Chantage aux migrants au Bélarus: « L’Union européenne est toujours un nain politique »
En représailles aux sanctions pour sa répression brutale du mouvement prodémocratie, le président Alexandre Loukachenko a mis en place, depuis l’été, une filière d’acheminement de migrants à destination de la Lituanie et de la Pologne. De quoi bien embarrasser une Union européenne divisée sur la question migratoire.
Le contexte
De nouvelles sanctions? L’Union européenne étudie la réponse à donner à la nouvelle provocation du président du Bélarus, Alexandre Loukachenko, soupçonné d’avoir mis en place une filière d’immigration de ressortissants du Moyen-Orient passant par son pays à destination de la Pologne et de la Lituanie. Objectif: embarrasser les Vingt-Sept en représailles aux sanctions qu’ils avaient prises après la répression du mouvement prodémocratie né de la contestation de l’élection présidentielle d’août 2020. De fait, le sujet remet en exergue les divisions des Européens.
« A ma connaissance, c’est la première fois qu’un pays fait venir des migrants de l’étranger pour les envoyer dans l’Union européenne. Il s’agit d’une instrumentalisation incroyablement cynique des migrants qui sont les premiers à faire les frais de cette opération politique. » Le jugement émane du spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement et des migrations François Gemenne. En cause, l’attitude sans précédent du président du Bélarus Alexandre Loukachenko. Depuis cet été, une filière comprenant octroi généreux de visas, fréquence renforcée de vols commerciaux et transfèrement vers les frontières de la Lituanie et de la Pologne a été créée et organisée par le pouvoir de Minsk à partir de l’Irak et de la Turquie. Résultat: un afflux exponentiel de candidats réfugiés aux avant-postes orientaux de l’Union européenne.
Il existe une tendance assez lourde d’instrumentalisation de la migration, singulièrement pour faire pression sur l’Union européenne.
Neuf d’entre eux auraient perdu la vie dans les zones entre le Bélarus et la Lituanie et entre le Bélarus et la Pologne. Varsovie a décrété l’état d’urgence depuis le 2 septembre dans les communes frontalières, établi des zones d’exclusion et dépêché six mille soldats en renfort. Les garde-frontières polonais sont accusés de refouler un certain nombre de migrants. Les mêmes sont repoussés vers la Pologne par les forces de l’ordre biélorusses, Minsk ne désirant absolument pas les voir s’installer durablement sur son territoire. « On a même vu des garde-frontières couper les fils barbelés placés par les Polonais pour faciliter le passage des migrants. Des photos circulent sur les réseaux sociaux », révèle Ekaterina Pierson-Lyzhina, chercheuse à l’ULB et spécialiste des relations entre le Bélarus et l’UE. La pression migratoire est encore relativement contenue. Elle concerne quelques milliers de ressortissants. Mais elle risque de s’accroître et produit ses premiers effets en cascade, plus à l’ouest, à la frontière entre la Pologne et l’Allemagne . Selon Ekaterina Pierson-Lyzhina, le but de ce « circuit touristique de migration » est limpide: pour Alexandre Loukachenko, il a valeur de représailles aux sanctions de l’Union européenne.
Élection contestée
Le Bélarus est sous le coup de sanctions de Bruxelles depuis la répression brutale des manifestations d’opposants qui dénonçaient les fraudes à l’élection présidentielle du 9 août 2020. Alexandre Loukachenko avait été « réélu » avec 80,10% des voix. Les mesures ont été renforcées après le détournement, le 23 mai 2021, d’un avion de Ryanair assurant la liaison entre Athènes et Vilnius, capitale de la Lituanie, dans le but de procéder à l’arrestation du jeune opposant Roman Protassevitch. Le président biélorusse « veut provoquer une crise migratoire dans les pays baltes et en Pologne et, de la sorte, attiser les dissensions au sein de l’Union européenne. Son objectif final est de distraire l’attention des Européens de la répression intérieure de plus en plus féroce et d’être en position de force avec l’Union pour lui proposer un deal qui serait fondé sur un donnant-donnant entre l’arrêt des migrations et la levée des sanctions », analyse Ekaterina Pierson-Lyzhina.
Or, les divisions sur la question migratoire, prégnantes depuis la crise de 2015, ont effectivement été ravivées par le coup tordu de Minsk. Douze pays de l’Union – Autriche, Bulgarie, Chypre, Danemark, Estonie, Grèce, Hongrie, Lituanie, Lettonie, Pologne, République tchèque et Slovaquie – ont demandé, le 7 octobre, dans une lettre à la Commission européenne un financement pour la construction d’une barrière de barbelés tout le long des frontières de la Lituanie et de la Pologne avec le Bélarus. En marge du sommet des Vingt-Sept à Bruxelles les 21 et 22 octobre, la présidente Ursula von der Leyen a assuré que la Commission ne financera pas de barbelés et de murs antimigrants.
Inimaginable il y a dix ans
« L’idée de la matérialisation d’une Europe forteresse à travers l’édification d’un mur est un symbole extraordinairement fort », souligne François Gemenne. Lorsque nous, chercheurs, dénoncions il y a quelques années la forteresse Europe en en parlant de façon imagée, cela faisait hurler les fonctionnaires européens. Or là, on n’en est plus à parler d’une façon imagée. Quasiment la moitié des pays européens réclament la construction d’un véritable mur aux frontières extérieures de l’Europe. Des choses qui m’auraient semblé impensables il y a cinq ou dix ans deviennent aujourd’hui complètement banales et décomplexées. »
Pour le chercheur en sciences politiques de l’ULiège, l’Union européenne tend, en quelque sorte, le bâton pour se faire battre. « Le problème est que l’Union européenne n’a pas de vraie politique d’asile et d’immigration et que, en l’absence d’une réponse politique, toute immigration extraeuropéenne provoque des frustrations, des tensions, des réactions de repli sur soi. C’est un point faible que les adversaires de l’Union ne se privent pas de chercher à exploiter. »
> Lire aussi: Comment le Bélarus neutralise ses opposants
Soutien indéfectible de la Russie
De surcroît, l’Union européenne est relativement désarmée face au Bélarus. « Il est toujours possible d’élargir les sanctions économiques contre Minsk, analyse Ekaterina Pierson-Lyzhina. Selon les économistes indépendants, l’impact de celles infligées après la répression de la contestation de l’élection présidentielle de 2020 ne sera perceptible qu’en 2022. Il est chiffré entre 5 et 12% du PIB. La question cruciale est de savoir si la Russie acceptera de compenser ces pertes, par exemple en octroyant des crédits et des aides ou en réduisant le prix de ses hydrocarbures. L’Union européenne a des capacités d’influence limitées au Bélarus parce que le pays dépend économiquement beaucoup plus de la Russie que de l’UE. »
« Si l’Union européenne n’ose pas prendre de mesures radicales contre le Bélarus, c’est aussi à cause du soutien russe, abonde François Gemmene. Il y a quelque jours, les médias ont révélé que le Bélarus utilisait les fichiers d’Interpol, dont elle est membre, pour arrêter des opposants politiques présents sur le sol européen. Personne ne bronche. Quand le Bélarus détourne un avion de Ryanair et le fait atterrir sur son territoire pour arrêter un opposant, personne ne bronche. L’Union européenne est toujours un nain politique, malheureusement ».
Des précédents?
Quand on évoque l‘instrumentalisation de la question migratoire par les politiques, on pense immédiatement à l’attitude de la Turquie à l’égard de l’Union européenne après la crise de 2015 qui a abouti à un accord de coopération réciproque en mars 2016. C’est le premier précédent au conflit actuel entre le Bélarus et les Vingt-Sept retenu par François Gemenne, chercheur à l’ULiège et spécialiste des migrations. « A plusieurs reprises, la Turquie « a envoyé » des migrants, et en particulier des réfugiés syriens, à la frontière avec la Grèce afin de faire pression sur l’Union européenne pour des questions diplomatiques et pour recueillir du soutien à sa guerre en Syrie. » Son second exemple correspond davantage à la problématique biélorusse. « Les 17 et 18 mai 2021, le Maroc a envoyé environ huit mille migrants à sa frontière avec l’Espagne, dans l’enclave de Ceuta, pour protester contre la décision de l’Espagne d’accueillir pour des raisons médicales le leader du Front Polisario (NDLR: mouvement indépendantiste du peuple sahraoui) et pour faire pression sur l’Union européenne pour qu’elle reconnaisse la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, comme venaient de le faire les Etats-Unis. » Ces deux dossiers n’ont toutefois pas impliqué une importation volontaire de migrants venus de pays tiers. Il n’en reste pas moins, comme le souligne François Gemenne, qu' »il existe une tendance assez lourde d’instrumentalisation de la migration, singulièrement pour faire pression sur l’Union européenne ».
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici