Sondage corona: la science et ses 11 millions de virologues
Dans notre enquête de l’an dernier, les scientifiques étaient largement plébiscités. Cette fois, tous perdent des plumes, symboles d’une crise de confiance en la science.
« Nos chemins se séparent! Chers 11 millions de virologues, ce fut un honneur de profiter de vos connaissances, compétences et sagesse au cours de la dernière année et demie. Je vous souhaite tout le succès possible dans votre prochain défi en tant qu’entraîneur national. Roberto, ils sont à toi maintenant! » Le 11 juin dernier, Marc Van Ranst ironisait dans un message sur Twitter, son mode de communication favori. Lui, le virologue le plus célèbre du pays, vivait alors caché avec sa famille dans un lieu sécurisé depuis plusieurs semaines, depuis que Jürgen Conings l’avait menacé de mort. Pour autant, d’autres experts auraient pu prononcer ces mêmes mots. Car cette pandémie a bouleversé les modus operandi scientifiques.
Jamais, ces « rats de laboratoire », comme se définit Emmanuel André lui-même, médecin microbiologiste à la KULeuven, ne sont intervenus dans le champ public. Jamais, ils ne se sont adressés directement aux citoyens. Les voici devenus des figures médiatiques. « Je ne suis plus vraiment anonyme », confirme ainsi Marius Gilbert, épidémiologiste et vice-recteur à la recherche à l’ULB. Qui ajoute craindre que « chacun de [ses] mouvements soient sujets à interprétation ».
L’ère d’une confiance absolue et aveugle en la science, c’est fini.
Eux aussi, d’ailleurs, ont vu leurs rangs être parfois en désaccord, se contredire, envoyant des signaux contradictoires et, surtout, produisant de la confusion au sein de l’opinion. Pour Bernard Feltz, professeur de philosophie des sciences à l’UCLouvain, cette crise a engendré plusieurs malentendus. Le premier concerne la pratique médicale. « La science médicale est d’abord une pratique thérapeutique qui, certes, s’articule sur des connaissances scientifiques mais, face à un virus en partie inconnu, les médecins doivent agir même s’ils ne maîtrisent pas tout, même s’il existe un niveau d’incertitude sur les solutions à apporter face à la maladie. La médecine n’est pas une science appliquée. Ce n’est pas construire un pont ou envoyer une fusée sur Mars. »
En d’autres termes, cette science, inachevée, sous sa forme non finie, ne nous est pas familière. Nous ne sommes pas habitués à voir la science se faire. Or, c’est dans cette catégorie – la recherche – que la science du coronavirus se trouve encore aujourd’hui.
Il y a ce second point: la crise a exposé le spectacle des désaccords scientifiques, de la fragilité du consensus scientifique. Jusqu’alors, le plus souvent, la connaissance était diffusée vers la société lorsqu’elle était figée, validée, faisait consensus, pas en pleine élaboration. « Mais ces polémiques, ces erreurs, sont tout à fait normales et saines. Elles permettent d’ouvrir toutes les pistes« , poursuit Bernard Feltz. En réalité, la science est toujours un lieu de débat, entre pairs, dans les revues scientifiques, dans les colloques et les séminaires. Dans la science contemporaine, c’est entre autres ce que l’on appelle le peer reviewing. « Le grand public a découvert, par la presse, ce processus contradictoire habituel, devenant spectateur d’un débat scientifique médiatisé. »
C’est pourquoi, sur le plan épistémologique, il n’est pas choquant que les experts aient déconseillé, dans un premier temps, le port du masque grand public comme geste barrière à la Covid-19, puis en ont recommandé l’usage, compte tenu de l’évolution des données scientifiques. Cet exemple montre que le consensus scientifique n’est pas aussi solide que les politiques le présentent pour justifier leurs décisions de gouvernement. Et ces changements de pied ont déjà laissé des marques. Chacun a le sentiment, à des degrés divers, que la science a été défaillante, a hésité, ou s’est contredite.
Il se lit dans le sondage que Le Vif a réalisé entre le 2 et le 8 juin dernier. Les scientifiques ne sortent pas indemnes de cette crise du coronavirus. Ainsi, à l’affirmation « il est bien que les politiques assouplissent les mesures plus rapidement que ne le souhaiteraient les virologues », un quart des sondés approuvent cette option. Du côté francophone, la déclaration recueille 31,6%. A ces chiffres, ajoutons les 30,1% des répondants qui se déclarent « ni d’accord ni pas d’accord ». En comparaison, l’an dernier, à l’affirmation « même après la crise, les politiques devraient continuer à écouter les experts plus souvent« , 82,8% des sondés se déclaraient « tout à fait d’accord » ou « plutôt d’accord ».
Le grand public a découvert, par la presse, ce processus contradictoire habituel, devenant spectateur d’un débat scientifique médiatisé.
Au fond, selon le philosophe, ce que cette longue pandémie a amplifié encore davantage, c’est la crise de confiance en la science, déjà en germe depuis des décennies. « Cette défiance envers la science, précisément envers les technologies liées à la science, émerge au cours des années 1970. Le rapport Meadows du club de Rome sur les limites de la croissance marque un point de départ », analyse Bernard Feltz.
Une lente mutation
Cette suspicion ne s’est évidemment pas produite du jour au lendemain. Elle est le fruit d’une lente mutation, qui a commencé dès le XVIIIe siècle. Après en avoir fini avec les voies de Dieu, la société moderne établit ses bases sur la politique. Il y a eu le marxisme, dépeint souvent comme une « religion de l’histoire », comme d’autres mouvements. La science et les techniques, elles aussi, se voient attribuées un caractère sacré. Elles connaissent des avancées extraordinaires au XIXe siècle et deviennent alors les vectrices de progrès incontestables pour l’humanité. Mais tant les idéaux politiques que scientifiques et technologiques ont échoué. Les idéologies, le marxisme, le communisme, le nazisme, se sont révélées tout aussi dangereuses que les religions et se sont cassé la pipe. Quant aux progrès technologiques, associés aux forces économiques libérales, ils ont contribué à créer des sociétés inégalitaires et désincarnées. « Ils ont conduit à une crise climatique, une crise écologique, qui n’est autre qu’un niveau de développement scientifique mal maîtrisé, note le philosophe des sciences. L’ère d’une confiance absolue et aveugle en la science, c’est fini. »
Douter, critiquer, est indispensable, douter de tout, critiquer tout, tout le temps a engendré le relativisme, ce sentiment que toutes les idées se valent, que chacun est autorisé à mettre en doute les discours autorisés. « Le savoir est alors renvoyé au rang d’opinion. » La crise sanitaire a sans doute accentué ce travers. Sur les plateaux télévisés et les radios, la parole d’un éditorialiste et celle d’un microbiologiste, désormais, se valent. Et le citoyen en conclut que toute opinion se vaut et, au nom du pluralisme et de l’égalité, la sienne autant qu’une connaissance vérifiée.
En ces temps où il faut « renouer avec l’esprit de nuance », il en est qui oublient que la concurrence entre les laboratoires a donné lieu à des prouesses scientifiques. « Un exploit qu’il ne faudrait pas négliger », insiste Bernard Fletz.
Le désamour
Il y a un an, sur le millier de Belges que Le Vif avait sondés, 65,3% se déclaraient « très satisfaits » ou « plutôt satisfaits » de l’approche de Marc Van Ranst durant la crise sanitaire. Réalisé du 2 au 8 juin 2021, moment où le virologue et sa famille étaient placés sous haute sécurité, le présent sondage montre une baisse de satisfaction à l’égard de Marc Van Ranst: en 2021, 48,5% des répondants se disent « très satisfaits » ou « plutôt satisfaits ». L’expert est même celui qui recueille le plus grand nombre de mécontents: 24,9% de « plutôt insatisfaits » ou « très insatisfaits ». Constat identique pour Erika Vlieghe, infectiologue et présidente du Gems, le plus important organe consultatif du gouvernement: l’année dernière, 64,3% de « très satisfaits » ou « plutôt très satisfaits », contre 53,8% aujourd’hui. Comme pour Steven Van Gucht, virologue chez Sciensano: 80% de « très satisfaits » ou « plutôt très satisfaits » en 2020, contre 58,3% cette fois-ci. Peut-être faut-il y voir la conséquence de ce qu’Yves Van Laethem, porte-parole interfédéral, pointait dans La Libre : « Les prises de parole de ces « Bekende Vlamingen » sont quasi aussi importantes que celles d’un politique. » Reste aussi que les experts flamands expriment volontiers dans la presse un point de vue plus pessimiste.
Du côté francophone, la cote de popularité de tous les scientifiques baisse également. Yves Van Laethem d’abord: de 65,9% de « très satisfaits » ou « plutôt satisfaits » en 2020, à 49,2% aujourd’hui. Il rassemble 23,2% « plutôt insatisfaits » ou « très insatisfaits », contre 9,2% l’an dernier. Le pourcentage de « très satisfaits » ou « plutôt satisfaits » à l’égard de l’approche de Marius Gilbert se tasse à 54,1%, contre 66,6% en 2020. Enfin, Yves Coppieters, épidémiologiste à l’ULB, limite la baisse, passant de 53% à 51,4% de « très satisfaits » ou « plutôt satisfaits ».
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