Comment solder ce passé colonial encombrant ?
Le débat sur le passé colonial belge et la décolonisation de l’espace public a repris de l’ampleur à la faveur du mouvement Black Lives Matter. Quelle serait la teneur d’éventuelles excuses ? Entre recherche historique et agendas politiques, le point de jonction n’est pas facile à trouver.
Ce n’est pas Hollywood qui aura jeté le pavé dans la mare : alors que l’on attend toujours la sortie du film de Ben Affleck King Leopold’s Ghost ( Les fantômes du roi Léopold), consacré aux exactions commises au Congo sous le règne de Léopold II, le débat sur le passé colonial de la Belgique a déjà repris de l’ampleur. Il s’est imposé en marge de la vague internationale de contestation antiraciste Black Lives Matter (BLM). Des statues du souverain fondateur du Congo et autres monuments glorifiant l’oeuvre coloniale belge ont été déboulonnés ou tagués à Bruxelles et ailleurs dans le pays. Les appels d’activistes et de responsables politiques à décoloniser l’espace public se sont multipliés ces derniers jours. Des bourgmestres de la capitale réclament un débat national sur l’histoire coloniale. Des partis politiques se montrent disposés à mettre en place une commission parlementaire chargée d’un travail de mémoire centré sur les responsabilités de Léopold II et de ses agents au Congo.
Dans la foulée, la Belgique présenterait des excuses à la RDC pour les crimes commis lors de la colonisation. Ce ne serait pas tout à fait une première : en février 2002, Louis Michel, alors ministre des Affaires étrangères, avait présenté ses » excuses » et » regrets » au peuple congolais pour le rôle joué par son pays dans la mort, en janvier 1961, de Patrice Lumumba. La commission d’enquête parlementaire » Lumumba » venait de conclure à la » responsabilité morale » de la Belgique dans l’assassinat du Premier ministre congolais. En avril 2019, c’est au tour du Premier ministre Charles Michel de présenter des excuses aux métis, ces enfants nés d’un père colon belge et d’une femme noire, enlevés à leur mère à la fin de la colonisation du Congo.
Pression sur le Palais
Reste à déterminer quand seraient présentées de nouvelles excuses, et qui serait chargé de le faire. Joachim Coens et Conner Rousseau, présidents du CD&V et du SP.A, estiment que le soixantième anniversaire de l’indépendance du Congo, ce 30 juin, serait une bonne occasion. Le nouveau président des chrétiens-démocrates flamands pense que le roi Philippe est la » personne la plus appropriée » pour accomplir ce geste, une position qui rejoint celle de la N-VA. Paul Magnette (PS), lui, juge que le 21 juillet est une date à saisir. D’autres leaders francophones plaident pour une intervention du souverain ou du gouvernement une fois terminés les travaux de la commission parlementaire. L’histoire coloniale reste toutefois un passé mal digéré : en décembre 2018, le roi Philippe n’a pas tenu à assister à la réouverture de l’AfricaMuseum de Tervuren, rénové et » décolonisé « .
Des voix politiques avancent que » toute la lumière n’a pas encore été faite » sur le passé colonial de la Belgique, en particulier sur la gestion de l’Etat indépendant du Congo, propriété personnelle de Léopold II. Ce n’est pas l’avis des historiens Amandine Lauro (ULB) et Guy Vanthemsche (VUB), qui ont coordonné l’ouvrage Le Congo colonial. Une histoire en questions (1), qui sort opportunément cette semaine. Selon eux, l’histoire coloniale, y compris ses pages les plus sombres, n’est pas un » grand tabou « . » Le fonctionnement du régime léopoldien et toutes les dimensions de l’exercice de la domination coloniale belge ont fait l’objet de recherches approfondies, estime Amandine Lauro. Ces vingt dernières années, une nouvelle génération d’historiens a poursuivi les travaux des pionniers, enrichissant encore notre connaissance du passé colonial belgo-congolais. Mais il est vrai que leurs recherches ne sont pas forcément connues du grand public. »
Des questions concrètes
Le Congo colonial vise précisément à diffuser plus largement les acquis de la recherche. » L’intérêt pour l’histoire coloniale de la Belgique ne cesse de croître « , estime Guy Vanthemsche. En témoigne le succès du livre de David Van Reybrouck, Congo. Une histoire, publié il y dix ans déjà. » Notre livre adopte une démarche différente. Nous avons constitué une équipe d’une trentaine d’auteurs issus d’horizons différents : certains sont des historiens belges, flamands et francophones, d’autres des chercheurs américains, allemands et bien sûr congolais. » Leurs travaux sont présentés sous forme de questions très concrètes : que savons-nous des victimes de l’administration autocratique de Léopold II ? Quels bouleversements démographiques et sociaux ont provoqué la colonisation ? Qui a profité du Congo ? Comment les Congolais ont-ils vécu la colonisation ? Quelles ont été les relations entre Blancs et Noirs ? L’ensemble constitue le bilan des connaissances actuelles et débusque quelques mythes.
Les fantômes du roi Léopold, le film
Le débat sur le passé colonial et le régime léopoldien au Congo risque de ressurgir quand sortira King Leopold’s Ghost ( Les fantômes du roi Léopold), le long métrage que produit et prépare l’acteur et réalisateur américain Ben Affleck. Le film raconte les aventures de trois des figures de proue de la campagne contre les abus commis dans l’Etat indépendant du Congo, au tournant des xixe et xxe siècles : le missionnaire afro-américain William Sheppard, qui a passé 20 ans en Afrique et a dévoilé les atrocités auxquelles se livrent les agents du roi ; le diplomate irlandais Roger Casement, auteur d’un rapport accablant sur l’EIC ; et le journaliste britannique Edmund Morel, grâce à qui l’opinion belge et internationale va être mise au fait des maux infligés aux populations congolaises. Les travaux et les initiatives de ces hommes sont à l’origine du premier mouvement de défense des droits de l’homme de l’histoire. Le film de Ben Affleck est tiré du best-seller éponyme du journaliste américain Adam Hochschild, un livre qui a fait grand bruit en Belgique lors de sa parution, en 1998. Grâce à ses talents littéraires, l’auteur a réussi à attirer à nouveau l’attention, près d’un siècle après Morel, sur la récolte forcée du » caoutchouc rouge « , source majeure d’exactions au Congo. Hochschild estime que la politique coloniale de Léopold II aurait décimé près de la moitié de la population du Congo, soit dix millions d’individus. Ses méthodes de calcul ont toutefois été contestées par plusieurs auteurs, dont l’historien Jean Stengers.
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