A quoi joue Poutine en Ukraine ? « Il se donne les moyens de provoquer l’Occident pour se faire passer pour une victime »
A quoi joue Valdimir Poutine, dans le cadre du conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine? Pour le philosophe Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2015), le président veut incarner une nouvelle page de l’histoire de la Russie. Décryptage de ses ambitions.
De quel côté penche la balance bénéfice-risque d’un conflit en Ukraine pour Vladimir Poutine?
Si Vladimir Poutine devait entreprendre une action militaire en Ukraine, il y aurait énormément d’inconvénients: des sanctions énergétiques et financières, avec une économie russe qui subit déjà des mesures de rétorsion depuis des années dans un pays frappé par de grandes inégalités et une forte inflation, ainsi que politiques, avec un isolement croissant. La décision serait mûrement pesée. Mais il y a quand même un « projet poutinien » lancé il y a plusieurs mois pour poser un ultimatum à l’Otan et aux Occidentaux et les mener dans un piège. Dès juillet 2021, Vladimir Poutine a rédigé un grand article réaffirmant que Kiev est le berceau de la Russie et que Russes et Ukrainiens forment un même peuple. Dans la tête de Poutine, les Ukrainiens ont subi un putsch lors de la révolution démocratique du Maïdan en 2014 et sont donc gouvernés aujourd’hui par un pouvoir illégitime. Vladimir Poutine savait pertinemment que l’ultimatum envoyé à l’Otan en décembre (NDLR: réclamant notamment que l’Alliance renonce à intégrer l’Ukraine) était inacceptable. C’était un piège. C’est une démarche à la fois rationnelle – Poutine pèse le pour et le contre dans toutes ses actions et avance à son rythme – et dangereuse.
Tuer des Ukrainiens dont Vladimir Poutine a dit et redit qu’ils appartenaient au même peuple que les Russes est difficilement assumable. » Michel Eltchaninoff, philosophe.
En engageant cette épreuve de force, quel est le but de Poutine?
Il y a chez lui une volonté de revenir au premier plan de la scène internationale, de se relancer politiquement au plan intérieur, et donc d’aller au bout de quelque chose dont on n’est pas sûr qu’il connaisse lui-même l’issue. Cela ne sera pas forcément une invasion ou une incursion en Ukraine. Il y a quelques semaines, des officiels russes avaient évoqué la possibilité de déployer des armes offensives au Venezuela ou à Cuba. Vladimir Poutine se donne les moyens de provoquer l’Occident afin de se mettre dans sa posture favorite, celle de la victime dont on refuse d’entendre les revendications légitimes. Il est le maître du calendrier et de la géographie. Le monde entier est suspendu à sa décision. Il peut dire: « Vous avez refusé mes exigences légitimes. Je fais ce que je veux parce que je me sens délié de tout engagement. »
Mettre l’Otan au pas, est-ce un de ses ultimes objectifs politiques alors qu’il va fêter ses 70 ans?
Vladimir Poutine raisonne sur le temps long. Il veut marquer l’histoire. Il a effectivement l’objectif de mettre l’Otan au pas, traumatisé qu’il a été, en 1999, par l’intervention de l’Alliance atlantique au Kosovo sans l’accord de l’ONU. Il veut démontrer que l’Otan n’a plus sa place en Europe puisque, d’après lui, la guerre froide est terminée. Un autre objectif est de modifier le récit historique. Vladimir Poutine aime beaucoup l’histoire. Il a publié en 2020 un très long article dans une revue américaine sur la Seconde Guerre mondiale, ses causes, et ses conséquences, dédouanant l’URSS de toute faute importante. Il entend installer l’idée que la Russie a été la victime de la fin de la guerre froide et qu’elle mérite de retrouver sa place dans le monde. Il veut incarner une nouvelle page de l’histoire de la Russie en lavant l’affront qu’aurait fait subir l’Occident à l’URSS.
L’annexion de la Crimée en 2014, prise en tout petit comité, a encore renforcé la verticale du pouvoir en Russie.
A-t-il un entourage qui peut influencer sa décision finale?
C’est très difficile à savoir. Il y a quelques années, on parlait encore d’un politburo 2.0, un cercle de décisionnaires au sein duquel des membres de son entourage pouvaient contester sa décision. Aujourd’hui, il est surtout entouré de personnes qui travaillent dans les services de sécurité, de renseignement (FSB), à la défense… Il semble qu’il n’y ait plus vraiment de possibilité de contestation interne. L’ annexion de la Crimée en 2014, prise en tout petit comité, a encore renforcé la verticale du pouvoir.
Le coût financier et humain d’une éventuelle guerre pourrait-il retourner l’opinion contre lui?
Tuer des Ukrainiens dont Vladimir Poutine a dit et redit qu’ils appartenaient au même peuple que les Russes est difficilement assumable. C’est pour cela que je reste réservé sur l’idée d’une offensive massive des forces russes en Ukraine. Les images de civils ukrainiens et de soldats russes tués pourraient avoir des retombées négatives. Cette crainte est cependant contrebalancée par le constat que la société russe a été préparée psychologiquement à un conflit par une militarisation extrême. Cette petite musique d’une guerre sacrificielle contre un Occident décadent et hostile résonne dans la société depuis plusieurs années. Pour Vladimir Poutine, l’homme russe se distingue de l’homme occidental par le fait qu’il est prêt à mourir pour sa patrie alors que l’Occidental, engoncé dans son confort et ses valeurs décadentes, ne l’est plus.
Michel Eltchaninoff a publié récemment Lénine a marché sur la lune. La folle histoire des cosmistes et transhumanistes russes (Solin/Actes Sud, 256 p.).
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