Joachim Coens (CD&V): « Si on commence à se battre entre nous, c’est foutu » (entretien)
Président du CD&V depuis la fin de 2019, Joachim Coens est peu présent dans les médias francophones. Le gouvernement De Croo, qu’il a contribué à installer, est déchiré par les polémiques alimentées par les présidents de parti francophones. Il s’en inquiète: « ça n’aide pas, ça n’aide pas… », répète-t-il.
Il a été décisif dans la constitution de la Vivaldi, mais il est très discret, surtout dans les médias francophones, pendant son exécution. Joachim Coens, 55 ans, bourgmestre de Damme et ancien patron du port de Zeebruges, président du CD&V depuis le 6 décembre 2019, fut le dernier des sept présidents de parti à accepter l’inéluctable, à l’été 2020: le gouvernement fédéral se ferait sans la N-VA. Depuis, traversant une crise sanitaire dont la Belgique n’est toujours pas sortie, le chemin de l’exécutif De Croo a été accidenté, et les sondages ne sont enthousiasmants pour aucun des sept partenaires. Surtout pas pour le CD&V de Joachim Coens, dont les ministres et secrétaire d’Etat (Vincent Van Peteghem aux Finances, Annelies Verlinden à l’Intérieur et Sammy Mahdi à l’Asile et à la Migration) occupent pourtant des départements stratégiques.
Quand on le retrouve, au huitième étage du siège de son parti, rue de la Loi, il entre un dossier sous le bras, s’arrête devant une large fenêtre, et pointe dans le panorama le bâtiment Wilfried Martens du Parlement européen. De là où il se trouve, Joachim Coens domine Bruxelles par la vue. Mais la vue lui rappelle qu’il ne domine plus la Belgique comme le faisait sa formation, notamment pendant les neuf gouvernements de Wilfried Martens. De l’autre côté de la salle, une grande carte orangée du nord du pays expose ce qui fait la force, et sans doute la stratégie elle-même, du CD&V: son implantation locale. Sur la carte, les communes dirigées depuis octobre 2018 par une majorité absolue (il y en a 47) sont colorées d’orange foncé, la tonalité est un peu plus claire lorsque la majorité n’est que relative (il y en a 73 autres), et le vert fluo marque les conseils communaux où le CD&V siège dans l’opposition. A certains endroits, dont, bien sûr, Damme, un point vert. « Ce sont les sections que j’avais commencé à visiter, avant la pandémie, souligne le président, mais j’ai évidemment dû arrêter à cause de la Covid. C’est par la base qu’on relancera le parti. » Il n’aura pas le temps de toutes les visiter au cours de son premier mandat présidentiel, d’une durée de trois ans. Mais il se présentera à sa propre succession, à la fin de cette année. D’ici là, les excursions locales et les querelles fédérales occuperont probablement la majeure partie de son temps. Enorme différence entre ces deux activités présidentielles, le degré d’appétence du président. Joachim Coens aspire en effet à se baigner dans sa base. Mais il déteste devoir se bagarrer dans les médias avec le sommet des autres partis. Heureusement pour lui, ses homologues flamands, avec qui il est en contact permanent, partagent les mêmes goûts. Ce n’est pas le cas de ses collègues francophones…
Le dernier parti qu’il a fallu convaincre de composer la majorité Vivaldi, c’est le vôtre. Un des arguments pour ne pas y aller était qu’il serait inévitablement instable. On ne peut pas dire qu’il soit fort stable…
Quand je deviens président du CD&V, fin 2019, je viens du port de Zeebruges, les élections ont eu lieu en mai, et je me dis qu’il faut un gouvernement avant le Nouvel An, ou du moins dans un délai raisonnable, un mois ou deux, trois, pas plus. A ce moment-là, comme tout le monde, j’étais assez nerveux face à cette urgence. Enfin, comme tout le monde… sauf le monde politique. Je ne sentais pas l’urgence, là, parce qu’ils avaient déjà dû former les gouvernements dans les entités fédérées, et que presque tous les partis avaient changé de président, etc. Ça, c’est primo. Secundo, notre position était que les plus grands partis du côté francophone et du côté néerlandophone devaient essayer de faire ce gouvernement si on voulait qu’il soit stable. Finalement, au mois de juillet, Paul et Bart ont pris ça en main. Mais ça n’a pas réussi, et ce n’était pas à cause de nous: on était volontaires, avec le CDH aussi. Là, il a fallu faire autre chose, avec un pays qui était dans la crise Covid, on se devait d’entrer au gouvernement, avec les garanties qu’on pouvait vendre le programme chez nous, et on peut défendre tous les éléments qui s’y trouvent: réformes fiscale et sociale, pensions, l’environnement, la relance, etc. J’ai toujours l’impression qu’il est possible, avec ce gouvernement, de faire en sorte que les gens voient qu’on travaille pour eux. Nous, on a choisi des départements qui nous intéressent – la fiscalité, l’Intérieur, l’asile, la migration – qui sont des sujets qui vivent beaucoup, particulièrement en Flandre.
Mais ça, c’est sur le contenu du programme. Comment se fait-il que la manière de le mettre en oeuvre soit si compliquée?
Avec sept partis, et même dans une autre composition, N-VA ou pas, il en fallait six ou sept pour établir une majorité, on s’est quand même dit que se battre entre nous n’aidait pas à réconcilier les politiques et la population. Du côté flamand, puisqu’on est quatre partis, et qu’on ne dispose pas d’une majorité de sièges dans le groupe linguistique flamand, on a dit « on ne se bat pas ». Du côté flamand, hein.
Parce que côté francophone, entre MR et PS, mais aussi Ecolo, c’est autre chose…
Ce que je n’avais pas anticipé, en effet, c’est que ce serait l’inverse chez les partenaires francophones. Tous les grands partis sont là. Qu’est-ce qu’ils craignent?
Comment l’expliquez-vous? Est-ce parce que vous préparez mieux les négociations? Parce que vous êtes plus gentils?
Nous, on doit se tenir. Ils ont une large majorité à eux trois, et ils peuvent, je suppose, mieux se disputer entre eux. Nous, on n’a même pas une majorité du côté flamand, si on commence à se battre entre nous, c’est foutu.
C’est pourquoi vous refusez d’entrer vraiment dans les débats et les polémiques qui agitent la Vivaldi?
Ce n’est pas très utile. Au début, ce qui se passait côté francophone ne franchissait pas la frontière linguistique. Mais, de plus en plus, cela vient chez nous. C’est inévitable, et ils font aussi des efforts pour ça… Ce qui est bien. Que Georges-Louis ou Paul viennent à la télévision flamande, tant mieux. Mais il faut faire gaffe là-dessus. Apparemment, cela peut avoir un petit effet sur les sondages des uns et des autres: on ne voit pas, dans les sondages chez nous, le mérite de ne pas se battre. Mais un pour cent de plus ou de moins dans les sondages, ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est la confiance qu’ont les gens dans la politique. Et pour ça, ça n’aide pas. Ça n’aide pas, ça n’aide pas…
Est-ce qu’il vous est arrivé d’appeler, en français ou en néerlandais, un de vos homologues francophones pour lui demander de se calmer?
On a beaucoup de contacts avec les collègues flamands. Nous, on n’a pas de partenaire de l’autre côté, donc, oui, quand ça arrive, je dis à Egbert (NDLR: Lachaert, Open VLD), je dis à Conner (Rousseau, Vooruit), je dis à Meyrem (Almaci, Groen) que, quand même, il faut passer le message à leur partenaire francophone.
A cet égard, le CD&V est le seul parti de ce gouvernement sans parti frère dans la coalition. L’absence du CDH est-elle un désavantage?
Oui, sur certains aspects, parce même si, par exemple entre Open VLD et MR, il y a beaucoup de différences, ils se tiennent sur certains sujets. Mais d’un autre côté, c’est aussi confortable, dans le sens où on peut partager des positions avec les libéraux sur la classe moyenne, les socialistes sur le social, les écologistes sur l’environnement. Et dans une certaine mesure, vu la large majorité côté francophone, c’est peut-être aussi plus confortable pour le CDH de ne pas en être…
De quel parti vous sentez-vous le plus proche, dans ce cas?
Cela dépend vraiment des dossiers. Quand on a voulu faire la fiscalité verte, sur les questions fiscales, sur les pensions, la configuration est différente. Ça dépend, vraiment.
Côté francophone, il y a clairement un axe Ecolo-PS, est-ce que vous n’en avez pas constitué un avec l’Open VLD, par exemple?
Avec tous les partenaires flamands, oui, on essaie de voir, autant que possible, ce qu’on peut faire ensemble.
Que francophones et néerlandophones travaillent chacun de leur côté au sein d’un gouvernement fédéral justifie un peu votre aspiration régionaliste…
Je ne l’avais jamais vu comme ça, mais oui, vous avez raison. On se contacte plus facilement entre présidents flamands, c’est clair.
Paul Magnette a critiqué la méthode De Croo. Il trouve qu’on construit trop d’entonnoirs, et qu’inévitablement, ça se termine, au bout de nuits de négociations, par des compromis un peu médiocres. Vous partagez?
On sort d’une période qui n’est pas évidente: la méthode concerne également la concertation avec les niveaux de pouvoir. Dire que ça serait facile de faire mieux est une erreur. Je trouve que le Codeco a plutôt bien fonctionné, mais maintenant, on doit mettre un peu plus d’énergie sur les questions non sanitaires.
C’est surtout sur ces questions que Paul Magnette déplorait ces « entonnoirs »: l’accord interprofessionnel, le budget, le nucléaire, le prix de l’énergie…
Je comprends Paul, mais je vois malgré tout que le Premier ministre a dû dépenser énormément d’énergie dans cette crise Covid pour mettre ensemble les experts, les groupes d’intérêt, les Régions, etc. Il a dépensé beaucoup d’énergie là-dedans, je souhaite que maintenant on puisse se concentrer sur les éléments centraux de la vie des gens: leur revenu, comment ils payeront leur énergie ou leur logement, les pensions, la fiscalité, etc.
Ne vous êtes-vous jamais dit: « Godverdomme, De Croo qu’est-ce que tu fiches? »
Je ne veux pas dire que c’est la seule responsabilité du Premier ministre, non. C’est à nous tous de faire en sorte que cela se passe bien. Et parfois, ça n’aide pas de faire des grandes déclarations.
Les ministres de votre parti sont chargés des réformes à ne pas faire, puisqu’il s’agit seulement de les préparer, et de voir si on peut les mettre en oeuvre sous la prochaine législature: Vincent Van Peteghem prépare une réforme fiscale, Annelies Verlinden prépare une réforme de l’Etat. C’est un peu vain, non?
C’est vrai que ce sont des choses à accomplir. Mais le trajet vers une réforme comporte déjà, en soi, certaines réalisations. Sur la réforme fiscale, on a déjà réussi à diminuer la pression fiscale sur le travail, on a fait un green tax shift, on a réduit la cotisation spéciale de sécurité sociale, on travaille sur les prix de l’énergie. On va tout faire pour obtenir des réformes structurelles… Et on compte sur la consultation lancée par Annelies Verlinden pour évaluer et préparer la réforme de l’Etat.
Tous ces sujets sont plutôt consensuels. La seule note audible du CD&V dans cette Vivaldi n’est-elle pas la mise au frigo de l’IVG?
C’est ce qui nous différencie des autres, en effet. Le CD&V accorde de l’importance à ces questions, oui, mais nous sommes aussi, et surtout, le parti qui fait la synthèse, aux échelons social et économique, entre les entreprises et les travailleurs. C’est ça, notre rôle, et c’est précisément ce que prévoit le programme de ce gouvernement. Je vois dans ce gouvernement des lobbyistes des grandes entreprises, des exceptions fiscales pour les footballeurs, des militants du climat… Nous voulons être des lobbyistes des gens ordinaires.
Quelle est la différence entre la politique migratoire de Sammy Mahdi et celle de son prédécesseur, Theo Francken?
Il faut savoir ce qu’on veut. Si on veut laisser les portes ouvertes à tout le monde, ou pas. Si tout le monde vient ici, on ne peut plus aider personne, et sûrement pas les plus faibles. Etre juste implique d’être sévère. La politique de ce gouvernement n’est peut-être pas très différente de celle du précédent, c’est vrai, et c’est aussi parce que nous avons veillé à ce qu’il en soit ainsi: on n’a pas voulu de régularisation collective. Malgré tout, l’action de Sammy, en matière de communication, est très différente.
Dans le cadre de la réforme de l’Etat, vous plaidez pour davantage de régionalisations. Mais en réalité, vous prônez plutôt des communautarisations, entre francophones et néerlandophones. Et Bruxelles, alors?
Bruxelles, c’est notre capitale. De l’Europe, de la Belgique, et de la Flandre. C’est une région qui a beaucoup de compétences, mais il faut que les communautés flamande et française agissent sur certaines matières. Il y aura toujours des questions sur lesquelles la communauté flamande voudra avoir un appui à Bruxelles.
Comme l’enseignement, la culture et la santé… Et ça, selon vous, ce n’est pas régionalisable?
Ce n’est pas évident, non.
En 2003-2004, au moment de constituer le cartel avec la N-VA, vos prédécesseurs disaient ceci: « Nous savons où la N-VA veut aller ; les cinq premiers kilomètres nous conviennent et nous pouvons les faire ensemble. » Est-ce que vous savez encore vers où elle va, et dans quelle mesure vous pouvez l’accompagner?
Il faut demander à la N-VA où elle veut aller. L’article premier de ses statuts parle toujours de l’indépendance de la Flandre, et ce n’est pas notre but. Nous voulons maintenir la Belgique, mais on veut optimiser son fonctionnement, en renforçant l’autonomie des communautés. Notre différence avec la N-VA n’est pas que communautaire, parce que, sous la pression du Vlaams Belang, elle a évolué vers la droite sur d’autres plans.
Cette pression pour l’indépendance de la Flandre s’exerce aussi sur le communautaire, non?
Je ne sais pas, je n’en suis pas sûr, leurs électeurs ne votent pas pour eux pour ça…
On a dit que mettre la N-VA dans l’opposition au fédéral, c’était se rapprocher de la fin du pays, et que 2024 serait un tournant…
Le fait que la N-VA ne soit pas dans le gouvernement vient aussi de son manque d’efforts pour s’adresser à l’opinion publique francophone. Mais d’un autre côté, il faut reconnaître que c’est le plus grand parti flamand, que c’est un parti démocratique, et donc qu’il est logique qu’il participe à un gouvernement. L’hypothèse que N-VA et Vlaams Belang, ensemble, aient une majorité, est envisageable. On le constate dans les sondages. Le feront-ils? Demandez-le à la N-VA. Mais même s’ils ne le veulent pas, il y aura une forte pression pour qu’ils le fassent… Donc vous avez raison: il faut clarifier les positions sur la Belgique et sur son organisation. On travaille en interne là-dessus, bien sûr. Mais si on y consacre trop d’énergie, les gens ne comprendront pas non plus. Les consultations que lance Annelies Verlinden vont dans ce sens.
Mais dans vos discussions internes, je suppose que personne ne réclame des refédéralisations de compétences?
Nous, on commence par voir ce qui peut être réalisé au plus près de la population, en bas, et au fur et à mesure, on monte de niveau de pouvoir. S’il y a des éléments techniques qui indiquent qu’on peut remonter certaines matières au niveau le plus haut, on peut les remonter. On est ouverts à la discussion, mais on commence toujours par la base.
A peu près à cette époque des « cinq kilomètres avec la N-VA », votre prédécesseur à la présidence, Johan Van Hecke, quittait votre parti pour rejoindre les libéraux, parce qu’il estimait préférable que libéraux et démocrates-chrétiens s’unissent sur la base d’un même projet de centre droit… Est-ce envisageable, à moyen terme?
On a le devoir de bien s’entendre avec les gens raisonnables, qui veulent travailler au mieux dans l’intérêt commun. Est-ce que cela signifie qu’on doit se trouver dans le même parti? C’est vrai que les différences ne sont pas les mêmes qu’autrefois, mais est-ce ce qui préoccupe les gens? Ce n’est peut-être pas une réforme de l’Etat, ou une fusion entre des partis qui les intéresse, mais plutôt le fait que ces partis raisonnables se mettent ensemble pour mieux gérer le pays. Travailler ensemble ou bien s’entendre n’implique pas de constituer un seul parti.
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