Autodafés au Canada: « Une pensée peut être débattue, pas supprimée »
En Ontario, le conseil scolaire catholique de Providence a enlevé de ses écoles 5.000 ouvrages jugés racistes et véhiculant des stéréotypes dangereux sur les peuples autochtones. Une trentaine de ces livres ont été brûlés durant une cérémonie filmée, dont la vidéo était destinée aux enfants dans un but éducatif.
Pour faire un pas vers la réconciliation avec les Premières Nations, les écoles du groupe Providence, qui rassemble une trentaine d’établissements, ont décidé de brûler des ouvrages jugés offensants. Tintin en Amérique, Astérix et les Indiens ou encore trois albums de Lucky Luke sont ainsi passés à la trappe pour l’utilisation notamment du terme « Peau Rouge », une représentation des personnages autochtones jugée non conforme voire injurieuse (figures d’ivrognes, paresseuses, stupides…). On retrouve aussi dans les flammes des livres de bricolage qui proposaient de « manger, écrire, s’habiller comme les Amérindiens » pour appropriation culturelle. « Nous enterrons les cendres de racisme, de discrimination et de stéréotypes dans l’espoir que nous grandirons dans un pays inclusif où tous pourront vivre en prospérité et en sécurité », explique la vidéo.
Cet événement a choqué, du Canada à la Belgique. Justin Trudeau, Premier ministre canadien, a même pris la parole sur le sujet, « Au niveau personnel, je ne suis jamais d’accord à ce qu’on brûle les livres » a-t-il déclaré avant d’ajouter, « ce n’est pas aux non-Autochtones comme moi de décréter comment on doit agir pour avancer vers la réconciliation ». Cependant, brûler des livres ramène à un imaginaire violent, comme le note Pascal Durand, historien de l’édition et spécialiste des institutions culturelles à l’université de Liège, d’autant plus que ce geste vient d’une institution scolaire.
« C’est un acte symbolique d’une grande gravité, estime Pascal Durand. On pense aux autodafés de Berlin de 1933 où les oeuvres des auteurs dégénérés comme on les appelait ont été jetés aux feux. Mais on peut aussi songer à Florence, où à la fin du 15e siècle un grand bûcher des vanités a été organisé par le frère dominicain Savonarole. La destruction des livres par le feu est un acte vieux, mais il est toujours synonyme de violence extrême. »
La censure par le feu
Au Canada, certains autochtones ont aussi remis en question la démarche, « Je ne suis pas certaine que ce soit la bonne chose à faire. Cela fait partie d’une époque », a par exemple estimé sur Radio-Canada l’anthropologue autochtone Nicole O’Bomsawin. « Il est possible d’enlever les livres et les bandes dessinées, sans les brûler, mais on doit avoir une approche de respect sur les questions abordant la réconciliation et notre histoire », a de son côté indiqué le chef conservateur Erin O’Toole. « On ne lutte pas contre le racisme en effaçant l’histoire du racisme. C’est la façon de faire la moins courageuse », a pour sa part réagi l’indépendantiste canadienne Yves-François Blanchet.
Une analyse partagée par Pascal Durand, « Les oeuvres détruites, comme Tintin en Amérique ou les albums de Lucky Luke, sont porteuses comme toutes les oeuvres des marques de leur contexte, de valeurs qui, aujourd’hui, peuvent être révolues. Mais cela ne justifie pas de les brûler. Il n’existe aucune oeuvre qui ne heurte la sensibilité de personne. Si vous prenez l’exemple de l’Odyssée d’Homère, la figure de Pénélope est celle d’une femme soumise par exemple, mais ce n’est pas pour autant que nous allons le brûler. Une pensée peut être débattue, pas supprimée. La pire solution reste de censurer, d’interdire de lire, d’étudier. »
Un présage pour l’Europe ?
Ces mouvements de « cancel culture », de plus en plus présente outre-atlantique, commencent à frapper aussi en Europe. Et d’après le Pascal Durand, ce qui se passe aujourd’hui au Canada pourrait très bien arriver en Belgique, « Les Etats-Unis et le Canada ont dix ans d’avance sur les questions de moeurs par rapport à l’Europe, avec ses côtés positifs ou négatifs. Il est évident que le processus en cours au Canada peut se répandre en Belgique. »
Mais le professeur de l’université de Liège insiste aussi sur le fait que les Européens n’ont pas attendu l’exemple américain pour avoir eux-mêmes recours à la censure. Il rappelle par exemple l’action judiciaire lancée contre Pierre Mertens pour son livre Une paix royale sur la famille royale belge. Ou encore, les vives manifestations, escaladant jusqu’à des attentats à la bombe incendiaire lors de la sortie du film La Dernière Tentation du Christ en France. Et enfin d’appeler à la prudence « Les bûchers de Savonarole peuvent toujours être rallumés. Il faut faire obstacle à toute censure et lutter, comme on a lutté à l’époque contre la censure de l’Etat ou de l’Église. »
Marine Andrieu
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