Tracing: du brouillage sur les intérêts des experts
Malgré une loi censée prévenir les intérêts croisés entre experts et monde industriel, les scandales sanitaires se sont multipliés ces dernières années. Faut-il un nouveau tour de vis ou celui-ci tuerait-il l’expertise en Belgique?
Saga des masques, des tests dans le nez, des tests sanguins, des cotons-tiges, des révélateurs chimiques… La litanie semble ne jamais devoir s’arrêter. Avec, toujours aux côtés du constat d’incurie, celui, grandissant, de collusion ou de corruption. Quand tant de choses ne se déroulent pas comme prévu, on piste l’argent pour voir s’il n’a pas fui… ailleurs.
Deux hauts responsables doivent répondre de tels soupçons devant les députés. Le premier, Hugues Malonne, directeur général de l’agence fédérale des médicaments et des produits de santé (AFMPS), est soupçonné, au terme d’une enquête du Vif/L’Express, d’avoir « dépassé les limites » avec DiaSorin, une entreprise italienne, pour des tests sérologiques. Leur validation a été menée en Belgique par un labo dirigé par sa compagne, faisant craindre un conflit d’intérêts. Le prix est élevé: sept millions d’euros pour un million de tests.
Le second, Frank Robben, décrit par le trimestriel Wilfried comme le « Big Brother » belge, est soupçonné d’avoir préféré la solution louvaniste (son alma mater) pour un logiciel de traçage des infectés. Il est vrai que l’homme détient les manettes des données de la sécurité sociale (Banque Carrefour), de e-Health, de la Smals (l’entreprise qui fait tourner les soft et les hardwares de la sécu), qu’il rédige les lois mais siège au sein des commissions (vie privée, protection des données) aptes à en surveiller l’application. Bref, un nid potentiel de conflits d’intérêts à lui tout seul.
Pensez-vous que ces gens me laisseraient construire un Big Brother à la belge?
L’un comme l’autre ont une solide défense. Hugues Malonne est passé mardi 7 juillet devant la Commission de la santé. Sur le soupçon de prise d’intérêts dans un contrat de kits de tests avec DiaSorin, il est méthodique: « Je n’ai rien acheté, je n’ai signé aucune commande. Il est vrai que DiaSorin est arrivé le premier sur un marché en pénurie. L’Agence a, à la demande de la ministre de la Santé, joué son rôle, pour distinguer, dans le fouillis des tests disponibles, ce qui était efficace. Depuis la mi-janvier, les Douanes nous disaient qu’on trouvait de tout sur le marché, des tests inefficaces, de grossières contre- façons et que tout le monde vendait de tout. »
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Un marché… de zéro euro
L’article du Vif/L’Express incrimine également que, dans le cas de DiaSorin, la mission a été confiée par l’AFMPS au groupe des hôpitaux bruxellois Iris Sud. Or, il s’avère que la directrice adjointe, Marie Tré-Hardy, est aussi la compagne de Malonne et mère de ses enfants. « Sauf que l’Agence a évalué en tout 33 kits. Pas dans un seul hôpital, mais dans quinze! A titre gratuit. Je ne vois pas où j’aurais eu une prise d’intérêts. En outre, ma compagne n’est pas directrice adjointe de l’hôpital en question, comme l’écrit à tort Le Vif/L’Express, mais adjointe au service de sérologie du labo. » Bref, Hugues Malonne affirme que sa compagne agit à un niveau subalterne où les capacités d’influence sont plutôt réduites.
Devant les députés, il a décrit le système de déclaration d’intérêts auxquels ses fonctions dirigeantes l’exposent, une déclaration du plus haut niveau puisqu’il peut autoriser ou exclure un médicament d’un simple paraphe. Cette déclaration s’étend donc à sa compagne, ses enfants, ses parents et toute sa famille au premier degré. Pour certains députés cependant, il n’était pas opportun que ce couple dans la vie partage la signature d’un article scientifique qui évalue la qualité d’un test sérologique choisi en priorité par l’un comme directeur général et évalué par l’autre comme scientifique dans un labo. « Il y a, pour le moins, une apparence de risque de conflit d’intérêts. Il aurait fallu l’éviter dans un domaine aussi sensible », souligne une députée.
Pour le surplus, deux laboratoires qui s’étaient plaints de n’avoir pas vu leur analyse prise en compte par l’Agence ont été confondus de mensonges, des mails explicites étant produits en commission par Hugues Malonne. Quant au prix payé à DiaSorin (7 euros), alors que d’autres tests coûtent moins cher, c’est le ministre De Backer qui a bondi: « Nous devions assurer des millions de tests, puisqu’à l’époque nous pensions qu’il faudrait tester chaque Belge avant de déconfiner. La firme en a profité. Aujourd’hui, nous renégocions. Il n’y a rien d’anormal à cela. »
Frank Robben, qui passera devant la Commission de la Justice, rétorque qu’après que le dossier s’est un peu perdu entre deux ministres, trois Régions et deux comités de gestion de l’urgence et d’estimation des risques, on lui a demandé de présenter constat et solution. Ce qu’il a fait le 25 mai en comité interministériel de la Santé dans une note. Où il conclut que « le développement d’une application belge peut s’appuyer sur les efforts de Google et Apple, du consortium DP-3T et des exemples de Suisse, d’Estonie et de Finlande ».
Frank Robben se dit blessé par les soupçons de potentat absolu. « Je n’ai rien fait de moins, mais rien de plus. La Smals, qui est une asbl fondée dans les années 1930 avec les balbutiements de la mécanographie, n’est en rien ma créature. Au CA de celle-ci comme, d’ailleurs, de la Banque Carrefour ou de e-Health figurent tous les partenaires du secteur, syndicats, mutuelles, Inami, SPF Santé, KCE, Sciensano. Pensez-vous que ces gens me laisseraient construire un Big Brother à la belge? Si j’étais immodeste, je dirais même que je suis le meilleur rempart contre ce péril, parce que notre modèle est fondé sur le fait que les données restent chez leur émetteur, qui les protège et ne communique que la plus petite partie possible pour être utile. Pour payer des allocations familiales, vous devez connaître la composition de famille. Mais les données ne sont pas accumulées, chaque partenaire lève seulement des drapeaux: oui ou non puis-je payer telle allocation? Mon travail de fin d’études décrivait ce type d’architecture fin des années 1980. Le Premier ministre Jean-Luc Dehaene m’a demandé de le réaliser, car personne d’autre ne voulait se lancer. Et on reçoit aujourd’hui des prix mondiaux pour ce modèle. » Suite au prochain épisode?
Mais que fait la Belgique pour se protéger des conflits d’intérêts, pour empêcher qu’un haut responsable mette la main dans le pot de confiture ou simplement réagisse par copinage, au passage d’un marché? Un « intérêt direct » est constitué par un lien direct tel qu’une rémunération, la détention d’actions ou d’obligations, une rétribution en nature, un rapport d’expert et consultance, l’organisation ou la participation à des congrès, la participation ou le financement d’études scientifiques ou de brevets. Mais ce n’est pas tout: un intérêt indirect peut prendre la forme d’un avantage non perçu personnellement mais dont bénéficient une instance, une société pour laquelle travaille cette personne, son conjoint, cohabitant légal ou de fait, un descendant ou un ascendant de premier degré. Le « conflit d’intérêts » est la situation dans laquelle les intérêts d’un expert pourraient influer sur les conclusions des instances de décision pour en tirer un intérêt direct ou indirect.
Dans l’esprit de la loi de 2013 (toujours dépourvue d’arrêtés d’exécution), certaines personnes qui travaillent à l’institut de santé publique Sciensano, au SPF Santé ou au Centre d’expertise des soins de santé (KCE) doivent effectivement remplir des déclarations générales d’intérêts quand elles siègent dans des comités où cela est requis par la législation.
Un organe, pourtant, est allé plus loin: le Conseil supérieur de la santé (CSS), qui, avant la loi, rendait publique la liste des intérêts de chaque expert. Une règle plus stricte qu’il a conservée, contre vents, marées et… pressions en tout genre. Pour son président, le professeur et pharmacologue Jean Nève (ULB), « il est essentiel que l’expert se cantonne à ce qui lui est demandé, c’est-à-dire un avis scientifique. Il peut dire quel type de vaccin est souhaitable dans une situation donnée, mais ce n’est pas à lui de trancher entre deux offres de producteur. Ça, c’est le boulot du politique ». Où s’arrêter? « En refusant de participer à des projets où son indépendance risque d’être mise en cause. C’est pour les conscientiser que nous demandons à nos 1.700 experts référents de déclarer leurs intérêts. Tout le monde en a, parce que les travaux scientifiques sont parfois financés par des firmes. Mais aussi parce qu’une invitation est souvent la seule solution pour un chercheur d’assister à un congrès. Un comité de sages pèse, pour chaque étude entamée, si un expert a un risque de conflit ou pas. S’il est mineur, il peut être entendu pour avis. S’il est plus conséquent, il est écarté. »
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