Carte blanche
Le dilemme du prisonnier du confiné
Avec mes étudiants, nous abordons en début d’année académique une construction axiomatique du dilemme du prisonnier. Pour rappel, il s’agit d’un paradoxe qui illustre la relation de confiance posée à l’individu vis-à-vis du collectif.
Pour illustrer le propos, imaginez qu’on apporte quarante éclairs dans un amphithéâtre de 200 étudiants. Imaginez qu’on leur demande de prendre une feuille de papier et d’indiquer soit 1 soit 10, je sais on pourrait le faire avec des applications subtiles mais ce n’est pas le dilemme de l’instagrammeur. S’ils indiquent 1, ils ne reçoivent rien, s’ils indiquent 10, ils reçoivent un éclair… à condition qu’au maximum 20 % des étudiants aient indiqué 10. En vérité, cela s’est passé exactement et de cette manière lors d’un de mes cours du mois de novembre dernier, c’était le temps d’avant le virus.
Dans le paradoxe du prisonnier, la stratégie consistant à indiquer 1 est classiquement appelée la stratégie de coopération : je joue le jeu afin d’aider la collectivité, même si cela n’implique pas un gain personnel. La stratégie qui consiste à jouer 10 est classiquement appelée la stratégie de défection, soit faire défaut, (to defect en anglais) : je joue la carte personnelle, advienne que pourra du collectif.
L’astuce est de mettre en place une certaine motivation (les éclairs) afin de poser le dilemme à chacun : vais-jouer collectif ou poursuivre mon intérêt individuel ? Si je n’apportais pas d’éclairs, mais que je demandais à mes étudiants de jouer le jeu « comme si », les résultats ne seraient pas probants (il faudrait pour être précis traiter le cas des étudiants qui détestent les éclairs et sont donc imperméables à l’attrait du gain).
En somme, il s’agit d’une situation comparable à celle des transports collectifs. Une certaine quantité de resquilleurs est tolérée par le système, même si dans l’idéal, ce serait mieux que personne ne resquille. Par contre, si un trop grand nombre ne paye pas son ticket, les transports publics ferment boutique et leurs portes.
Le confinement se prête bien à ce cadre conceptuel. Si l’objectif est de diminuer les contacts sociaux de 80 % (chiffre repris du modèle mis au point par l’Inserm en Île-de-France), chaque citoyen joue à l’insu de son plein gré à un dilemme du prisonnier multi-acteurs. Les individus privilégiant le collectif mettent en place la stratégie de distanciation sociale et les autres sont les resquilleurs.
Il n’est pas possible de jouer aux dés avec le confinement, comme on pourrait le faire avec les éclairs. Je veux dire par là que la marge de manoeuvre des 80 % est étroite. En effet, une grande partie de la population a dû continuer à travailler en maintenant des contacts sociaux (transports, alimentations, déchets, hôpitaux…) et il nous faudra à jamais les remercier. Pour permettre à ces personnes d’effectuer leurs tâches, il faut que les contacts sociaux des autres soient le plus proches possible de zéro, sinon le virus se propage. La moyenne sur l’ensemble de la population doit arriver à une diminution de 80 %. Le fait que l’écrasante majorité joue le jeu et qu’il y ait le moins possible de resquilleurs dépend de l’acceptation sociale des mesures, telle que je l’avais évoquée dans un précédant texte en forme de lettre adressée à mes étudiants juste avant le confinement. L’agrément de la population est indispensable, l’état n’ayant pas la capacité de contrôler tout un chacun, nous sommes face à nos choix et nos responsabilités.
Depuis la mi-mars, nous avons donc réalisé un énorme dilemme du prisonnier à l’échelle du pays. Comme nous l’avons vu, la caractéristique fondamentale du paradoxe est qu’il pose la question de confiance. Il faut jouer le jeu collectif et espérer que les autres le jouent aussi, même si individuellement on pourrait faire défaut. Imaginons un seul resquilleur : il ne met pas en péril le système et ne court pas grand risque d’être contaminé, car la propagation du virus est virtuellement à l’arrêt. Le problème survient si un trop grand nombre de personnes font ce raisonnement et s’écrouler le système.
Peut-on filer la métaphore lors du déconfinement ? La perspective sera, de ce point de vue, semblable. Il n’y aura pas de déconfinement idéal et la crainte d’une deuxième vague, puis d’une troisième encore, sera bien présente, car nous n’avons à ce jour ni remède, ni vaccin. Si on voulait faire un déconfinement extrêmement ciblé, il faudrait tester tout le monde, ce ne ne sera pas possible, on parle aujourd’hui de se concentrer sur certaines populations (particulièrement exposées, à risque, symptomatiques…).
Pourtant il faudra bien en sortir, pour éviter les catastrophes médicales, psychologiques, sociales, culturelles et économiques, qui à un moment donné pourraient être pires que le virus. Là également se posera la question de confiance. Il restera des mesures de distanciation sociale, des recommandations données aux entreprises et aux particuliers, des interdictions de rassemblement, des distances à respecter, des gestes barrières…
Dans notre quotidien de futurs déconfinés, nous resterons acteurs d’un dilemme du prisonnier avec tous nos concitoyens comme co-joueurs. Pour se tirer d’affaire, la seule manière sera toujours de jouer le jeu collectif, en évitant la tentation de faire défaut. Pour cela, les responsables politiques et les experts à la manoeuvre devront expliquer, clarifier et répondre aux questions soulevées (par exemple, quelle serait la logique de ré-ouvrir les écoles alors que les rassemblements sont interdits ?). Seule une connaissance partagée permettra l’acceptation sociale des mesures de déconfinement par une écrasante majorité de la population. Pour revenir à nos étudiants et au jeu des éclairs, c’est comme si on indiquait 1 sur le bulletin de vote, laissant à d’autres (les moins nombreux possibles) le soin de se goinfrer.
PS: Qui a gagné lors du dilemme du prisonnier avec mes étudiants et les pâtisseries ? Il fallut le jouer deux fois, car lors du premier tour nous fûmes bien au-dessus du pourcentage de 20 % de stratégie 10 (faire défaut). Lors du deuxième tour, les étudiants innovèrent. Leur tactique a consisté à bourrer les urnes avec des bulletins de 1, qui ne correspondaient donc pas à des étudiants réels. Nous nous sommes retrouvés avec près de 300 bulletins à dépouiller pour 200 étudiants présents. Malgré cela, il y avait toujours plus de 20 % de défauts. À la fin, j’ai laissé les éclairs, pour prix de leur subtilité (le coup du bourrage de l’urne, on ne me l’avait jamais fait), après en avoir retiré un exemplaire au chocolat pour prix de mes efforts. Le partage du bénéfice s’est déroulé sous la forme du premier arrivé, premier servi dans une cohue indescriptible sans distance de sécurité, mais avec des larges sourires.
Prof. Fabrizio Bucella,Master en Physique, DEA en Sciences, Docteur en Sciences,Professeur des Universités,Université Libre de Bruxelles
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