Frontière Allemagne-Pologne: « Les policiers biélorusses nous ont indiqué le chemin »
Dans le centre d’hébergement d’urgence de Eisenhüttenstadt, ville allemande frontalière de la Pologne, le nombre de réfugiés a été multiplié par dix par rapport aux trois dernières années. Presque tous ont obtenu un visa pour le Bélarus avant d’être poussés vers l’Ouest…
Un bus gris flambant neuf quitte la cour de terre battue et de dalles de béton du centre d’hébergement d’urgence de Eisenhüttenstadt, en direction de la frontière polonaise où l’attend peut-être déjà un nouveau groupe de réfugiés. Depuis des semaines, le nombre de personnes entrées illégalement en Allemagne par la Pologne et interpelées par la police fédérale près de la frontière a fortement augmenté. Le centre d’Eisenhüttenstadt accueille dans une première phase toutes celles qui sont entrées par le Brandebourg, vaste Land agricole entourant la capitale allemande et voisin de la Pologne. Elles seront ensuite réparties sur l’ensemble du pays, en fonction de quotas savamment établis par Berlin. La plupart sont originaires du Moyen-Orient et ont transité en toute légalité, à l’invitation du dictateur Alexandre Loukachenko, par le Bélarus.
La route biélorusse est désormais considérée comme suffisamment sûre et le réseau des passeurs suffisamment établi.
« Le nombre de réfugiés a explosé au cours des derniers mois, constate Olaf Jansen, le directeur du centre d’Eisenhüttenstadt, géré par la Croix-Rouge. En juin, le centre était encore aux deux tiers vide. Pendant les trois années précédentes, le nombre d’arrivées était en moyenne de trois cents personnes par mois. En septembre dernier, on est brusquement passé à 1 500 personnes et on en a déjà plus de 2 200 ce mois-ci. On devrait avoir atteint les 3 500 arrivées pour fin octobre. A 90%, ceux qui arrivent chez nous ont transité par le Bélarus. »
Dix-sept jours de marche
Comme Nadheer, un jeune Yéménite de 26 ans. Il y a vingt jours, il travaillait encore en Malaisie, pour envoyer de l’argent à sa famille, quand il a entendu parler de la possibilité de rejoindre l’Europe par cette voie. Muni d’un visa pour Minsk, il a pris l’avion avec un groupe d’amis. « Nous avons ensuite traversé le Bélarus à pied, puis la Pologne. Les policiers biélorusses nous ont aidés, ils nous ont indiqué le chemin… Nous avons mis dix-sept jours pour arriver ici, en Allemagne, dormi dans les forêts… Regardez les pieds de mon ami! Les miens sont pareils! Nous n’en pouvions plus de marcher. » Par cette belle journée de fin d’automne, les jeunes du centre profitent de quelques rayons de soleil pour reposer leurs pieds gonflés et fatigués devant les vastes tentes vertes chauffées, dressées en urgence par la Croix-Rouge. Portable à la main, ils tentent de contacter leur famille, leurs amis, ou d’en savoir un peu plus sur le sort qui les attend en Allemagne, pays dont ils ne savent pas grand-chose. « Je voulais échapper à la guerre, avoir une meilleure vie, explique Nadheer. Au Yémen, il y a le terrorisme des Houthis (NDLR: rebelles chiites en guerre contre le régime sunnite), beaucoup de mes amis sont morts… »
Entre deux tentes, un groupe de jeunes garçons tape dans un vieux ballon crevé, s’interpellant bruyamment. « Nous essayons de les occuper, note Olaf Jansen. Là-bas, c’est l’école« , indique-t-il en pointant du doigt un bâtiment flambant neuf, à proximité de la cuisine, elle aussi rutilante. Quinze pour cent des occupants du centre sont des femmes ou des enfants. « Au début de l’été, nous recevions surtout des hommes seuls. Depuis quelques semaines, le nombre des familles et des femmes non accompagnées augmente. C’est le signe que la route biélorusse est désormais considérée comme suffisamment sûre et le réseau des passeurs suffisamment établi », assure Olaf Jansen. Une jeune mère, vêtue d’une longue robe pâle et voilée de blanc traverse la vaste pelouse, entourée de six très jeunes enfants au regard anxieux. La famille vient juste d’arriver. Ni la mère ni son mari ne parlent anglais.
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Étudiante venue du liban
Debout au pied du bâtiment 5, Aya accepte d’engager la conversation. Vêtue d’un jeans, emmitouflée dans un blouson bleu pâle malgré la douceur de l’air, les cheveux attachés en queue de cheval, elle évite habilement les regards appuyés de quelques groupes d’hommes. Etudiante en psychologie à Beyrouth, cette réfugiée syrienne de 28 ans a quitté le Liban pour Minsk avec six camarades de fac, munie d’un visa en bonne et due forme pour le Bélarus. « Nous avons pris un taxi pour la frontière avec la Pologne. Il nous a laissés dans un petit village complètement perdu. De là, nous avons continué à pied à travers une sorte de jungle épaisse pleine de marécages. Trois fois, nous avons tenté de traverser de nuit vers la Pologne. Deux fois, la police polonaise nous a repoussés vers le Bélarus. C’était horrible. Les gardes biélorusses battaient les hommes et embêtaient les filles. Ils refusaient de nous donner à manger ou de nous fournir des vêtements alors que nous étions trempés. Heureusement, la troisième tentative a été la bonne. » Le petit groupe a dépensé cinq mille euros pour traverser le Bélarus et la Pologne en taxi. Les étudiants syriens voulaient plutôt se rendre aux Pays-Bas. « Mais on a été attrapés en Allemagne, alors on restera ici. J’ai hâte de pouvoir m’inscrire à l’université pour finir mon master », espère Aya, ignorant visiblement que la route sera encore bien longue pour elle.
Le souvenir de 2015
Deux mille cinq cents des 3 500 places du centre d’urgence de Eisenhüttenstadt sont aujourd’hui occupées. « Les Kurdes irakiens constituent, de loin, le groupe le plus important, estime Olaf Jansen. Nous avons aussi de nombreux Afghans, qui avaient fui avant l’arrivée des talibans et se trouvaient déjà en Turquie ou en Iran. Et puis, on a des Syriens, des Iraniens et quelques Africains. Leurs chances d’obtenir un titre de séjour de longue durée en Allemagne sont très minces. Les Afghans, les Syriens et les Irakiens pourront sans doute rester, pour quelque temps du moins, car, pour l’instant, on n’expulse pas vers ces pays trop instables. » Ce statut « subsidiaire » ne permet toutefois ni de travailler ni de bénéficier de cours de langue ou de s’inscrire à l’université.
Installé dans une caserne désaffectée, le centre de Eisenhüttenstadt est l’un des maillons essentiels du nouveau dispositif d’accueil des migrants en Allemagne, mis sur pied pour prévenir une réplique de 2015. L’Allemagne avait alors été débordée par l’arrivée d’un million de réfugiés entre avril et décembre. « En 2015, on n’a pas immédiatement enregistré les gens à leur arrivée, rappelle Olaf Jansen. Aujourd’hui, chacun est photographié dès qu’il met les pieds au camp, on prélève les empreintes digitales, on vérifie si on a déjà des données sur la personne, si elle a déjà été enregistrée dans un autre pays européen, s’il ne s’agit pas d’un criminel figurant sur une liste… Ce sont les premières démarches, et c’est très important. Mais je dois bien dire que les gens qui arrivent ici depuis l’été, dans leur écrasante majorité, ne donnent pas l’impression de vouloir séjourner illégalement en Allemagne. La plupart se livrent eux-mêmes à la police. »
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Des habitants inquiets
Il en faudrait plus pour rassurer les habitants. Eisenhüttenstadt, ancien fleuron de l’acier du temps de la RDA, a perdu de sa superbe. La moitié de la population (23 000 habitants aujourd’hui) a quitté la ville depuis la chute du Mur et la disparition de l’industrie. Quantité de barres d’immeubles ont été rasées. Les commerces ont fermé. Les jeunes sont partis. Quelques rares retraités parcourent les rues. La ville d’Einsehüttenstadt – où 20% de la population ont voté pour le parti d’extrême droite AfD aux dernières législatives – bruisse de rumeurs. « On les a vus en Pologne, cachés derrière les buissons, raconte Maria, de retour d’un court séjour dans le pays voisin où l’essence, les soins dentaires ou le coiffeur sont moins chers. Ils n’avaient pas vu que la police se trouvait juste à côté et se sont fait attraper. Il y a là beaucoup d’hommes jeunes, qui voyagent en groupes. On les retrouve jusqu’au supermarché! Ma petite-fille m’a dit qu’ils embêtent les filles, mais bon, nos jeunes Allemands font ça aussi, parfois. Quoi qu’il en soit, les gens ici ne trouvent pas ça bien. On espère vraiment que ça ne va pas évoluer comme en 2015! »
Maria a aussi peur d’une poussée de Covid. Quarante-huit réfugiés, testés positifs ou cas contacts, vivent en quarantaine dans deux bâtiments du centre séparés des autres. Matthias, retraité lui aussi, est tout aussi sceptique. « Bien sûr, on s’est un peu habitués à eux. On a quelques familles qui vivent ici entre-temps. Mais en 2015, c’était vraiment grave… Si on ne fait pas pression sur Loukachenko, ça va redevenir pareil. Et comme ici 20% des appartements sont vides, on risque de les voir s’installer. On les connaît depuis 2015 ces étrangers, on sait qu’il y a aussi un risque de criminalité… »
« Les choses se déroulent vraiment de façon très pacifique, corrige Olaf Jansen. Et on est bien loin du chaos de 2015, lorsque dix mille personnes arrivaient chaque jour par la route des Balkans« , rappelle cet ingénieur de formation. A Berlin, le gouvernement d’ Angela Merkel, en poste jusqu’à la formation de la prochaine coalition, tente une réponse. Les effectifs de la police fédérale ont été renforcés à la frontière.
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