Carte blanche
Lettre ouverte à Sammy Mahdi (carte blanche)
« Je suis désolé de le dire, mais vous êtes une honte pour notre pays et pour la démocratie, écrit Vincent Engel. J’ai longtemps réfléchi à une manière plus douce de débuter cette lettre, mais franchement, je n’en vois pas. »
Je ne vais pas tourner autour du pot: Monsieur Sammy Mahdi, vous êtes une déception absolue. Pourquoi ? Parce qu’avec Theo Francken, on pensait avoir touché le fond en matière de politique des sans-papiers et des migrants. Au-delà de Francken, il n’y avait que les pratiques politiques les plus ignobles que notre histoire récente n’a que trop connues. Rien ne pouvait, démocratiquement, être pire que Francken ; c’est du moins ce que croyaient certaines et certains démocrates, dont je suis.
Naïveté, évidemment ; le pire n’a pas de fond. Ne vous méprenez, Monsieur le Secrétaire d’État, je ne suis pas en train de dire que vous êtes fasciste. Vous n’êtes qu’un politicien belge de la première moitié du vingt-et-unième siècle, plus précisément un politicien des majorités politiques dominantes au sein du monde riche et qui, de droite ou de gauche, comme les membres d’un CA chargés de veiller aux intérêts des actionnaires (vos électeurs et électrices), s’efforcent contre vents et marées à maintenir les privilèges de leur caste.
Mais justement, les vents et les marées, ce sont ces sans-papiers et ces migrants qui se les prennent en pleine figure. Qui en meurent, tous les jours. Comme tous les Secrétaires d’État en charge de ces dossiers, vous répondrez, d’une manière ou d’une autre : « Ils n’avaient qu’à rester chez eux ; nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde et il ne faut pas créer d’appel d’air. » Quand la langue de bois sert à défendre son camp, on dira que c’est de la politique quotidienne ; quand elle sert à couvrir une politique inhumaine et abjecte, elle devient du poison.
« Ils n’avaient qu’à rester chez eux » ? Mais alors, pourquoi les avons-nous invités, de mille et une manières ? En créant chez eux, pour nos intérêts financiers, économiques, industriels, des situations sociales, politiques, écologiques invivables, terreaux de guerres, de terreur, de dictatures ; en leur faisant miroiter tous les jours, à travers les médias, la possibilité d’un monde paradisiaque ; en ayant besoin de leur main-d’oeuvre bon marché, prête à assumer les tâches que nous jugeons indignes de nous. L’esclavage moderne ne se fait plus en capturant les victimes sur leur terre ; la perversion suprême consiste à les attirer dans nos filets en leur faisant miroiter richesse et liberté.
« Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde » ; vous savez parfaitement que le pourcentage de « toute cette misère du monde » qui prend le risque énorme de tout quitter et de traverser l’enfer pour arriver dans un autre enfer, ce pourcentage est minime par rapport à celles et ceux qui ne peuvent quitter leur pays ou leur région. Jamais nous n’accueillerons « toute la misère du monde » ; mais nous avons le devoir de contribuer activement à la réduire, parce que nous en avons les moyens politiques et financiers. Et l’écume qui arrive sur nos plages, nous avons le devoir, et encore plus les moyens, de l’accueillir dignement et de lui donner les moyens de s’intégrer, en citoyens libres et responsables, dans nos sociétés.
« Il ne faut pas créer d’appel d’air » ; nous atteignons ici au summum de l’argument abject. Il a déjà été utilisé par vos ancêtres députés, en 1938, après la Nuit de Cristal, alors que la Chambre débattait pour accueillir quelques dizaines d’enfants juifs allemands. On ne les a pas accueillis. Il n’y a pas eu d’appel d’air. Et certainement pas dans les chambres à gaz.
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L’argument appartient à cette catégorie dans laquelle puisent celles et ceux qui n’ont jamais été confrontés à aucun danger, à aucun risque. C’est celui que les opposants à l’IVG brandissent : autoriser l’avortement créera « un appel d’air » et poussera les femmes à avoir une sexualité débridée et irresponsable. Parce que c’est bien connu, se faire avorter est un « jeu d’enfant »… Tout comme traverser le désert et la Méditerranée est une formidable aventure. Madame Claude et le Paris-Dakar ; voilà les référents de votre imaginaire sordide.
Vous êtes une honte, Sammy Mahdi ; pas parce que vous seriez vous-même issu de cette migration que vous combattez aujourd’hui. Je refuse d’utiliser cet argument ; l’histoire a montré combien le fait d’avoir bénéficié d’un droit ne garantissait pas que ce bénéficiaire en deviendrait le défenseur pour autrui. Vous êtes une honte parce que vous ne faites rien d’autre que ce que faisait Theo Francken, voire même un peu moins. Parce que vous souriez en conduisant les victimes à l’échafaud. Parce que vous pensez qu’être ferme est un gage de bonne politique. Parce que vous dites refuser de céder à un chantage, en refusant de voir que ce soi-disant chantage est uniquement le résultat de votre politique. Le seul gage que vous donnez, c’est à vos collègues, pour leur prouver que vous êtes digne de faire partie de leur club.
Vous menez des hommes et des femmes au désespoir et, peut-être, au suicide. Pire encore, vous avez entre les mains les moyens de les sauver et de ne plus jamais pousser des êtres humains à vivre de telles horreurs. Mais vous les rendez responsables de leur sort et vous vous en lavez les mains.
Dans son intervention au Parlement, François De Smet a mis ses collègues de la majorité au pied du mur de leur hypocrisie et de leur irresponsabilité. La honte qui est la vôtre, vous la partagez avec toutes celles et tous ceux qui composent ce CA de l’indignité. L’attitude de François De Smet ne tient pas au fait qu’il est dans la minorité ; tout son parcours pré-politique atteste de l’inverse. Mais je sais qu’il n’est pas seul à penser ainsi, ni dans la minorité, ni dans la majorité. C’est dans cette dernière qu’il faut un sursaut. L’obéissance à la discipline de parti est une des causes de l’indignité politique qui mine la démocratie. Un élu, une élue ne doit obéir qu’à sa conscience et à ses valeurs. Normalement, celles-ci sont en phase avec celles de son parti ; mais quand ce n’est pas le cas, son devoir est de s’opposer à son parti. Parce qu’au-dessus de tout parti, il y a l’humanité.
Je vous invite à regarder quelques séries, par exemple Walking Dead. Pas pour vous faire peur ; dans cette série, les morts-vivants ne sont pas les plus effrayants. Le plus terrifiant, c’est de voir à quelle vitesse les valeurs et les principes de la démocratie s’effondrent lorsque les conditions matérielles du confort sont menacées. Et pourtant, ces séries rappellent que le seul, l’unique moyen de s’en sortir, surtout quand le monde s’effondre, c’est la solidarité.
Je vous prie de croire, Monsieur le Secrétaire d’État, à l’expression de mes sentiments choisis,
Vincent Engel – Ecrivain
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