Passé colonial belge: « Un enjeu idéologique, voire politique » (entretien)
Pour Amandine Lauro (ULB) et Guy Vanthemsche (VUB), la classe politique n’a pas pris la mesure de la colère et des frustrations des jeunes de la diaspora d’origine congolaise.
Comment expliquez-vous l’ampleur prise ces jours-ci par le débat sur la décolonisation de l’espace public ?
Amandine Lauro : C’est le fruit d’un téléscopage saisissant entre l’actualité internationale et le contexte belge. Les manifestations contre le racisme et les violences policières après l’assassinat de George Floyd, aux Etats-Unis, ont donné une légitimité et une visibilité médiatique aux revendications décoloniales, présentes depuis plusieurs années déjà en Belgique. A la veille du soixantième anniversaire de l’Indépendance du Congo, cette dynamique a donné une impulsion à une nouvelle mobilisation d’activistes pour qui le racisme contemporain trouve ses racines dans la période coloniale. Les mouvements décoloniaux ont sensibilisé les jeunes générations de la diaspora africaine. Les pouvoirs publics n’ont pas pris la mesure de leur exaspération.
Guy Vanthemsche : Cette frustration et cette colère des jeunes de la communauté d’origine congolaise résultent aussi des difficultés qu’ils rencontrent dans leur vie quotidienne. Elles découlent des discriminations et des propos racistes auxquels ils se heurtent en Belgique. Le mouvement américain de protestation contre le racisme les encourage à ne plus se laisser faire. Ils sont aussi plus déterminés qu’il y a 20 ans à défendre leurs droits parce qu’une conscience globale des inégalités raciales n’a cessé de se développer dans le monde, dont l’histoire coloniale du Congo n’est qu’un élément. A cela s’ajoute l’activisme décolonial, qui les conduit à dénoncer les vieux discours qui présentent encore Léopold II comme un bienfaiteur.
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A. L. : Il y a pourtant eu des avertissements. Le drame de 2017, à Charlottesville, aux Etats-Unis, où un militant d’extrême droite a foncé dans la foule au volant de son véhicule pour s’opposer au retrait de la statue du général sudiste Lee, avait déjà relancé, en Belgique, le débat sur la décolonisation de l’espace public. Près de trois ans plus tard, le sujet redevient brûlant et les lignes bougent enfin. A Bruxelles, les partis de la majorité ont demandé au gouvernement régional de mettre en place un groupe de pilotage qui proposera de contextualiser ou de déplacer les vestiges coloniaux. Mais il a fallu du temps pour que la question du passé colonial et des abus du régime léopoldien soit prise en compte au niveau national. Une réaction politique fédérale s’imposait après la diffusion dans le monde des images des statues de Léopold II taguées ou déboulonnées.
Faut-il enlever toutes les statues de Léopold II et d’autres figures du colonialisme ?
A. L. : Ce n’est pas aux historiens de dire s’il faut déboulonner les statues de Léopold II et s’il faut rebaptiser le tunnel qui porte son nom à Bruxelles. Ce n’est pas non plus à nous de prendre position sur d’éventuelles excuses et réparations de la Belgique, gestes qui sont du ressort des politiques. Je constate simplement que si les statues et bustes du deuxième roi des Belges cristallisent à ce point les polémiques sur l’histoire coloniale, c’est parce qu’elles ont été conçues comme des hommages au roi colonisateur. Selon moi, certaines pourraient utilement être accompagnées de panneaux explicatifs. On peut aussi imaginer l’érection, à côté d’elles, d’installations artistiques qui seraient une réponse au symbole colonial. Le déboulonnage est également une option à prendre au sérieux, mais on se rend compte qu’il suscite encore beaucoup d’opposition. Les tags qui ont recouvert la statue équestre de Léopold II place du Trône ont immédiatement été nettoyés, un indice des priorités politiques.
G. V. : Le passé colonial est surtout, encore aujourd’hui, un enjeu idéologique, voire un enjeu politique. Une partie de l’opinion publique européenne critique le système de domination longtemps imposé par l’homme blanc et condamne les crimes qu’il a commis dans les colonies. Des militants veulent en finir avec les héritages de la colonisation et appellent non seulement à décoloniser l’espace public, en retirant les statues, mais aussi à » décoloniser les esprits « , à éradiquer les vieux préjugés racistes encore vivaces dans la population. En revanche, d’autres voix s’insurgent contre les discours de repentance et les accès de masochisme de l’Occident, jugés injustifiés et même dangereux.
La propagande coloniale d’antan résonne-t-elle encore aujourd’hui ?
G. V. : Elle reste vivace parmi la frange de la population, certes vieillissante, qui a connu les dernières années du Congo belge. Ces octogénaires considèrent qu’ils ont apporté le progrès au coeur de l’Afrique et sont choqués que leur action soit assimilée aux pratiques léopoldiennes, qualifiées aujourd’hui par certains de » génocidaires « . A cette mouvance postcoloniale, qui souligne les » aspects positifs de la colonisation « , s’ajoute, depuis peu, une tendance d’une tout autre nature : les milieux estudiantins flamands d’extrême droite, qui font l’apologie du colonialisme. Des messages identitaires empreints de violence et d’un racisme nauséabond circulent sur Internet, dont ceux du groupe Schild & vrienden, qui dit se préparer à la lutte armée pour » défendre la race blanche « . Un écho au discours des suprémacistes blancs américains.
La fixation polémique sur le Congo de Léopold II vous agace ?
A. L. : Il y a un paradoxe étonnant : le Congo de Léopold II et les crises au temps de l’indépendance de la colonie sont les deux périodes qui focalisent l’attention et pour lesquelles on nous demande de faire » toute la lumière « . Or, ce sont les époques les plus étudiées. Entendons-nous : la période de l’Etat indépendant du Congo (EIC) est l’épisode fondateur de l’histoire coloniale belge et il n’est pas question de minimiser l’importance des massacres liés au » caoutchouc rouge « . En revanche, il importe de restituer ces événements dramatiques dans un processus beaucoup plus large : celui de la prise de contrôle, de l’exploitation et de la transformation du territoire congolais par les agents de l’EIC, puis par les autorités coloniales belges.
G. V. : Il y a eu de profondes mutations au cours des trois quarts de siècle de colonisation. Le Congo de 1955 n’est plus celui de 1895. Dans les années 1950, on constate des améliorations dans les conditions de vie d’une partie de la population congolaise. Ne retenir qu’une seule période de l’histoire coloniale rend très difficile tout débat. Les uns réduisent le passé colonial aux crimes commis par le régime léopoldien et dénoncent un » holocauste « . Les autres ne veulent retenir que les routes, les hôpitaux, les établissements scolaires et les performances économiques de la fin de la période coloniale. Cela dit, des traits essentiels du système colonial persistent tout au long de la domination belge : les violences, guerrières ou répressives, le racisme et les discriminations, la quête insatiable du profit, pudiquement occultée par les notions de » mission civilisatrice « , de » progrès » et de » développement « , et la volonté de » remodeler » l’autochtone et la société colonisée par l’évangélisation, l’enseignement, la diffusion de nouvelles langues, la création de nouvelles identités.
(1) Le Congo colonial. Une histoire en questions, sous la direction d’Idesbald Goddeeris, Amandine Lauro et Guy Vanthemsche, Renaissance du livre, 463 p.
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