200 ans après sa mort, faut-il encore célébrer Napoléon?
Deux siècles après sa mort, quel regard porter sur l’Empereur? Aux polémiques mémorielles sur le rétablissement de l’esclavage en 1802, le Code civil misogyne et les conquêtes sanglantes, les historiens répondent en contextualisant les faits. Sans sujets tabous.
» Toujours lui! Lui partout! Ou brûlante ou glacée, son image sans cesse ébranle ma pensée », confiait Victor Hugo en 1827, six ans après la mort de l’Empereur ( Lui, poème du recueil Les Orientales). En 2021, année Napoléon, il est à nouveau partout, « l’homme ineffaçable », au « nom gigantesque ». Cérémonies, expositions, colloques, concerts, documentaires, beaux livres, essais, romans: à voir le nombre d’événements et d’ouvrages prévus pour le bicentenaire, on mesure la popularité persistante de l’épopée napoléonienne. Le renforcement des mesures sanitaires anti-Covid n’empêchera pas les célébrations de se décliner sous une multitude de facettes. Dans toute la France, mais aussi à Waterloo (exposition Napoléon: de Waterloo à Sainte-Hélène, la naissance de la légende, au Musée du mémorial), à Liège (lire ci-dessous), Varsovie, Bucarest, Santiago… Et à Sainte-Hélène, où l’Aigle déchu est mort, le 5 mai 1821, après sept ans d’exil sur l’île britannique.
Selon plusieurs enquêtes d’opinion en ligne, Napoléon est, devant Charles de Gaulle, le personnage historique préféré des Français. Nostalgie d’une époque de grandeur de la France? Attirance pour un leader énergique et charismatique? L’Empereur mêle le mythe – un nouvel Alexandre le Grand – et l’humanité ordinaire: il était petit, sa famille ne vivait pas dans l’aisance à Ajaccio, il a été tourné en dérision par ses camarades de l’école royale militaire de Brienne, en Champagne, à cause de son fort accent corse… En Belgique, la légende napoléonienne est longtemps restée vivace. « Dans les maisons ouvrières du Borinage, de Seraing ou de Gand, il n’était pas rare de trouver un petit buste de Napoléon, signale Philippe Raxhon, historien de l’ULiège. Bonaparte était admiré dans ces milieux pour s’être élevé seul et avoir battu les plus grands rois et princes du continent. »
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Une trajectoire inédite
Très en vogue dans l’Europe romantique du XIXe siècle, la « napoléonophilie » n’a pas complètement disparu. Aujourd’hui, l’Empereur a de fervents aficionados outre-Atlantique, au Royaume-Uni, en Europe centrale, en Russie, en Chine, etc. Ceux qui font le pèlerinage de Waterloo viennent parfois de loin, tandis que les plus passionnés participent, en uniforme, à des reconstitutions de batailles. « Si Napoléon fascine tellement, c’est parce qu’il a une trajectoire inédite dans l’histoire, explique Philippe Raxhon. Méprisé par les souverains européens qui le considéraient comme un parvenu, il symbolise la rupture avec la légitimité séculaire du pouvoir. C’est un météore: en peu de temps, il a constitué un empire comparable par sa taille à celui de Charlemagne. Il prend le pouvoir en 1799, s’autoproclame empereur en 1804, atteint son apogée en 1810 et, deux ans plus tard, c’est la retraite de Russie, puis l’abdication de 1814. »
Pour Bruno Colson, professeur d’histoire à l’UNamur, Napoléon est un géant de l’histoire parce qu’il a su imposer sa propre légende: « C’était un maître de la propagande. Une imagerie à sa gloire a été encouragée dès son vivant. Aucun autre grand homme du passé n’a été autant représenté, dans des scènes de bataille et de gloire. Il s’est créé un personnage, une silhouette immédiatement reconnaissable, avec son chapeau bicorne et son habit simple de colonel des chasseurs à cheval de la Garde. Quel contraste avec le luxe inégalé des uniformes de ses généraux et maréchaux, ornés de plumets, panaches et broderies! »
C’était un maître de la propagande. Une imagerie à sa gloire a été encouragée dès son vivant. Aucun autre grand homme du passé n’a été autant représenté, dans des scènes de bataille et de gloire.
Occupation et prédation
Pour autant, l’homme divise. Depuis toujours. Avant même sa disparition, il y a deux cents ans, le mythe était en marche et, avec lui, le cortège des critiques. L’écrivain Chateaubriand a reproché à Napoléon d’avoir laissé une France exsangue. « C’était un tyran et un jusqu’au-boutiste, reconnaît Bruno Colson. Il n’a pas eu la sagesse de réfréner son instinct de puissance. Il n’a pas compris que les monarchies européennes ne se satisferaient jamais d’une France trop dominatrice. Les conquêtes françaises ont débouché sur une occupation et de la prédation. Aujourd’hui encore, au Portugal, dans le sud de l’Italie et dans certaines régions d’Allemagne persiste un souvenir négatif de la présence française. Faire de Napoléon un précurseur de l’Europe fédérale n’a pas de sens! Ses guerres ont fait des centaines de milliers de victimes. On ne peut pour autant le comparer aux dictateurs détraqués du XXe siècle, comme Hitler. »
Philippe Raxhon confirme: « Napoléon était autoritaire, mais avant tout par souci d’efficacité. Ce n’était pas un tyran dévoré par l’hubris. Hyperactif, il travaillait énormément et choisissait lui-même tous les serviteurs de l’Etat, des ministres aux maires. »
Napoléon était autoritaire, mais avant tout par souci d’efficacité. Ce n’était pas un tyran dévoré par l’hubris. »
Avec la montée en puissance des mouvements et sentiments anticolonialistes, antiracistes, féministes et pacifistes, l’accent est de plus en plus souvent mis sur les aspects sombres et inégalitaires du régime napoléonien. Son bilan se réduit au rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises en 1802, au retour en arrière des droits des femmes dans le Code civil très misogyne de 1804 et aux énormes pertes humaines militaires et civiles provoquées par les guerres napoléoniennes. L’histoire est désormais passée au crible de la morale et des valeurs du présent.
La question du rétablissement de l’esclavage
Comment maintenir un juste rapport au passé? « C’est un travail minutieux, estime Bruno Colson. Le passé doit être abordé et reconstitué au départ de sources sûres, d’archives, et non avec le filtre de nos mentalités du XXIe siècle. Le discours mémoriel est de plus en plus envahissant: les grandes figures d’hier sont convoquées au tribunal de l’histoire. Mais histoire et mémoire, ce n’est pas pareil. Ceux qui s’indignent du rétablissement de l’esclavage aux colonies par le Premier consul perdent de vue le contexte historique: l’esclavage a existé aux Etats-Unis jusqu’à la fin des années 1860 et les Afro-Américains y ont subi la ségrégation raciale jusqu’aux années 1960. » Philippe Raxhon complète: « Bonaparte rétablit l’esclavage non par conviction inégalitaire, mais sous la pression des planteurs et négociants français. Appliquer un régime différent de celui qui existe dans les possessions des autres puissances se traduirait, selon eux, par un effondrement économique des colonies françaises. On mentionne rarement que Napoléon, de retour de l’île d’Elbe en 1815, a décrété l’abolition de la traite des esclaves. »
Pour aller plus loin
Quel roman (graphique) que sa vie!
« Quel roman pourtant que ma vie! » s’est exclamé l’ancien maître de l’Europe, exilé à Sainte-Hélène (dixit Las Cases, son confident). La citation a dû inspirer Bruno Wennagel et Vincent Mottez, auteurs du premier roman graphique consacré à l’Empereur, Moi Napoléon (Unique Heritage Editions). Comme le titre de ce bel ouvrage l’indique, le héros se raconte à la première personne, de sa naissance à Ajaccio à sa chute à Waterloo, en passant par son sacre et ses grandes batailles. Une confession fictive de 150 pages, qui s’achève par cet aveu shakespearien: « Je n’oublie pas mes fautes pour autant… C’est comme un cauchemar continuel quand je ferme les yeux. » On est loin du style très « classique » de la plupart des BD consacrées à Bonaparte: l’ambiance graphique et le choix des couleurs renvoient à l’univers sombre des comics d’outre-Atlantique. Une série audio adaptée du texte est disponible gratuitement sur les plateformes de podcasts – l’acteur Francis Huster prête sa voix à la narration.
Napoléon de retour à Liège
Alors qu’il n’a jamais mis les pieds à Rome, Napoléon Bonaparte a séjourné deux fois à Liège: en août 1803, en tant que Premier consul, et, en novembre 1811, en compagnie de la nouvelle impératrice, la jeune Marie-Louise. Le voilà de retour sous les arches de la gare des Guillemins. Europa Expo ( Tout Hergé en 1991, Tout Simenon en 1992, J’avais 20 ans en 45 en 1995, Made in Belgium en 2005…) a conçu, dans l’espace muséal qui abritait ces derniers mois son exposition Toutankhamon, la plus grande expo belge organisée dans le cadre du bicentenaire de la mort de l’Empereur. Pas moins de 350 pièces originales prêtées par des collectionneurs privés (surtout Bruno Ledoux) et des institutions belges et étrangères y sont présentées, dont quelques « incontournables »: l’un des dix-neuf bicornes portés par Napoléon, l’un de ses sabres d’apparat, l’un de ses lits pliables de campagne…
Le parcours, peu chronologique, se subdivise en une douzaine de thématiques: la Révolution, la vie de soldat, les batailles de Napoléon, le sacre, le faste, l’héritage, la Belgique, le retour des cendres aux Invalides… Réalisée sous le patronage de la Fondation Napoléon et en collaboration avec l’historien liégeois Philippe Raxhon, l’expo se veut « objective et critique ». Une gageure, Napoléon ayant inspiré les arts au service de son image. « L’exposition, constituée d’oeuvres célébrant sa gloire, d’objets de style Empire, d’uniformes, de robes de cour, dont une attribuée à l’impératrice Joséphine, perpétue forcément la légende dorée, admet l’historien de l’ULg. On peut néanmoins, comme nous l’avons fait, contourner le mythe par l’explication et la réflexion.
Napoléon, au-delà du mythe, gare de Liège-Guillemins, jusqu’au 9 janvier 2022. En raison des mesures sanitaires, l’accès se fait sur réservation via europaexpo.be.
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