La culture bruxelloise au temps du Covid, en mode survie
Nouveau coup d’arrêt général pour les théâtres, musées, cinémas, etc. Mais le plus dur pour les artistes ou les organisateurs de spectacles et d’événements n’est plus le présent mais, désormais, de se projeter dans l’avenir.
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Début septembre, alors que la deuxième vague du coronavirus commençait à peine à déferler, un bon millier de personnes criaient leur désarroi un dimanche au pied du Mont des Arts, au coeur de la capitale. Fond musical: Alors on danse, de Stromae. Sauf que personne n’avait envie de danser. Les manifestants incarnaient la culture, l’événementiel et le monde de la nuit, en partie à l’arrêt.
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Le patron de nightclubs Carl De Moncharline est l’un des initiateurs du mouvement #Still-alive, mot d’ordre du rassemblement et hashtag de ralliement d’un secteur aux abois. « Des milliers de gens sont plongés dans des difficultés sans nom et une partie n’y survivra pas. On attend des mesures autres que moyenâgeuses, avec des saignées et des ventouses. On attend des mesures chirurgicales car nos métiers sont très différents les uns des autres. » Still alive? A Bruxelles, où une grande partie du secteur a dû à nouveau baisser le rideau le 24 octobre (avant d’être suivi par les autres Régions), beaucoup sont plutôt entrés en mode survie.
Toujours garder une longueur d’avance sur le politique, voilà une des leçons de la crise.
« Nous n’avons pu assurer que 24 représentations depuis le début de la saison, là où nous aurions dû jouer 80 fois, regrette Albert Maizel, président et cofondateur du Théâtre de la Toison d’Or. Un désastre! Encore avons-nous été assez agiles pour nous adapter aux jauges de spectateurs imposées. Avec nos salles de 100 et 220 places, jouer au TTO n’était pas viable. Nous avons pu nous entendre avec l’ULB pour permettre à Guillermo Guiz de se produire dans un auditoire assez grand pour respecter les règles de distanciation, mais le spectacle d’Alex Vizorek a dû être à nouveau reporté. »
La mort dans l’âme, le TTO a aussi décidé d’annuler une création qui lui tenait à coeur: une pièce dédiée à Marc Moulin. « On devait la monter à Flagey en décembre, un lieu fantastique pour ce musicien, compositeur et homme de radio. Mais il faut être lucide. Il suffit de regarder les chiffres des hospitalisations pour comprendre qu’on ne pourra pas jouer avant la fin de l’année, ou avec des jauges intenables. La décision fait mal mais c’est de la bonne gestion. Toujours garder une longueur d’avance sur le politique, voilà une des leçons de la crise », conclut Albert Maizel. Le théâtre fait le gros dos pour survivre, grâce au chômage temporaire et aux aides publiques – en attendant celle sur les pertes de billetterie annoncée par la ministre de la Culture, Bénédicte Linard. Son patron refuse de s’apitoyer sur son sort. « La culture n’est pas menacée, comme le crient ceux qui disent vouloir la sauver. Ce sont les artistes qui sont en danger, les comédiens, les musiciens, les techniciens… et certains lieux culturels peu ou pas subventionnés. Mais le vrai drame est à l’hôpital, en train de s’effondrer. » Le TTO a offert une représentation de Guillermo Guiz au personnel d’hôpitaux bruxellois, « Rire fait partie de notre façon de lutter. »
Mayonnaise culturelle
Preuve d’un certain désintérêt public pour ce secteur protéiforme, on manque de chiffres pour mesurer ce que pèse réellement la culture dans notre pays – et singulièrement à Bruxelles. La plus récente étude évaluait en 2014 le poids des industries culturelles et créatives à 48 milliards d’euros de recettes (4,8% du PIB national), 185 000 emplois salariés et 56.000 indépendants actifs. Mais à côté des arts plastiques, de la musique et du spectacle vivant, elle couvrait des activités aussi diverses que les livres et les médias, l’architecture et le design, l’audiovisuel ou la mode. Tous n’ont pas été empêchés de travailler avec la même brutalité que les salles de spectacle, les festivals, les cinémas, les boîtes de nuit ou les organisateurs d’événements – qui ne sont même pas repris dans les chiffres évoqués.
Sans parler des artistes, dont les expositions et représentations sont annulées, reportées ou désertées, avec un maigre droit passerelle temporaire pour compenser. « On parle beaucoup de la fermeture des théâtres, musées, galeries, centres culturels, salles de concert…, remarque la scénographe et plasticienne Laure Hassel, dont plusieurs spectacles et une expo ont été déprogrammés. Pas assez du sentiment des artistes. La sensation de ne plus pouvoir se projeter, d’être peut-être contraints de changer d’activité. Chaque jour, je vais à mon atelier, je travaille puis soudain je me demande pourquoi. D’habitude, je sais ce que je ferai dans l’année à venir, là je n’en ai aucune idée. Et il y a la peur de l’après-Covid. Les budgets seront évidemment amputés des aides actuelles. Que restera-t-il? »
Plusieurs millions ont été dégagés par le gouvernement bruxellois pour aider « les innombrables intermittents et organisations qui ne se sont pas livrés à des activités culturelles principalement à des fins commerciales. Des pigistes aux artistes occasionnels, des musiciens, metteurs en scène, danseurs et chanteurs aux travailleurs auxiliaires du secteur, ils représentent tous une partie essentielle de notre délicieuse mayonnaise culturelle bruxelloise », commente le ministre du Budget, Sven Gatz.
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Analyste auprès du secrétariat social Partena Professional, Wim Demey a étudié l’impact de la crise sur l’emploi dans le monde culturel bruxellois, en ciblant l’audiovisuel et le cinéma, les musées et monuments ainsi que les arts créatifs, du spectacle, de la scène, les théâtres, salles de concert et festivals. Le constat est sans appel (voir le tableau): entre le chômage temporaire, les licenciements et les non-recrutements, les secteurs les plus impactés comptaient jusqu’à 82% de salariés en moins en juin (cinémas) et 43,9% en septembre (techniciens du son, de l’image et de l’éclairage), avant le confinement décrété fin octobre.
Encore ne s’agit-il que de données relatives aux salariés, pas aux indépendants. Eux n’ont pas d’existence statistique.
Résistances #7 : nourrir la culture
Chargée de projet en politique culturelle, Pauline Duclaud-Lacoste a créé, en juin dernier, une épicerie solidaire destinée au monde culturel et événementiel. Constatant que les primes ne suffisent pas et anticipant une situation à long terme, elle entend – avec les 30 bénévoles qui l’assistent – faire passer aussi un message au monde politique. Chaque samedi, 160 personnes reçoivent en moyenne 90 euros de nourriture. Le stock de victuailles provient des invendus récoltés dans les épiceries et marchés. La page Facebook de Feed the culture Brussels.
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