qui compte, c’est la façon dont réagit le coeur de la société. »
La semaine prochaine pour le quatrième épisode de « L’Allemagne après Merkel », Le Vif abordera le sujet suivant: Au siège du constructeur Audi secoué par le dieselgate.
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