Carte blanche
La courbe exponentielle de l’épidémie de coronavirus expliquée par un physicien
Privé de donner cours à ses étudiants de l’Université Libre de Bruxelles, ce professeur de physique a écrit une lettre à ses étudiants qui lui « manquent déjà ».
Chères Étudiantes, Chers Étudiants,
Les bars, restaurants, boîtes de nuit sont fermés, comme les magasins le week-end, jusqu’aux écoles et aux universités suspendant tous leurs cours, séminaires et travaux pratiques. Il s’agit d’une nouvelle mesure de distanciation sociale dont le but est de ralentir autant que faire se peut l’épidémie de la maladie COVID-19.
En effet, le coronavirus se propage par contact interindividuel direct et non par le biais d’un vecteur tel un moustique. Dans un tel cas, les modèles théoriques sont formels : limiter les interactions, les contacts, les rencontres entre les personnes permet de ralentir la propagation. Il s’agit donc d’une mesure de santé tant individuelle (vous avez moins de chance de contracter la maladie) que collective (celle-ci a moins de chance de se propager dans son ensemble).
N’ayant plus la possibilité de vous donner cours physiquement, je vous fais suivre quelques données mises à jour et des éléments de réflexion.
En vérité, la seule véritable information accessible est la courbe épidémique qui reporte le nombre de cas détectés en fonction des jours écoulés. Celle-ci permet d’estimer le temps de doublement, soit la durée pour que le nombre de cas soit multiplié par deux.
Rappelez-vous les cours du premier quadrimestre, le bon vieux temps (je sais c’est déjà loin) : nous avions déjà abordé des croissances exponentielles et en particulier les suites géométriques de raison 2 (dont le terme double à chaque itération), avec les histoires rocambolesques de la légende de Sissa (*), l’inventeur du jeu d’échecs ou bien de l’affaire Charles Ponzi, le petit malhonnête qui vous promettait de doubler le capital investi tous les mois, l’arnaque s’effondra après 7 mois (7 périodes de doublement).
Le problème avec les croissances exponentielles est que nous n’avons pas une bonne perception des choses, l’être humain préférant de loin les phénomènes linéaires.
Prenons un point de départ facile à retenir. Le nombre de cas répertoriés en Belgique le dimanche 8 mars était de 200. La courbe épidémique en Italie semble indiquer un temps de doublement compris entre 3 et 4 jours. Nous devions avoir environ 400 cas mercredi 11 mars (annonce journalière du vendredi matin), car la durée depuis dimanche aura comptabilisé 4 jours : lundi, mardi, mercredi et jeudi. Le nombre de cas fut de 399, tout à fait dans les clous des prévisions. Si la croissance est bien celle évoquée, le nombre de cas lundi prochain (annonce de mardi matin) sera environ de 800 (4 jours depuis jeudi : vendredi, samedi, dimanche et lundi).
Il est à noter que, même en Italie, les physiciens théoriciens analysant les équations épidémiques et la courbe de la maladie ne sont pas encore tout à fait certains qu’il s’agisse d’une progression exponentielle. Ils ne peuvent exclure qu’elle soit linéaire. À la vérité, nous ne le saurons qu’après l’épidémie, quand nous aurons la courbe complète (avec la progression, le pic et le reflux).
La seule chose que nous puissions affirmer est que les données empiriques sont compatibles avec une progression exponentielle tant en Italie qu’en Belgique. Ce débat est plutôt d’ordre théorique, comme nous le verrons juste après.
Outre la progression exponentielle qui, si elle est avérée, conduira inéluctablement à un nombre de cas très grands dans un avenir proche (800 cas lundi, 3 200 cas après 10 jours, 25 600 après 20 jours et 204 800 après 30 jours), la véritable inquiétude des autorités publiques est l’effondrement du système hospitalier. Il suffit d’une petite proportion des malades nécessitant une hospitalisation pour que les hôpitaux soient débordés. En Italie, au moment de la fermeture du pays (lockdown), on dénombrait 12 462 cas recensés et 5 838 hospitalisations, principalement pour des syndromes respiratoires aigus et sévères, la maladie COVID-19 étant provoquée par un virus de la famille du SRAS.
Les 5 832 hospitalisations italiennes concentrées dans les régions septentrionales ont conduit le système hospitalier au bord de l’implosion. Cela a justifié la mise en quarantaine généralisée de tout le pays depuis la semaine écoulée avec des restrictions drastiques aux libertés individuelles : aucun déplacement autorisé, fermeture des bars et restaurants et de tous les magasins, seuls les pharmacies, magasins d’alimentation et marchands de journaux restant ouverts, aucune activité collective, restriction des transports en commun et des activités productives, promenades très limitées, pratique du sport même solitaire en plein air interdite, pas de visite à la famille et aux amis, plus de dîner sympathique à la maison avec quelques potes pour refaire le monde. En bref et en résumé : on reste chez soi, tout le monde à la maison (tutti a casa).
Il y a donc deux courbes à surveiller, celle des cas totaux et celle des cas hospitalisés. La mauvaise nouvelle est que ces courbes se suivent (le site le plus complet et le plus clair concernant le cas italien).
Les mesures de distanciations sociales déjà prises en Belgique et celles qui ne manqueront pas d’être prises dans les jours qui viennent, visent tout un seul objectif : aplatir la courbe, soit diminuer la progression de l’épidémie afin de ne pas être submergés par un nombre de patients hospitalisés supérieur à la capacité d’absorption du système
Voilà une application un peu impromptue, mais non moins intéressante de votre cours de mathématique et physique dans notre faculté.
N’hésitez pas à me revenir si l’un ou l’autre de ces points ne devait pas être tout à fait clair ou si vous avez d’autres questions.
Si vous me le permettez, je terminerai par un message plus personnel. Nous nous en sortirons grâce à une mobilisation de l’ensemble de la population du simple quidam aux plus hautes autorités. Au moment d’écrire ces lignes, les mesures individuelles restent les classiques : lavage régulier des mains, mouchoirs en papier à usage unique, éternuement dans le coude, pas de poignées de main ni d’embrassade, distance de sécurité de 150 centimètres. Elles viennent d’être complétées de la recommandation suivante : rester à la maison 7 jours même en cas de simple rhume, et ce dès les premiers symptômes.
Quand on parle du lavage des mains, cela prête à sourire, je le répète à ma nièce depuis des années et elle a neuf ans. Malgré son côté un peu « grand-mère », passez-moi l’expression, la mesure est tout à fait efficace, elle vous protège vraiment contre le virus. Comptez le nombre de fois que vous vous lavez les mains sur la journée, si vous n’arrivez pas à 10, vous pouvez mieux faire. Votre santé le vaut bien et celle des personnes chère à votre coeur.
Concernant les mesures collectives, celles venant d’être prises sont qualifiées de fortes, car ce sont les toutes premières, il est possible qu’elles ne suffisent pas. Surveillez la courbe épidémique, vous saurez rapidement si nous nous dirigeons vers un scénario à l’italienne dans les prochains jours.
Il y a bien entendu un risque à courir après l’épidémie avec des contraintes qui arrivent toujours un peu trop tard, mais lesdites mesures de distanciation sociales sont très couteuses à prendre. Il y a la peur d’en faire trop et de créer un sentiment de panique. De plus, les décisions doivent être acceptées par les citoyens afin d’être concrètement mises en oeuvre, car l’Etat n’a pas la capacité de coercition nécessaire pour forcer l’ensemble des habitants à les suivre (en Italie, des peines d’emprisonnement sont prévues pour qui ne respecte pas les mesures de confinement, mais leur existence revêt de l’ordre du symbole, les représentants de l’État ne pouvant surveiller que chaque citoyen reste bien calfeutré à la maison).
Les temps à venir seront sombres, ne nous le cachons pas. Déjà dans notre université toutes les activités étudiantes intra et extra-muros ont été interdites, les cours ex cathedra, séminaires et travaux pratiques sont suspendus. Il n’est pas impossible que l’ULB ferme ses portes totalement. Vous avez maintenant cours grâce à l’Internet (oui je sais, on ne dit plus « l’Internet », j’assume mon âge), mais perdrez la joie du contact humain, de retrouver vos camarades, de discuter avec vos professeurs, de la vie étudiante enfin.
De notre côté, en tant qu’enseignants, ce ne sera pas beaucoup plus drôle. Ce qui me fait me lever le matin est la joie de préparer les leçons et puis de les donner, de retrouver vos questionnements, vos sourires et vos blagues presque aussi foireuses que les miennes.
De nature optimiste, je ne cède pas au fatalisme. Il est une loi qui n’a jamais été falsifiée : après la pluie vient le beau temps. La probabilité de cette prévision est de 1, elle est donc toujours vraie, quand bien même la pluie dure un peu.
Je ne doute pas que nous aurons l’occasion de partager une et deux bonnes bières au soleil, quand cette affaire sera derrière nous. Ce sera ma joie de vous les offrir !
Si nous ne nous voyons pas de sitôt, sachez que vous me manquez déjà.
Très affectueusement,
Prof. Fabrizio Bucella,Master en Physique, DEA en Sciences, Docteur en Sciences,Professeur des Universités,Université Libre de Bruxelles
(*) La légende de Sissa raconte que l’inventeur du jeu d’échecs aurait demandé pour prix de son idée, un présent particulier. Celui-ci sembla très simple à l’empereur de l’époque dont j’ai oublié le nom si je ne l’ai jamais su. Sissa, c’est l’inventeur, suggéra de disposer un grain de riz sur la première case du jeu d’échecs, puis deux sur la deuxième case, quatre grains sur la troisième, 8 sur la suivante… Comme cadeau, il se serait contenté de recevoir le nombre de grains de riz posés sur la dernière case (un jeu d’échecs en comporte 64). L’empereur crut le satisfaire à peu de frais, mais il lui fut impossible d’honorer sa promesse, car le nombre de grains de riz qu’il eût fallu poser sur la dernière case eût équivalu à la production annuelle de riz de l’ensemble de la terre… sur près de mille ans !
Ce nombre vaut 2 exposant 63, la première case comptant un seul grain de riz, soit 9,2 suivis de 18 zéros, soit encore 9,2 milliards de milliards de grains de riz, quelque chose qu’il est impossible de se représenter, enfin pour moi cela reste très très grand, mais totalement hors de portée.
L’histoire se termine avec un empereur courroucé de s’être fait berner par la suite géométrique de raison 2, honteux de ne pouvoir honorer sa promesse, et supprimant l’objet de sa déconvenue en ordonnant le décolletage du Sissa. « Ce sont toudi les petits qu’on sprotche » (ce sont toujours les petits qu’on flingue, c’est du Wallon de chez nous, mais dit par un Italien de Milan).
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