Portrait de Sabine Bouchat: sa plus grosse claque, ses plus gros risques, son mantra
Elle voulait sauver le monde. Alors Sabine Bouchat a pris la direction de l’Amérique du Sud. Trente-quatre ans plus tard, elle est toujours partie prenante de la lutte des amérindiens kichwas de Sarayaku, en Equateur, pour la préservation de leur culture et de leurs terres.
Sabine Bouchat se compare à « n’importe quelle maman » qui se battrait pour le futur de ses enfants et petits-enfants. Sa force, elle dit la puiser dans la vie qu’elle mène « là-bas », en Amazonie équatorienne. Son combat, elle le mène depuis plus de trente ans pour la sauvegarde du patrimoine des Kichwas de Sarayaku. Ce peuple de 1 400 âmes, réparties dans sept villages au coeur de la forêt, au pied de la cordillère des Andes, est confronté à une énorme pression de la part de l’Etat et de sociétés nationales et internationales désireuses d’exploiter les gisements de pétrole que recèlent leurs terres. « Selon nous, reprendre contact avec la nature est primordial dans chaque démarche que l’on accomplit. Mais faire comprendre ça à une compagnie pétrolière ou aux politiques reste un grand défi. » Alors, à plus de 60 ans, la Verviétoise d’origine continue de faire entendre la voix des siens dans les médias ou par des tournées axées sur la rencontre, comme celles qu’elle vient d’effectuer en France, en Belgique et en Allemagne en compagnie de deux Amérindiennes. « Je suis toujours fascinée par l’abnégation des gens de Sarayaku face à n’importe quel problème ou confrontés à une maladie incurable. C’est peut-être un peu naïf, mais c’est une constante. On ne se laisse pas faire, on fait reconnaître nos droits. Il y a toujours un espoir quelque part. »
Son plus gros risque:
Marcher en forêt avec des serpents qui peuvent mordre à tout moment, prendre la pirogue ou un petit avion parce qu’il n’y a pas de route… Dès qu’on quitte le village, on se met en danger. »
Même lorsque divers coups du sort viennent tout chambouler. Le dernier remonte à mars 2020, lorsqu’en pleine nuit, des pluies torrentielles s’abattent sur son village. A 13 heures, le groupe de sécurité finit par la sommer d’évacuer sa maison. Quatre heures plus tard, la bâtisse est sous eau. « Le village a perdu une trentaine de maisons… le jour où le confinement a débuté. On ne pouvait plus sortir librement et on n’avait plus rien dans les champs. Pendant trois mois, on a mangé du riz et des fèves et ceux qui partaient chercher quelques vivres en ville y allaient vêtus de combinaisons façon « cosmonautes ». » Lorsque la Covid atteint finalement Sarayaku, dans la province de Pastaza, les Amérindiens n’ont d’autre recours que leurs plantes médicinales, faute d’une quelconque aide de l’Etat. Une situation d’abandon connue des citoyens de l’est du pays, dont la farouche résistance face aux velléités gouvernementales de « moderniser » la région est mal perçue par les autorités. « Les peuples autochtones sont utilisés pour le folklore et le tourisme, mais s’ils pouvaient être éliminés, ça arrangerait bien les dirigeants. Ils estiment que nous sommes assis sur une mine d’or et qu’on ne l’exploite pas, mais nous n’avons pas la même vision du développement et nous n’accepterons jamais la destruction de notre forêt. Vu la situation actuelle, où les crises écologique et sanitaire s’intensifient, je pense que l’on devrait plus écouter les peuples autochtones. »
L’ombre pétrolière
A Sarayaku, la lutte pour la survie débute à la fin des années 1970. Parce que les villageois estiment que leur culture n’est pas respectée. Et parce que la colonisation continue de façon endémique, à travers des politiques de développement privilégiant les routes goudronnées entaillant la forêt, ou par une éducation nationale qui éloigne les enfants de la langue kichwa. C’est dans ce contexte que débarque Sabine, décidée à sauver le monde. « J’ai pris une claque. » En Belgique, elle a toujours connu la campagne, le contact avec la nature. « Mes parents n’étaient pas de grands écolos, mais on vivait dans le respect de ce qui nous entourait. Par la suite, j’ai suivi des cours d’agronomie tropicale, à Ath, avant d’étudier la coopération. » Motivée, mais sans le sou, elle se rend en Suisse pour renflouer ses caisses. Elle participe à la récolte des abricots, aux vendanges et travaille dans un restaurant de haute altitude, le long des pistes de ski. « On était sous-payés par rapport aux Suisses, mais ça m’a permis de me constituer un petit matelas pour partir en Amérique du Sud », se souvient-elle.
Son mantra:
Les gens, la vie, la nature. Tout est lié et doit rester en équilibre. »
Après plusieurs mois passés entre le Pérou, la Colombie, l’ Argentine et l’Equateur, la jeune femme accompagne un Belge de l’ AGCD (l’ancien nom de la Direction générale Coopération au développement et Aide humanitaire) dans le village de Sarayaku, au coeur de la forêt amazonienne, où il lui demande de rédiger un rapport sur les activités en cours. Durant ces quelques jours sur place, elle rencontre son futur mari, José, et s’imprègne d’une philosophie qui ne la quittera plus. « J’ai appris l’espagnol et le kichwa, mais surtout d’autres réalités, d’autres cultures et le fait de respecter les gens, la volonté de les comprendre. Je me suis rendu compte que je faisais partie de la nature. La Déclaration de Kawsak Sacha (NDLR: « forêt vivante », en langue indigène), portée par les habitants de Sarayaku, est devenue le texte fédérateur de tous les peuples d’Amazonie équatorienne. Elle considère la forêt comme un être à part entière, conscient et sujet de droit. A partir du moment où l’humain se positionne au-dessus de tout et doit détruire pour vivre, il se détruit lui-même. »
Les séquelles de la colonisation, de la corruption et de l’exploitation extrême par l’Occident compliquent pourtant l’intégration de la Belge parmi les Amérindiens. Sabine passe donc quatre ans avec José à Puyo, la grande ville la plus proche de Sarayaku, puis quatre autres en Belgique, avant de s’installer définitivement au village. « En 1992, Sarayaku a participé à une grande marche coordonnée par l’Organisation des peuples indigènes de la province de Pastaza, dans toute l’Amazonie. Ils sont partis de Puyo pour rallier Quito, la capitale, trois cents kilomètres plus loin, où ils sont restés quinze jours dans un parc, à négocier avec le gouvernement pour obtenir la reconnaissance de leur territoire. » A leur retour, ils pensent disposer des droits de vivre dans le respect de leurs culture et traditions, tout en exerçant la gouvernance de leur territoire. Mais malgré la reconnaissance des organisations et de l’Etat, malgré les refus de Sarayaku de céder aux promesses pécuniaires, l’ombre de l’exploitation pétrolière se fait de plus en plus menaçante. « La grande invasion a eu lieu en 2002, quand les compagnies ont investi nos territoires sans consulter le village. Comme elles savaient qu’on veillait au grain, elles se sont d’abord mises d’accord avec un petit groupe d’évangélistes locaux pour exploiter leurs terres avant de rogner toujours davantage sur les nôtres. »
Sa plus grosse claque
« Entendre ma maison s’écrouler à la suite des inondations de mars 2020. On a tout perdu. On est toujours occupés à la reconstruire. »
Un cheval de Troie qui mène à une exploration sismique, à savoir l’enfouissement de dynamite de trente à quarante mètres de profondeur tous les cent mètres qui, en explosant, permettent de déceler les nappes pétrolières. La riposte s’organise rapidement et aboutit, en 2012, lorsque la Cour interaméricaine des droits de l’homme condamne l’Etat équatorien, notamment pour violation des droits à la propriété commune et mise en grave danger de la vie et de l’intégrité des membres du peuple de Sarayaku. « L’Etat nous a versé une indemnité, mais il n’a toujours pas réparé les préjudices subis – il reste de la dynamite sous la propriété de certains habitants. Et il continue à vendre notre territoire à des entreprises étrangères d’exploitation pétrolière. »
L’école alternative
Face à ces pouvoirs politique et économique qui les dépassent, les indigènes ne baissent pas les bras. Depuis 2005, ils entretiennent Frontière de vie , une plantation géante d’arbres à fleurs de plusieurs dizaines de mètres de haut autour de leur territoire de 135 000 hectares. Une manière poétique de barrer le passage aux industries et d’alerter l’opinion publique mondiale sur leur situation. Un des piliers du projet de préservation – appelé plan Tayak – mis en place par le peuple de Sarayaku, qui comprend également un jardin botanique, un centre de santé traditionnelle et une école alternative gérée par Sabine Bouchat. Cet établissement, qui compte aujourd’hui une cinquantaine d’élèves de maternelle et de primaire, se focalise sur l‘éducation interculturelle bilingue et l’éducation kichwa. « Au milieu des années 1990, après avoir travaillé au département des territoires pour l’Organisation des peuples indigènes, j’ai rejoint le département technique de Sarayaku. Mon but a toujours été de mener des projets de développement global pour l’ensemble du village, et notamment cette école. »
Ses dates clés
- 1987: « J’atterris à Lima, au Pérou, avec un billet retour prévu dans un an. Quelques mois plus tard, je découvre l’Equateur et Sarayaku. »
- 1994: « Après quatre ans passés en Belgique, on rentre s’installer à Sarayaku avec José, mon mari, et je crée une école alternative. »
- 2002: « C’est l’année de l’invasion des compagnies pétrolières, qui exploitent le sous-sol sans notre accord. »
- 2012: « La Cour interaméricaine des droits de l’homme condamne l’Etat équatorien pour avoir cédé des territoires indigènes à ces entreprises internationales. »
- 2021: « J’effectue une tournée en Allemagne, en France et en Belgique pour sensibiliser l’opinion publique à la cause de la préservation de notre culture et de nos terres. »
La Verviétoise entend créer des ponts entre différents mondes « qui n’ont jamais autant pu se rencontrer qu’aujourd’hui ». Cela passe par la déconstruction de certains clichés. Quand elle explique à ses élèves comment se monte un projet de coopération mené par des Occidentaux « pour qui l’argent ne tombe pas du ciel », elle précise lors de ses tournées européennes que les Amérindiens ne bronzent pas la journée durant sous le soleil d’Equateur. « Beaucoup de films ou de livres donnent une fausse image des indigènes. C’est important que les jeunes comprennent ce qui se passe là-bas pour éviter qu’ils gardent des a priori tenaces une fois adultes. C’est le meilleur moyen d’avoir des échanges plus authentiques entre les continents, entre les peuples. » Trente-quatre années ont passé, Sabine et José sont désormais grands-parents, mais ils n’ont rien abandonné de leur combat, dont José est d’ailleurs le leader des stratégies de défense du peuple, du territoire et de la forêt. « On est en train de travailler une « loi de la forêt vivante » pour renforcer la protection du territoire et la gouv- ernance des peuples autochtones sur leurs terres. Quand on sait qu’il y a du pétrole sous nos pieds et que certains sont prêts à tout pour le récupérer, il faut sans cesse trouver de nouvelles stratégies pour être reconnus. »
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