Tintin a 90 ans. Quel avenir ?
Comment ranimer l’intérêt des nouvelles générations pour Tintin ? Question lancinante, alors que les aventures du petit reporter, commencées il y a nonante ans sur un quai de gare à Bruxelles, se sont arrêtées en 1976 en Amérique du Sud.
Pas encore centenaire, mais presque ! Ce 10 janvier, l’icône du 9e art fête ses 90 ans. Les aventures de Tintin démarrent le 10 janvier 1929 dans Le Petit Vingtième. Ce jour-là, le supplément jeunesse du quotidien catholique belge Le Vingtième Siècle publie les deux premières planches hebdomadaires d’une bande dessinée qui en comptera 138. Longue course-poursuite aux péripéties invraisemblables, Tintin au pays des Soviets commence sur le quai de la gare de Bruxelles-Nord, où Tintin et Milou prennent le train direction Moscou (lire page 34). Pour le petit reporter et son fidèle fox-terrier, c’est le début d’une saga de près d’un demi-siècle qui les conduira aux quatre coins du globe et même sur la Lune. Pour Hergé, leur créateur, c’est le point de départ d’une carrière qui fera de lui le maître incontesté de la BD franco-belge.
LA MAGIE TINTIN OPÈRE TOUJOURS, MAIS QUE VA DEVENIR L’ÎCONE DU 9e ART ?
Nonante ans plus tard, la magie Tintin opère toujours. Peu de bandes dessinées ont été à ce point diffusées dans le monde entier et ont suscité autant d’analyses en tous genres, de la philosophie à la psychanalyse en passant par la sémiologie. Régulièrement paraissent des ouvrages d’exégètes, des monographies de tintinologues et des numéros spéciaux de magazines consacrés à l’évolution d’un album ou à une thématique spécifique (ainsi, Le Vif/L’Express a publié en 2014 le hors-série Le Rire de Tintin. Les secrets du génie comique d’Hergé). De prestigieuses expositions, des rétrospectives et des colloques célèbrent Tintin ou son créateur (à l’occasion du jubilé, une conférence-débat sur Le Congo de Tintin se tient, ce 10 janvier à 13 h 30, à l’hôtel de ville de Bruxelles). Les objets cultes de l’univers de Tintin, fusée lunaire en tête, restent prisés des collectionneurs. Les planches originales et crayonnés d’Hergé partent aux enchères pour des centaines de milliers de dollars chez Christie’s, Sotheby’s ou Artcurial. Tintin engendre son propre merchandising et ses propres stratégies marketing.
Un héros à la retraite
Demeure néanmoins une question cruciale pour le futur de la star de la BD : comment continuer à faire vivre l’oeuvre d’Hergé alors que les aventures de son globe-trotter se sont arrêtées en 1976 en Amérique du Sud (dans Tintin chez les Picaros) ? En clair, comment ranimer l’intérêt des nouvelles générations pour Tintin, elles qui n’ont pas connu cette époque où l’on apprenait presque à lire avec les albums ? L’aventurier à la houppette a-t-il pris sa retraite pour de bon, lui qui, au bas de la dernière page du 23e et dernier volet de la série (ne comptons pas Tintin et l’Alph-Art, resté à l’état d’ébauche et publié sous cette forme en 1986), répondait au capitaine Haddock qu’il était, lui aussi, » pas fâché de se retrouver à Moulinsart ? » Les responsables de Moulinsart SA, la société chargée de l’exploitation commercialede l’oeuvre d’Hergé, n’ont pas souhaité s’exprimer sur ces thèmes. » En l’absence d’actualité éditoriale concrète, la direction juge inopportune cette rencontre prématurée « , indique-t-elle. En revanche, deux personnes extérieures à la société ont accepté de nous parler de l’avenir de Tintin : le tintinologue Jan Baetens, professeur à la KU Leuven et auteur de Hergé écrivain, et Alain Berenboom, l’avocat belge de Moulinsart SA.
Depuis la mort de Georges Remy, en 1983, Fanny Rodwell, sa seconde épouse et la légataire universelle de son oeuvre, respecte son voeu que Tintin ne survive pas au maître. » Tintin, c’est moi, ce sont mes yeux, mes poumons, mes sens, mes tripes ! » expliquait l’auteur pour justifier son refus d’une prolongation des aventures de son héros après sa disparition. Résultat : Tintin est victime de l’usure du temps. » Il est devenu plus une marque qu’un héros de bande dessinée moderne « , glisse un fan de l’oeuvre d’Hergé. De plus en plus rares sont les bédéphiles de moins de 40 ans qui se passionnent pour le monde de Tintin au point d’aller voir des expos et d’acheter des produits dérivés (figurines, calendriers, vêtements…). Peu de jeunes baignent encore dans la » culture Tintin » ou peuvent citer les répliques cultes des personnages.
Erosion des ventes
Longtemps centré sur les produits élitaires, le » business Tintin » a, certes, été en partie réorienté vers les enfants. De son côté, Casterman vend encore par an 500 000 albums des aventures de Tintin en langue française. Mais les ventes s’érodent d’année en année. Sorti en 2011, le film de Steven Spielberg Le Secret de la Licorne a boosté les ventes de la série, mais le soufflé est vite retombé, d’autant que la réalisation des suites annoncées par le réalisateur se fait toujours attendre (lire page 42). Casterman et Moulinsart SA ont cherché à entretenir le fonds avec des rééditions et une intégrale en petit format. Mais cette stratégie de fausses » nouveautés » a ses limites.
Dernière trouvaille commerciale en date pour doper les ventes : la publication en couleur des versions originales noir et blanc des premiers albums de Tintin. Le recours à l’informatique, à la quadrichromie et l’utilisation de tons pastel marquent une nette rupture avec les techniques traditionnelles de mise en couleur des albums. Les responsables de Moulinsart SA et de Casterman jugent que cette colorisation, réalisée par Michel Bareau, directeur artistique des Studios Hergé, a du sens sur le plan artistique, qu’elle donne une meilleure lisibilité au récit et une modernité à l’aventure, les enfants ne lisant plus le noir et blanc. Toutefois, le résultat divise les tintinophiles. Lors de la sortie, début janvier 2017, de l’album Tintin au pays des Soviets colorisé, certains ont crié au non-respect de l’oeuvre laissée par le créateur et au » coup marketing « . L’album a été vendu à 300 000 exemplaires, un tirage comparable à ceux des best-sellers de la BD classique franco-belge. Dans la foulée, Michel Bareau a été chargé de mettre en couleur la version originale en noir et blanc de 1930 de Tintin au Congo. L’album devait en principe être publié ce 10 janvier, deux ans tout juste après la sortie des Soviets colorisé, afin de marquer le coup pour le 90e anniversaire de Tintin. Mais la publication a été repoussée sine die en raison, nous glisse-t-on de bonne source, de désaccords entre la direction de Moulinsart SA et la maison Gallimard, dont dépend Casterman. Ce report n’a donc rien à voir avec les polémiques qui entourent l’album en Belgique et à l’étranger, l’aventure congolaise relayant sans réserve les stéréotypes et préjugés colonialistes de l’époque de sa création (lire Les métamorphoses de Tintin au Congo , Le Vif/L’Express du 29 novembre 2018).
Un long purgatoire
En 2013, Nick Rodwell, directeur de Moulinsart SA, et Benoît Mouchart, directeur éditorial chez Casterman, ont laissé entendre qu’une » nouveauté » éditoriale Tintin (une BD ? un roman graphique ?) sortirait en 2052. L’annonce a fait le buzz, sans que soit précisé si c’était une boutade ou du sérieux. Objectif déclaré : conserver les droits sur le petit reporter. Car sans nouvelle aventure, le personnage tombera dans le domaine public le 1er janvier 2053, septante ans après la mort d’Hergé. La retraite de Tintin se poursuivrait ainsi au minimum pendant plus de trente ans.
Les autres super-héros de la bande dessinée franco-belge, d’Astérix à Spirou en passant par Ric Hochet, ne connaissent pas une telle mise au frigo. Ces séries classiques ont été poursuivies ou relancées après le décès de leur créateur, parfois avec talent, souvent avec succès. Certaines sont même devenues les poules aux oeufs d’or de leurs éditeurs. Ainsi, les deux tirages BD arrivés nettement en tête lors de la dernière rentrée littéraire sont deux vieilles connaissances : Blake et Mortimer (tome 25), tiré à 420 000 exemplaires, et Lucky Luke (tome 80), sorti à 400 000 exemplaires. Tous les deux ans environ paraît un nouvel épisode de ces séries, dont les tirages laissent loin derrière ceux des nouvelles stars de la BD. L’oeuvre d’Edgar P. Jacobs est même un cas d’école : aucun des onze albums publiés par lui en quarante ans n’a atteint, de son vivant, les tirages actuels de la saga. Dans le catalogue Casterman, éditeur des albums de Tintin, Alix, le héros gallo-romain de Jacques Martin, poursuit ses aventures (12 millions d’albums vendus, traductions en 15 langues), et Corto Maltese, le marin romantique créé par Hugo Pratt, a repris du service en 2015, après vingt-trois ans de silence. Pari de l’éditeur : faire de ces personnages, repris par de nouvelles équipes de dessinateurs et scénaristes, des héros d’aujourd’hui. Tintin, lui, fait bande à part. Au risque de sombrer dans l’oubli dans deux ou trois générations ? Ou d’être muséifié pour de bon ?
Tintin en chiffres
- Au total, 250 millions d’albums vendus à ce jour.
- Entre 3 et 4 millions d’ albums vendus par an (langues française + étrangères), dont 1,5 million en Chine.
- 500 000 exemplaires en langue française vendus par an.
- Nombre de traductions : 120 langues et dialectes.
- Top des ventes à l’international : 1. la Chine ; 2. l’ensemble Royaume-Uni – Etats-Unis ; 3. l’Allemagne ; 4. L’Espagne, territoire très tintinophile.
- Tintin est connu du Danemark à l’Indonésie en passant par l’Inde, où il peut être lu en anglais, en bengali et en hindi.
- Tintin au pays des Soviets colorisé : 300 000 exemplaires vendus depuis janvier 2017.
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