Colonialisme: le grand tabou de l’esclavagisme arabe
Le procès fait au colonialisme occulte une autre aventure de prédation, antérieure et bien plus meurtrière : la traite négrière pratiquée par des chefs arabo-musulmans.
Cette analyse est issue du hors-série de près 200 pages que Le Vif consacre à la grande histoire du colonialisme, depuis ses racines jusqu’à ses conséquences, toujours à l’oeuvre 150 ans plus tard: COLONIALISME. De « l’oeuvre civilisatrice » à l’heure des comptes. Envie d’en lire plus? Il est en vente actuellement en librairie ou via notre shop.
Dénoncer la colonisation et le trafic d’esclaves vers les Amériques ne peut faire oublier ce pan camouflé de l’histoire : la traite négrière pratiquée par les Arabo-Musulmans. Un « détail de l’histoire » ? Tout le contraire. Alors qu’il est de bon ton de parler de l’île de Gorée comme symbole de la traite atlantique perpétrée par les Occidentaux, on devrait se rappeler que celle de Zanzibar, érigée par le sultan d’Oman en capitale de ses possessions, fut l’épicentre d’un commerce d’esclaves bien plus important, à destination du golfe Persique, où les besoins de main-d’oeuvre étaient importants.
Quelques chiffres éloquents : la traite atlantique a déporté en trois siècles 14 millions d’hommes et de femmes, et la traite dite arabe 17 millions, durant près de treize siècles. Du VIIe au XVIe siècle, ils ont été les seuls à pratiquer ce négoce sordide, jusqu’à l’arrivée des Européens. Son ampleur aurait dû logiquement aboutir à un peuplement noir des empires musulmans. Or, il se limite à un million de personnes au début du XXIe siècle. La raison, c’est que 20 à 30 % des esclaves, liés par de longues cordes attachées au cou et à la taille, seraient morts durant la longue marche à travers le Sahara. Et ceux qui parvenaient à destination étaient castrés, une opération fatale pour la plupart.
Il était parvenu à créer un véritable Etat esclavagiste, plus de quatre fois la Belgique, qu’il appelait Utetera.
L’action des négriers a démarré sur la côte Atlantique où les Portugais ont exercé pendant près d’un siècle le monopole de cette pratique. Les Almoravides venus du Maroc et de Mauritanie seront les premiers envahisseurs à pénétrer jusqu’au coeur du continent, et à diffuser l’islam. L’intérêt des Arabes des premiers temps concernait d’abord l’or. L’ivoire ne deviendra important qu’ensuite, de même que le « bois d’ébène », comme on appelait les esclaves. Sur la côte orientale de l’Afrique, des émigrants venus d’Arabie s’installent à Zanzibar dès le VIIIe siècle. Rejoints au fil du temps par leurs semblables, ils créent avec les tribus côtières une civilisation d’où est né le swahili, langue afro-arabe. Le trafic de « bétail humain » va atteindre son apogée au XIXe siècle.
En 1866, l’explorateur David Livingstone raconte sa visite au marché local, où « trois cents individus à peu près étaient en vente. Il en est qu’on traîne au milieu de la foule, en criant sans cesse le prix qu’on en désire. La plupart des acheteurs étaient des Arabes et des Persans. » Rien de contraire à la religion, puisque des versets du Coran autorisent l’esclavage des mécréants. Or, de nombreux Africains étaient musulmans. Comment les réduire en servitude? Au nom d’un racisme épouvantable : en 1375, le grand penseur Ibn Khaldoun, présenté comme le précurseur de la sociologie, rangeait les « nègres » au rang d’êtres inférieurs, proches des animaux.
« Avec la complicité passive des Anglais (NDLR : qui exerceront un protectorat sur l’île dès 1890), les Arabes de Zanzibar continuaient d’envoyer leurs chasseurs d’hommes jusque dans les coins les plus reculés du continent », décrit l’anthropologue sénégalais Tidiane N’Diaye, auteur en 2008 d’une saisissante enquête intitulée Le Génocide voilé (Folio). Jusqu’à ce que les Anglais mettent enfin le holà. Mais cela tenait plus de l’économie que de la morale. Le système esclavagiste ne rapportait plus autant et la révolution industrielle annonçait de fructueux bouleversements.
Tippo Tip, allié des Belges
A l’époque, le grand seigneur esclavagiste était précisément un ami des Anglais : Hamed ben Mohammed ben Juma ben Rajad el-Murjebi, né à Zanzibar en 1837, et plus connu sous le surnom de Tippo Tip, » l’homme le plus remarquable que j’aie jamais rencontré parmi les Arabes, les Swahilis et les métis d’Afrique », écrira le journaliste et explorateur britannique Henry Morton Stanley. Belges, Anglais, Allemands négocieront avec lui. « Tippo Tip exportait de l’ivoire et recevait des armes pour mener ses razzias », note Tidiane N’Diaye, montrant ainsi que traite négrière et trafic d’ivoire étaient étroitement liés.
Vers le milieu des années 1870, Tippo Tip s’établit à Kasongo, dans l’actuelle province du Maniema, où il s’affirme comme le marchand le plus puissant de la région. D’où son surnom qui évoque le bruit du fusil qu’on recharge. Aux tribus qu’il assujettit, il soutire un tribut d’ivoire et d’esclaves qu’il fait acheminer vers Zanzibar. « En une bonne douzaine d’années, rapporte Guido De Weerd dans L’Etat indépendant du Congo (Dynamedia, 2015), il était parvenu à créer un véritable Etat esclavagiste, plus de quatre fois la Belgique, qu’il appelait Utetera », et qui s’étendait du district de Stanley Falls jusqu’au Katanga. Tippo Tip était le suzerain de plusieurs sultans opérant dans son Etat, tout en étant lui-même vassal du grand sultan de Zanzibar.
C’est par le biais de Stanley que le roi Léopold II apprend l’existence de Tippo Tip, avec lequel il envisage de collaborer dès 1882. Une alliance est conclue en 1887. Il deviendra le gouverneur de l’Etat indépendant du Congo (EIC) à Stanley Falls. Mais l’EIC lui achetant de moins en moins d’ivoire et d’esclaves soi-disant affranchis, et lui-même étant de moins en moins approvisionné en armes à feu, son empire commercial et politique s’effrite, et l’EIC négocie directement auprès des chefs congolais. En 1890, Tippo Tip préfère fuir le Congo, et n’y reviendra jamais. Il mourra sur son île natale en 1905.
Un prétexte pour coloniser
Les deux traites, atlantique comme arabe, n’auraient jamais connu un tel développement sans la complicité des Africains eux-mêmes, et c’est là un autre tabou de ce terrible dossier. Quand les chasseurs d’hommes arabes n’étaient pas assez nombreux, les rabatteurs noirs faisaient l’appoint. Bientôt, ce furent les esclavagistes africains qui accomplirent l’essentiel de la besogne, avec d’autant plus de facilité que cette pratique faisait partie de diverses cultures africaines. Guerres, razzias, kidnappings, tout était bon pour se procurer de la marchandise humaine. L’esclave pouvait même être mangé par son maître, comme l’a relaté dans une de ses lettres le père belge Emeri Cambier. Les anciens royaumes seront progressivement supplantés par des empires commerciaux. Jusqu’au moment où Belgique, France, Royaume-Uni, Portugal et le Royaume-Uni se partageront l’Afrique à Berlin, en 1885.
La traite arabo-musulmane serait en partie à l’origine de la pauvreté, de la longue stagnation démographique et du retard de développement actuel que connaît l’Afrique.
La traite arabo-musulmane que Tidiane N’Diaye qualifie de « génocide de peuples noirs » serait en partie à l’origine de la pauvreté, de la longue stagnation démographique et du retard de développement actuel que connaît l’Afrique. Certains témoignages donnent froid dans le dos. Près d’Oudjiji, sur les bords du lac Tanganyka, une ville contrôlée jusqu’en 1894 par le sultan Rumaliza, l’explorateur allemand Gustav Nachtigal a découvert, horrifié, des dizaines de cadavres d’esclaves morts entassés à l’écart de la ville. Un Arabe de passage lui a expliqué qu’on les y déposait là dans l’idée que les hyènes les emportent pour les dévorer. « Mais, cette année, raconte l’Arabe, le nombre de morts a été si considérable que ces animaux ne suffisent plus à les dévorer. Ils sont dégoûtés de la chair humaine. »
Stanley et Livingstone ont également constaté que des populations avaient été décimées sur les rives du même lac. La publication de leurs récits de voyage incita Léopold II à agir. Il organise à Bruxelles la Conférence internationale de géographie en 1876. Dans la foulée est créée une association internationale pour l’exploration et la civilisation de l’Afrique centrale. En réalité, sous le prétexte de lutter contre la traite, se cachait la volonté de justifier la colonisation et de planter son drapeau sur un maximum de territoires.
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Il n’empêche que la Belgique a joué un rôle de pointe dans les campagnes antiesclavagistes, notamment sous l’impulsion du cardinal français Charles Lavigerie (1825-1892), mandaté par le pape Léon XIII. Afin de se conformer aux prescrits imposés par la conférence de Berlin sur le partage du « gâteau africain », le roi Léopold II convoque à Bruxelles, en 1889, une conférence destinée à mettre en place l’éradication définitive du trafic d’humains – ce qui n’empêchera pas que d’autres exactions seront commises durant la colonisation.
C’est à cette même époque que les hostilités s’engagent entre les postes avancés de l’Etat et les chasseurs d’esclaves, notamment Sefu bin Hamid, fils de Tippo Tip. « Les Belges feront face, plus préoccupés cependant par leurs intérêts économiques que par l’éradication rapide et définitive de la traite arabo-musulmane », observe Tidiane N’Diaye. La campagne antiesclavagiste finit par triompher et ce, malgré les nombreux massacres dont des Belges ont été victimes, notamment Joseph Lippens et Henri de Bruyne, dont les corps avaient été ensuite mutilés.
« Si la tentative arabe avait réussi, il est probable que l’Etat indépendant du Congo aurait été remplacé par un empire musulman analogue au khalifat soudanais », note en 1897 le médecin anglo-canadien Sidney Langford Hinde, capitaine de la Force publique, dans son livre The Fall of The Congo Arabs. Comme un retour de l’histoire, l’Afrique est aujourd’hui aux prises avec des mouvements djihadistes visant, à nouveau, à assujettir des populations entières sous le glaive de l’islam, comme on le voit au Mozambique, dans le Sahel ou la Corne de l’Afrique.
Le pacte du silence
L’Europe a été le premier continent, et est longtemps resté le seul, à abolir l’esclavage et la traite. Tidiane N’Diaye ajoute même que « c’est la colonisation européenne qui a entièrement mis fin à la traite arabo-musulmane », l’Europe étant devenue antiesclavagiste au moment de se partager l’Afrique. Du coup, pourquoi la traite occidentale est-elle la seule à susciter le ressentiment et la culpabilité? Dans Le Figaro, l’historien Pierre Vermeren estimait que ce « blocage politique et intellectuel » remonte au temps du panafricanisme, au début du XXe siècle, quand une poignée de Noirs américains et de colonisés d’Afrique ont sympathisé en Europe, mais aussi à la lutte commune des Africains durant les années 1950 et 1960 contre les colonialismes français et britannique.
A cela, il ajoute que « la culpabilité n’étant pas un sentiment partagé en terre d’islam, où l’opinion commune considère que Dieu a voulu ce qui advient, la mémoire de cette longue traite assassine s’est volatilisée ». Bien que le monde arabo-musulman ait connu une époque des Lumières, la tradition critique n’a jamais été privilégiée, encore moins l’autocritique « dès lors, explique Tidiane N’Diaye, qu’il s’agit de pratiques non réfutées par l’islam ». En outre, « diviser la communauté des croyants est considéré en islam comme le pire des péchés, et les imams salafistes envoyés du Golfe ne cessent de le rappeler. »
Au final, on assiste à une sorte de pacte tacite scellé entre descendants des victimes et ceux des bourreaux, pour tout mettre sur le dos du colonisateur occidental. Résultat, les chercheurs africains ont du mal à aborder la question, tout comme les Afro-Américains, comme si évoquer cette traite impliquait d’occulter l’autre. Si la traite atlantique a été estampillée « crime contre l’humanité », pourquoi l’autre ne le serait-elle pas?
Bien que ce fléau ait été aboli, près de 40 millions de personnes dans le monde vivraient encore en esclavage. Le continent africain n’en est toujours pas débarrassé. En Libye, des marchés d’esclaves ont refait leur apparition à la faveur du démantèlement de cet Etat dans le sillage de l’opération de l’Otan en 2011. En Mauritanie, il faudra attendre l’année 1980 pour que cette république islamique mette fin par décret à ses marchés d’êtres humains, mais elle compte encore aujourd’hui, comme d’ailleurs le Soudan, le Maroc, la Tunisie, et au-delà les pays du Golfe, des milliers d’individus soumis au bon vouloir de leurs maîtres et employeurs.
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