« Il faut fermer les frontières pour maîtriser le virus »
En Suisse, après une première vague relativement clémente, la situation épidémiologique s’est fortement détériorée. D’après le biostatisticien Geert Molenberghs, cette détérioration révèle que les voyages restent le moteur principal de la pandémie de coronavirus.
Ce lundi, l’Office fédéral suisse de la santé publique annonçait 483 hospitalisations quotidiennes pour le covid. Le même jour, il déplorait 198 décès. Et le nombre quotidien de cas confirmés s’élève à 1036,13 pour 100 000 habitants. Dans les cantons du Valois, de Genève et de Fribourg, le nombre d’infections par 100 000 habitants était même sensiblement plus élevé que dans la plupart des provinces belges. De plus en plus, on constate que la situation en Suisse n’est pas moins dramatique qu’en Belgique, même s’il y a aussi une différence étonnante.
Vue de la Belgique, on ne peut que s’étonner que la Suisse, célèbre pour son régulationnisme et sa discipline, ne soit pas intervenue plus tôt pour juguler la pandémie sur son territoire. Ce n’est que depuis deux semaines que le Conseil fédéral, le gouvernement fédéral suisse, a décidé d’interdire les rassemblements de plus de 50 personnes. Les réunions privées sont toujours autorisées, même si elles sont limitées à 15 personnes. Pour d’autres durcissements, le gouvernement compte sur les 26 administrations cantonales, mais elles sont peu nombreuses à avoir pris des mesures drastiques. Il n’y a qu’à Genève qu’il y a un confinement similaire à la Belgique, où les cafés, les restaurants et les magasins non essentiels ont été fermés la semaine dernière.
Hystérie
Le 16 octobre, le ministre suisse des Finances Ueli Maurer a déclaré au site d’informations Watson que le pays ne pouvait pas sombrer dans l’hystérie. « Nous devons pouvoir vivre », avait déclaré Maurer. « Nous devons tout faire pour éviter des mesures drastiques. »
Il a fait cette déclaration au moment où les chiffres ont grimpé en flèche. Étonnamment, ce ne sont pas seulement les grandes villes, mais aussi les villages de montagne qui ont enregistré un nombre élevé de nouvelles infections. Les virologues estiment que cette recrudescence est due notamment aux Chilbis, les fêtes populaires et de famille qui se fêtent parallèlement aux foires annuelles de septembre. Au cours de la même période, il y a eu un certain nombre de festivals de yodel populaire. Dans le canton de Schwyz, une série de yodeleurs professionnels ont provoqué un énorme foyer d’infections.
Le biostatisticien Geert Molenberghs n’est guère étonné qu’il y ait encore des événements de masse en Suisse. « On voit plus souvent ce schéma », raconte-t-il. « Les pays ou les régions qui ont moins souffert durant la première vague sont durement frappés. Comme ils ont un peu échappé à la catastrophe, une certaine nonchalance s’est installée. Comme si rien ne pouvait leur arriver. Ce sentiment n’a pas seulement joué des tours à la Suisse. C’est ce qui explique pourquoi la Wallonie a géré le virus de manière aussi irréfléchie. »
Dans le cas de la Suisse, Molenberghs n’exclut pas que la mentalité joue un rôle. « Tout comme les Pays-Bas, et la Suède, le gouvernement suisse est parti du principe que la population possède suffisamment d’autodiscipline. Ils croient que des recommandations impérieuses suffisent, et qu’il ne faut pas de règles strictes. C’est clair que cette approche ne fonctionne pas pour endiguer le virus. J’ai l’impression que l’état suisse s’accroche à une image qui ne correspond pas à la réalité. Cette discipline suisse a sûrement existé. Mais la Suisse n’est plus un pays de montagnards, c’est devenu un pays divers. En outre, en tenant compte de l’autodiscipline de la population, on ne tient pas compte de navetteurs ou des nombreux touristes qui viennent en Suisse, y compris en été. »
Le professeur Molenberghs le disait déjà: contrairement à la Belgique, la Suisse a connu une première vague relativement clémente. Brièvement, début avril, le nombre de décès avait culminé à 50. La crise suisse n’a pas non plus duré très longtemps. Là où fin avril il y avait encore près de 1000 nouvelles infections par jour, la moyenne en Suisse était déjà tombée sous les 100. À moment donné on pensait même que la Suisse avait réussi à maîtriser le virus. De la mi-mai à la mi-juin, on a signalé quelques dizaines de nouvelles infections par jour. Le taux d’infections en Belgique n’a jamais été aussi faible.
La Suisse aurait-elle géré la crise de manière tellement plus intelligente ? À première vue, il n’y a pas d’indications dans ce sens. En mars, la Belgique et la Suisse sont entrées en confinement presque simultanément. Les confinements belge et suisse n’étaient guère différents. La plupart des commerces, l’horeca et les écoles ont fermé. Seuls les déplacements essentiels étaient encore autorisés.
Fermer les frontières
Reste à savoir pourquoi le virus a frappé la Belgique de manière beaucoup plus dure et plus longue. La capacité de test peut constituer une première explication plausible. Durant la semaine où la Suisse a décrété le confinement, elle a réalisé près de 10 000 tests. À ce moment-là, la Belgique n’atteignait pas plus de 2000 tests par jour.
Cependant, il y a une autre explication, probablement plus décisive. La Suisse a fermé ses frontières, quelques jours cruciaux avant la Belgique. Pour un pays qui ne fait pas partie de l’UE et qui dispose toujours de postes-frontière, c’était et c’est beaucoup plus facile. Le professeur Molenberghs est persuadé que c’est là que se trouve la clé du problème. Il faut fermer les frontières pour maîtriser le virus. « On dit souvent que l’UE n’autoriserait pas la fermeture, mais je demande pourquoi les Finlandais le font alors. La libre circulation des biens et des personnes est un principe important, et en temps normal, je monterais sur les barricades pour la défendre. Mais les temps ne sont pas normaux, et nous savons que c’est la seule mesure qui fonctionne vraiment. On le voit en Chine, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Et on l’a vu aussi durant la première vague, chez nous, et certainement en Suisse. »
Fermer les frontières. Les chiffres de la première vague semblent effectivement souligner l’efficacité de la mesure. Même quand la Suisse a permis une série d’assouplissements importants au mois de mai, les chiffres ont continué à baisser. Ce n’est qu’après le 15 juin, le jour où la Suisse a rouvert ses frontières que la situation s’est détériorée. Lentement, mais sûrement, le virus a regagné du terrain, jusqu’à ce que fin août on compte à nouveau plus de 300 contaminations par jour. Il ne fait aucun doute que le tourisme a joué un rôle. « À Prague, aussi, le tourisme a provoqué une énorme vague », déclare Molenberghs. « C’est pour cette raison que la situation s’est détériorée dans toute la Tchéquie, un pays, qui comme la plupart des pays d’Europe de l’Est, avait en grande partie échappé à la première vague. Genève a joué un rôle similaire en Suisse. Genève est comparable à Bruxelles. C’est une ville diverse qui attire de nombreux navetteurs de France et est un carrefour. Il y a aussi de grandes communautés de migrants qui se rendent dans leur pays d’origine en été et reviennent parfois en étant contaminés. Vous vous rappelez peut-être des troubles qu’il y a eu lorsque la région de Genève est passée en code rouge début août ? Les Suisses s’y sont opposés, mais c’était déjà un signe. Le feu couvait. Entre-temps, toute la région brûle, et les hôpitaux ont atteint leurs limites. »
Cochons
Les voyages illimités, estime Molenberghs, étaient un catalyseur important de la deuxième vague chez nous aussi. « Pensez à ce camp de jeunes au Portugal en août. 70 jeunes sont revenus contaminés. Ils ont été dépistés, mais de nombreux voyageurs n’auront rien remarqué et auront contaminé beaucoup d’autres personnes à leur insu. Tant que les chiffres ne sont pas à un niveau très faible, les voyages à l’étranger sont une mauvaise idée. Nous devons très bien nous en rendre compte. Quand j’entends que beaucoup de gens ont déjà prévu de partir skier durant les vacances de carnaval, j’ai peur. Au fond, ces gens ont commandé la troisième vague. »
Le professeur Molenberghs plaide pour une approche qui soit, au moins partiellement, la même que pour les épidémies qui frappent les animaux. « On place un cordon sanitaire autour des cochons contaminés, et on ne les transporte pas. Nous devrions nous en inspirer. S’il y a contamination, gardez les gens proches les uns des autres. Compartimentez-les. Faites en sorte qu’ils ne voyagent pas, de sorte que les foyers locaux restent locaux. C’est ce qu’on a tenté à New York. Durant la première vague, l’épidémie y a frappé deux fois plus que chez nous, avec 22 000 morts rien que dans la ville. On a tenté de l’endiguer en appliquant une politique de voyage très stricte. Pendant longtemps, ça a été un succès, même si à présent la situation risque à nouveau de dégénérer. C’est à nouveau lié au flux de navetteurs. Et surtout celui de Pennsylvanie, un état dirigé par des républicains peu regardants sur les mesures de précaution primaires. »
Pour Molenberghs, l’Europe ferait mieux de s’inspirer du Canada, où les provinces ferment leurs frontières quand on découvre des foyers. « L’Europe sait très bien comment gérer les épidémies chez les animaux. Mais quand il s’agit d’humains, c’est le grand chaos. Nous ne pouvons faire autrement que de revoir un certain nombre de lois et d’idéaux très précieux en temps de paix, car pour lutter contre une épidémie comme celle-ci, les fermetures de frontières ciblées sont la seule option. »
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