200 ans après, Napoléon, un héritage méconnu
« Un nouveau gouvernement se doit de susciter inspiration et admiration », professait Bonaparte, « qu’il cesse de briller et c’en est fait de lui ». L’avenir lui donnera raison. Dès le début de son régime, des lignes directrices ont été tracées pour ses ministres et conseillers, et les principes de la Révolution française définitivement ancrés dans la législation.
Le 5 mai 1821, Napoléon n’a que 51 ans lorsqu’il décède sur l’Île de Sainte-Hélène. Bien qu’un empoisonnement ne soit toujours pas exclu, il semble qu’il soit mort de façon naturelle. Selon le rapport d’autopsie, l’ancien empereur souffrait d’un ulcère qui « avait percé la paroi de l’estomac et (dont) le trou permettait le passage du petit doigt. »
La république dont Napoléon Bonaparte se fit nommer Premier consul en 1800 était noyée sous des problèmes gigantesques. Bien que nul ne s’attende à ce qu’il les estompe d’un simple claquement de doigts, le sentiment qui prévalait était que quelqu’un se montrait enfin de taille à tenter de les résoudre. Et ce fut effectivement le cas. Assainissement des finances, rénovation des structures législatives, de la santé, de la sécurité… Tout avait grand besoin d’être reconstruit, et, qui plus est, en même temps. Napoléon s’y est mis avec la force d’une tornade ! Pendant des mois, il ne s’est épargné aucun effort, de jour comme de nuit. Dans chaque ministère, dans chaque recoin de l’administration, il surgissait pour inspirer ou haranguer les hommes, et les terroriser si nécessaire.
C’est sous le Consulat (1800-1804) qu’il a le plus profondément remodelé la société. Fraternité et solidarité, tel est le principe que Bonaparte a imposé au peuple français lorsqu’il était Premier consul. Ou plutôt la « fusion », dans ses propres termes. Cette position lui a acquis l’aval des contre-révolutionnaires, trop heureux de voir enfin au pouvoir un homme qui n’exigeait pas leur propre mise au rebut. Le nouveau régime se voulait fidèle aux grands principes de la Révolution, fixés dans la matrice du célèbre Code Napoléon, fondement du droit civil contemporain.
A lire aussi > 200 ans après sa mort, faut-il encore célébrer Napoléon?
Le Code Napoléon
Le Code civil ou » Code Napoléon » est une pièce monumentale de l’héritage que nous a laissé l’ère napoléonienne. Un quatuor de juristes – Maleville, Bigot, Tronchet et Portalis – a entamé son édification en 1800, sous la direction du consul Cambacérès. Le 21 mars 1804, leur tâche herculéenne fut parachevée. Tout en cédant aux spécialistes la tâche de rédiger de cette somme juridique, Napoléon a lourdement pesé sur tout l’esprit et les principes du Code dans son ensemble. Il faisait avancer les coauteurs à marche forcée : les réunions duraient presque toujours jusqu’au petit matin. S’il subsistait un différend, il exigeait qu’on le résolve et que personne ne puisse quitter la pièce avant qu’un texte inattaquable se trouve sur la table – même à cinq heures du matin ! Heureusement pour les experts, il ne put assister personnellement qu’à 34 assemblées sur les 84 intégralement dédiées au Code civil par le Conseil d’Etat. D’épiques discussions animèrent encore le Sénat, mais Bonaparte parvint au bout du compte à faire promulguer son Code. Il a fallu la grande inspiration et toute l’obstination du Premier consul et le travail acharné de ses juristes pour que ce texte fondateur prenne la mesure de toutes choses, dans toutes leurs incidences directes et pratiques sur le sort de chaque citoyen. Il constitue aussi le corps de l’Etat de droit contemporain, même si certains principes et articles manifestement dépassés ont dû être révisés depuis leur création.
Le Code Napoléon avait pour but de disposer de lois écrites, compréhensibles et applicables à tous, et que chacun soit en mesure de connaître ses droits. Pour la toute première fois, tous les citoyens deviennent égaux en droit, la liberté individuelle est reconnue et garantie, et l’arbitraire féodal fait place à l’ordre juridique universel. En d’autres termes, les principes révolutionnaires se retrouvaient ainsi coulés dans un corpus législatif universellement valable.
Ce fut en outre un premier jalon décisif vers la laïcisation de l’Etat. L’état civil et la consécration du mariage furent retirés à la stricte mainmise de l’Eglise. Le droit d’interdire et de punir n’est plus fondé sur les dogmes religieux, mais uniquement sur l’intérêt commun. C’est ainsi que, à titre d’exemple, l’interdiction de l’homosexualité fut supprimée de la loi pour la première fois. Le Code civil englobe l’ensemble des règles qui déterminent le statut des individus, des biens et des relations entre personnes privées. Au-delà, son ambition visait à uniformiser et protéger le droit de propriété de tout individu en abrogeant l’iniquité des droits féodaux. Les injustices de l’Ancien Régime seraient ainsi une fois pour toutes reléguées au passé.
Encore d’actualité
Avant-gardistes, les dispositions constitutives du Code Napoléon restent d’actualité de nos jours – assez ironiquement, elles ont pourtant puisé leur source dans les coutumes du droit romain compilées dans l’ancien Code de l’empereur Justinien. Il n’en reste pas moins que certains de leurs aspects peuvent être critiquables. Les enfants nés en dehors du mariage, par exemple, n’y ont que peu ou pas de droits du tout. Exclue du droit vote, la femme doit une soumission aveugle à l’homme. Une femme célibataire n’a pratiquement aucun droit et tout mari peut assassiner la sienne si bon lui semble – tandis que l’inverse est punissable ! L’égalité en droit n’y est pas si parfaite, et tout le droit familial a drastiquement changé au fil du temps. Le caractère trop » libéral » des libertés contractuelles a lui aussi évolué depuis l’instauration du Code initial, essentiellement pour donner plus de protection aux salariés et aux consommateurs. En revanche, les dispositions qui régissent le droit des contrats sont pratiquement inchangées.
Le Code est devenu la norme sur une bonne partie du continent européen, et en particulier dans les pays et territoires qui se sont retrouvés dans la sphère d’influence française à la suite des conquêtes napoléoniennes. Il est resté la base du Code civil actuel en Belgique et aux Pays-Bas, mais également en Allemagne telle que nous la connaissons aujourd’hui. A la fin de sa vie, Napoléon était déjà convaincu de sa pérennité : « Ma vraie gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles », écrivait-il à Sainte-Hélène. « Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil. »
Sous Napoléon Ier, les Français du Premier empire furent les premiers citoyens modernes aptes à se réclamer des droits et obligations fixés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est le plus grand accomplissement de la Révolution française, qui introduit le concept de « souveraineté nationale », au sens où c’est la Nation – et non plus le souverain ou une quelconque élite aristocratique – qui incarne le pouvoir d’exercer la politique. D’abord représentée par une république, cette nation le fut ensuite par un empereur de la république. Elle est régie par la Constitution, qui fixe le partage des pouvoirs entre les trois corps de l’Etat : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Tels sont les principes fondamentaux qui constituent toujours le socle de notre société contemporaine, sauvegardés et inébranlablement coulés dans la Loi par Bonaparte.
La laïcité de l’Etat
Une autre innovation cruciale et « immuable » est la séparation de l’Eglise et de l’Etat. En Europe, l’emprise suffocante de la religion et du clergé sur tous les aspects de la vie communautaire et individuelle était encore une réalité jusqu’il y a peu. La liberté de culte était inexistante. Sous l’Ancien Régime, l’enregistrement des naissances, mariages et décès était exclusivement placé sous le contrôle de l’Eglise. Mais le plus important est que la structure de l’Etat et de la société dans son ensemble était directement juxtaposée à celle de l’Eglise catholique. Les intérêts des dirigeants séculiers et du clergé étaient dès lors inextricables. A l’instar des précédents régimes révolutionnaires, Napoléon était mû par la conviction que les fondements de l’organisation de la société ne pouvaient être soumis au monopole de l’une ou l’autre conception du monde. Un véritable Etat citoyen ne serait donc possible que là où le pluralisme et la tolérance idéologique et cultuelle étaient la norme. La Nation ne pouvait donc fonder son unité sur des principes neutres et des procédures formelles, qui régiraient la concertation sociale et le vivre ensemble sans référence à une échelle de valeurs déterminée a priori.
Napoléon était mû par la conviction que les fondements de l’organisation de la société ne pouvaient être soumis au monopole de l’une ou l’autre conception du monde.
Ce principe est à la base du fonctionnement démocratique de tout Etat de droit, ainsi que d’une totale séparation entre les cultes et l’Etat. C’est ce qui découle de la philosophie des Lumières, mise en pratique par la Révolution avant d’être fixée et instituée en droit sous l’impulsion de Napoléon. C’est l’esprit même qui a conduit à instaurer la liberté de culte, une pièce maîtresse de l’héritage que nous a légué Bonaparte. Sous le Consulat, puis sous l’Empire, partout où cela était possible, il a offert à chaque individu le droit de s’adonner au culte de son propre choix, voire à aucune religion, tout en bénéficiant du même statut que tous les citoyens égaux entre eux. Les libres-penseurs lui doivent beaucoup, tout comme les Juifs dont l’émancipation tant attendue est grâce à lui devenue possible.
La laïcité de l’Etat est une valeur fondamentale de notre mode de vie actuel. Si nous y sommes très attachés et la considérons comme triviale, au temps de Napoléon, elle fit pourtant l’objet d’âpres combats. La séparation entre l’Eglise et l’Etat était bien loin d’être acquise. Il parvint pourtant à l’imposer et à la rendre irréversible.
A lire sur le sujet: Napoléon, génie de la communication
Briser le plafond de verre
Avant la Révolution française, toute l’organisation sociale était maintenue par un carcan invisible : que ce soit au gouvernement, dans l’administration, l’armée ou la magistrature, les postes de responsabilités étaient quasi exclusivement réservés à l’aristocratie. A partir de Napoléon, les mérites d’une personne ont commencé à prendre le pas sur ses origines. Ainsi, il a mis fin à l’ère des privilèges et des prérogatives du clergé et de la noblesse. Ces derniers auraient dorénavant exactement les mêmes droits et devoirs que n’importe quel citoyen ordinaire qui, à son tour, aurait la même faculté de se hisser au plus haut niveau. C’est l’un des grands enseignements que Bonaparte a retirés de la Révolution.
Les grands officiers de Napoléon, dont les noms restent gravés sur l’Arc de triomphe de l’Etoile, ne descendaient ni de comtes ni de ducs mais de familles ordinaires, qui n’avaient jusqu’alors jamais été en position de gravir les échelons de la société. L’ex-apprenti teinturier Jean Lannes en constitue le parfait exemple : républicain convaincu, il se fit enrôler comme volontaire dans l’Armée d’Italie. Comme il s’était distingué dans chaque bataille, Napoléon le fit monter au grade de colonel en quelques mois à peine, et même à celui de général avant l’issue de cette campagne. Après l’instauration de l’Empire, le petit ouvrier d’hier fut promu maréchal Jean Lannes. De même, le comte Drouet d’Erlon, le général qui commanda le 1er corps de l’armée du Nord à Waterloo, avait été simple soldat sous Louis XVI. Le légendaire maréchal Ney, » le brave des braves « , était fils d’ouvrier. Joachim Murat, le dernier roi de Naples, naquit d’un père aubergiste et le maréchal André Masséna grandit dans un orphelinat.
Réforme de la fonction publique
Napoléon s’est aussi illustré comme gestionnaire en mettant sur pied un système administratif très efficace qui a contribué à la centralisation progressive des structures de décision et de régulation. Il a su juguler l’énorme inflation qui sévissait dans son pays grâce à la création de la Banque de France en 1800, et mis un terme à la profonde fragmentation politique qui prévalait à l’étranger. Plus particulièrement, l’Europe centrale et les territoires allemands étaient subdivisés en une kyrielle de micro-Etats autonomes, principautés ou autres seigneuries. Sous la férule de Bonaparte, ceux-ci ont été fusionnés au sein d’entités plus étendues et simplifiées, et gouvernés depuis selon la même structure étatique, administrative et juridique.
Le nom de famille
L’administration de l’état civil a également conduit sous Napoléon à l’harmonisation du registre des actes de naissance, mariage, divorce et décès. Bien que l’usage de noms de famille fût déjà très répandu, tout citoyen dut à partir de 1811 déclarer un nom fixe, avec une orthographe définitive qui éviterait toute confusion à l’avenir. Cette nouveauté a accessoirement facilité la perception des taxes et l’appel des conscrits au service militaire.
Circulation routière
La conduite à droite étendue à presque toute l’Europe est une trouvaille de Bonaparte. On conduisait partout à gauche jusqu’alors et si les Britanniques le font toujours, c’est parce qu’il n’a finalement pas réussi à conquérir le Royaume-Uni.
Les voiries ont été aménagées et renforcées dans tout l’Empire français, et notamment recouvertes de pavés. Le réseau routier européen s’est considérablement développé sous le règne de Napoléon, avec de meilleures liaisons entre diverses métropoles. Le tracé de ces grands axes était même souvent rectiligne. Ces routes nationales que nous empruntons encore aujourd’hui partaient en étoile de Paris pour rejoindre Bruxelles, Amsterdam, Berlin, la Suisse et l’Italie. Passé Berlin, de telles voies n’étaient plus disponibles.
En 1805, Napoléon a par ailleurs généralisé l’usage des noms de rues et la numérotation des bâtiments, ce système n’étant alors en vigueur que dans les plus grandes cités.
Les unités de mesure
La suppression des unités de mesure locales et l’extension d’un système uniformisé ont grandement facilité le développement industriel depuis l’ère napoléonienne. Le mètre, le kilogramme et le litre ont été définis avec précision grâce à l’introduction du système métrique en 1799.
Les musées nationaux
Napoléon a donné pour mission de faire du palais du Louvre le musée international que nous connaissons de nos jours. Dès 1802, il a fallu seulement quelques années à son premier directeur, l’érudit Dominique-Vivant Denon, pour ériger le plus grand musée du monde. Il faut néanmoins admettre que s’il a pu constituer au fil des ans de fabuleuses collections, c’est surtout grâce aux oeuvres d’art saisies dans tous les territoires conquis par les victoires des baïonnettes françaises. A la chute de l’Empire, quand nombre de pièces furent restituées à leur patrie d’origine, Denon avait déjà ancré le prestige du Louvre dans toutes les mémoires. Il n’en aurait jamais été ainsi sans Bonaparte, qui savait apprécier les chefs-d’oeuvre – surtout lorsqu’ils aidaient à glorifier de plus grands desseins.
Après l’abdication définitive de Napoléon, en 1815, le butin de ses « pillages » fut rendu à qui de droit. Mais les oeuvres ne seraient désormais plus reversées dans les collections privées de souverains ou de princes : elles furent rassemblées dans des lieux d’exposition publics. Ce fut l’avènement des musées nationaux dans la plupart des pays européens.
La réforme de la justice
Les structures judiciaires ont, elles aussi, été remaniées en profondeur. C’est en effet sous le règne de Napoléon que furent instituées la Cour d’appel et la Cour de cassation. Vingt-deux Chambres de commerce virent également le jour dans toute la France.
Infrastructures
L’empereur fit creuser un certain nombre de canaux, reliant notamment l’Aisne et la Somme avec l’Escaut, ce qui a permis de développer le trafic commercial vers la Belgique. A Lyon, l’industrie textile a bénéficié d’importants subsides. A Paris, l’édification de multiples monuments, de trois nouveaux ponts sur la Seine et de nombreux boulevards a métamorphosé la ville.
La monnaie unique
En 1803, l’adoption par la France d’une monnaie unique, le franc Germinal, est un exemple sans précédent et une réforme capitale. Le cours de cette monnaie convertible en or est demeuré très stable jusqu’en 1914. Afin de remettre de l’ordre dans les finances de l’Etat, la Banque de France fut créée en 1800. Faisant fonction de régulateur des marchés financiers, elle avait pour mission de soutenir la nouvelle monnaie unique et assurer du crédit à l’appareil d’Etat en attendant l’encaissement des impôts. Assez remarquablement, Bonaparte figurait parmi ses actionnaires. Cette banque allait progressivement devenir l’une des plus importantes d’Europe.
Napoléon et Paris
La capitale française doit à Bonaparte une belle reconnaissance. C’est en effet lui qui décida l’installation d’un dispositif d’éclairage moderne dans les rues, le pavage de la plupart des chaussées, la pose de rigoles pour l’écoulement des eaux, la numérotation paire et impaire des maisons, le redressement des rues trop sinueuses, la conduite à droite et l’obligation pour chaque résident de nettoyer devant sa propre porte.
Il fut aussi à l’origine du premier système moderne d’approvisionnement en eau et de l’obligation pour les autorités municipales de maintenir en permanence une réserve d’eau à la disposition des habitants. Les grands cimetières quittèrent le centre-ville et sa politique urbanistique agrémenta la Seine de trois fameux ouvrages : les ponts d’Iéna, d’Austerlitz et des Arts. Les Tuileries et le Carrousel du Louvre furent restaurés. Ses réalisations les plus monumentales sont bien évidemment l’Arc de Triomphe – achevé vingt ans après son abdication – et la colonne Vendôme, dont le parement de bronze fut coulé avec les canons pris à Austerlitz et au sommet de laquelle trône une statue de Napoléon Ier en César. Sans oublier le temple à la mémoire de la Grande Armée qui deviendra l’église de la Madeleine. Au total, ce sont quelque 133 millions de francs qui furent investis dans les infrastructures parisiennes, contribuant à faire entrer l’illustre métropole dans la modernité.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici