« Le Père Fouettard couvert de suie est un déni de la discrimination raciale à l’oeuvre »
En Flandre, le débat fait rage suite au « Pietenpact » (« Pacte du Père Fouettard »). Le fidèle compagnon de Saint Nicolas doit-il être représenté grimé en noir tel un esclave africain ou plutôt couvert de traces de suie? Martin Vander Elst, anthropologue au laboratoire d’anthropologie prospective à l’UCLouvain, nous éclaire sur cette polémique.
D’où nous vient cette figure du Père Fouettard recouvert de traces de charbon ?
On reprend aujourd’hui une version du mythe non coloniale du 19e. Ce retour vient de la contestation par les Afros-descendants d’abord en Hollande, en Belgique et en France du « blackface ». Cette contestation remonte au début des années 2000, mais existait déjà bien avant. En Belgique, le « blackface » a plusieurs formes folkloriques : ce n’est pas seulement le Père Fouettard, mais c’est aussi le « sauvage » de Ath, les « Nègres » de Deux-Acren, les « Noirauds » à Bruxelles… A la libération, il y a eu toute une contestation de ces personnages de « sauvages » lors de la Ducasse, par exemple. Cette réaction était liée à la présence de soldats américains afro-descendants dans les parades militaires. Il était mal venu à l’époque face aux libérateurs d’afficher de telles pratiques discriminatoires.
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Pourquoi cette version « atténuée » du Père Fouettard est-elle encouragée ?
En Flandre, le personnage recouvert de traces de suie est appelé « Roetpiet » (NDLR, ‘roet’ signifie suie en néerlandais), c’est clairement une réaction à l’intensité des demandes de mettre fin au « blackface ». Plus les campagnes contre le « blackface » sont importantes, plus cette histoire de la suie revient. C’est une réaction immunitaire de la société majoritaire. Elle est pourtant rationnellement irrecevable puisque cela signifierait que le Père Fouettard sortirait de la cheminée en étant racisé. Il n’est pas simplement noir, mais il a les cheveux crépus, des lèvres proéminentes, une boucle d’oreille symbole de la servitude et on voit bien que sa collerette et les éléments blancs de son costume ne sont pas teintés de suie.
Cet argument ressort souvent pour dire que Père Fouettard n’est pas un personnage raciste. Mais cela ne fait ni l’épreuve de l’historiographie ni simplement de la description du personnage en lui-même. C’est, selon moi, une réaction de la société blanche qui n’a pas effectué de travail de décolonisation culturelle depuis l’indépendance du Congo, depuis 60 ans donc. Elle est confrontée à une contestation de la part des descendants de l’immigration post-coloniales du « blackface ». Et comme cette société majoritaire n’a jamais été amenée à se décoloniser, elle s’identifie encore à ce folklore, elle considère qu’il en va de son identité.
Cette version est-elle quand même une solution à la négrophobie ?
La figure de « Roetpiet » vient en quelque sorte assurer le statu-quo post colonial et d’une certaine façon sauver les formes de suprémacisme et de domination impérialiste coloniale d’un travail de décolonisation plus profond. Le « Pietenpact » en Flandre à destination des associations, des écoles, des centres commerciaux… joue typiquement ce rôle-là (lire aussi l’encadré ci-dessous). Ce pacte considère que l’on peut changer simplement de façon superficielle le grimage sans faire de travail sur le caractère négrophobe du personnage. C’est là qu’il y a un problème. C’est comme si on tentait de sauver la figure du Père Fouettard en essayant de la modifier pour que les caractères négrophobes les plus excessifs n’existent plus.
On voit que le « Pietenpact » n’est pas suivi, ou seulement à quelques endroits. C’est un pacte très peu explicite qui met en scène le paradoxe de conserver un folklore raciste, mais en essayant d’effacer les caractéristiques les plus visibles. Le second problème, c’est qu’il active ce mythe du « Roetpiet » qui est un déni de la discrimination raciale à l’oeuvre. Il s’agit surtout d’empêcher tous les enjeux de réparation des violences du travail forcé, des inégalités, des spoliations qui ont marqué l’histoire longue de l’esclavage et de la colonisation. On pense qu’on peut créer un nouveau mythe, réparer toute cette histoire de violence dont le Père Fouettard est l’une des figures. Certains activistes disent que c’est même pire car cela ajoute au déni, l’idée que la noirceur est quelque chose de sale.
Ces rituels d’initiation au racisme entretiennent des images et des perceptions négatives qui sont condamnées depuis au moins 2015 par l’UNESCO qui a fait un ensemble de recommandations, surtout en Hollande. Ce pays refoule en effet moins son histoire d’esclavage que la Belgique. En Flandre, le débat est aussi plus vif due à l’influence hollandaise.
Faudrait-il alors, selon vous, supprimer la figure du Père Fouettard?
On observe une intensification de la contestation, mais pas que du Père Fouettard. Ces contestations elles-mêmes sont liées et à l’histoire coloniale, et à la négrophobie, aux discriminations concrètes à l’embauche, au logement, aux violences policières et aux stigmatisations qui sont liées au passé colonial. Il est évident que ces luttes continueront tant que la négrophobie sera un problème systémique en Belgique. Un rapport récent de l’ONU pointe d’ailleurs les enjeux liés au « blackface » dans notre pays. La question de la suppression du Père Fouettard s’inscrit dans la lutte contre la négrophobie.
En quoi consiste le « Pietenpact » en Flandre et aux Pays-Bas?
Le « Pietenpact » est une initiative de l’asbl néerlandaise et flamande Huis de Buren lancée en 2016 en Flandre et aux Pays-Bas sur le caractère – considéré par beaucoup comme raciste – du compagnon de Saint Nicolas. Il a été décidé que dans certaines villes de Flandre, les traces de charbon remplaceront désormais le maquillage noir du Père Fouettard. Plusieurs organisations, dont le pendant de la Ligue des familles en Flandre, un grand magasin de jouet, des chaînes de télévision ainsi que les écoles ont signé dans ce cadre le « Pietenpact », un accord voué à mettre un terme à la polémique qui accompagne chaque année la venue de Saint Nicolas.
En Flandre, des campagnes contre le « blackface » sont aussi organisées, comme « Kick Out Zwarte Piet » et Zwarte Piet is racism
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