« Je la voulais pour moi tout seul »: décryptage d’un féminicide
Jaloux, dominateurs, égocentriques, angoissés par l’idée d’être abandonnés… Les auteurs d’homicides conjugaux présentent des similitudes psychologiques. Décryptage à travers le procès de Luc Nem, un cas d’école, qui vient de se tenir devant la cour d’assises de Namur.
La bande-son dure plusieurs minutes. Diffusé lors de son procès, à la cour d’assises de Namur, l’enregistrement est l’appel que Luc Nem passe au 101 à 3 h 48, la nuit du 27 au 28 novembre 2019. Un fond de musique, Luc Nem en larmes. « Elle est morte, toute froide. Elle fait 17 degrés. » Luc Nem criant: « Putain, putain, elle a déconné avec l’alcool. J’ai de l’argent et elle en a profité. » Luc Nem, en larmes encore. « Ce n’est pas ma faute. J’ai tenté de la réanimer pendant une demi-heure. (NDLR: face à Hugues Marchal, président de la cour, il reconnaîtra qu’il n’a aucune formation de secourisme et que, « de toute façon, [il] n’était pas en état de faire un massage cardiaque »). Luc Nem, en larmes toujours: « Les yeux sont tout bleus, comme si je l’avais shootée. Je crois que je l’ai tuée. » Luc Nem hurlant à nouveau: « Je vais me tuer. Je veux bien aller en prison, je m’en fous. Je veux qu’on me la rende. »
J’ai dû shooter dedans, c’est sûr et certain, d’ailleurs j’ai mal au pied droit.
« Cet appel réveille-t-il un souvenir? », interroge l’avocate générale, Virginie Kerkhofs. « Aucun, non. J’aurais voulu vous apporter des réponses, mais je ne peux pas inventer des choses que je ne sais pas. »
Si Luc Nem affirme ne pas se rappeler « des faits », euphémisation d’un « matraquage sauvage », qu’il reconnaît par ailleurs, c’est parce qu’il était alcoolisé. A plusieurs reprises, l’expert en toxicologie a essayé d’évaluer la quantité d’alcool consommée par le couple. Avant de passer à l’acte, Luc Nem avait absorbé entre 2,62 et 2,92 g/l, Marielle Tournay, 3,31 g/l. A l’époque, il boit toujours plus, jusqu’à trois, quatre Gordon à 10% et 15% d’alcool et une à deux bouteilles de vodka quotidiennement. « Cela représente quatre à cinq litres par jour, vous vous rendez compte? », demande Hugues Marchal. « Maintenant, oui. »
La veille, explique l’homme de 41 ans, sans activité, Marielle s’est réveillée à 13 heures. Lui, passionné d’aquariophilie, s’est levé plus tôt. Vers 17 heures, ils partent acheter poissons et plantes d’aquarium. Ils s’arrêtent pour se fournir en tabac et en bières, qu’ils consomment aussitôt. Puis en achètent encore, ainsi que de la vodka et des scampis. « J’avais promis à ma maman de m’occuper du dîner. »
Ce mercredi 27 novembre 2019, comme tant d’autres soirs, le couple a mangé peu – enfermé dans la chambre de Luc, au premier étage de la petite maison qu’il occupe avec sa mère – et beaucoup bu. « Je me suis dit que je devrais boire vite, sinon je n’aurais rien. Marielle se servait des verres plus volumineux. » Puis, selon lui, c’est le trou noir. Il se voit éplucher du gingembre et, ensuite, découvrir le corps inanimé de sa compagne sur le sol, au pied du lit. Entre les deux, il a « tout oublié ». Toutefois, un flash lui revient: « Je suis à califourchon sur elle et je pose mes mains sur sa bouche pour l’empêcher de crier. J’avais peur que les voisins appellent la police. » Des lésions traumatiques sur le corps de Marielle Tournay montrent qu’il y a eu un « traumatisme laryngé », un écrasement du larynx, « par compression directe ». « C’est une scène meurtrière d’une extrême violence », notent les médecins légistes, soulignant « l’ampleur des lésions internes en comparaison avec les traces « moindres » externes. » Le rapport d’autopsie dessine le scénario d’une nuit d’effroi: le décès de Marielle Tournay a été provoqué par des traumatismes crânien « très sévère » et thoracique « majeur » ainsi qu’une hémorragie abdominale, associée à une asphyxie. Les experts émettent ainsi l’hypothèse que « Luc Nem aurait pu se mettre debout ou avoir appuyé avec ses genoux sur le torse de la victime ». « J’ai dû shooter dedans, c’est sûr et certain, d’ailleurs j’ai mal au pied droit. J’ai honte de moi. Je l’aime« , a-t-il lâché au juge d’instruction, Chantal Bourgeois.
Récidiviste
Malgré l’alcoolisation, comme dans la quasi-totalité des meurtres conjugaux, les experts psychiatriques estiment que Luc Nem était maître de ses actes. En d’autres termes, il ne souffre d’aucun trouble mental qui aurait pu altérer gravement ses capacités de discernement ou de contrôle quand il roue de coups Marielle Tournay jusqu’à la mort. « Les abus et la dépendance alcoolique tendent à favoriser encore davantage le passage à l’acte, en abaissant le seuil de déclenchement », conclut l’expertise psychiatrique. De fait, il existe une corrélation statistique démontrée entre l’alcool et la violence conjugale physique: dans un tiers des cas, l’auteur du meurtre avait consommé de l’alcool, qui constitue un des facteurs de risque des féminicides. Des substances considérées comme désinhibitrices ont également été consommées au préalable (drogue, médicament).
Pour une femme, il existe un risque neuf fois plus élevé de mourir à son domicile, des mains de son conjoint que d’être tuée par un étranger.
Que se passe-t-il alors dans la tête de ces hommes qui tuent celle qu’ils prétendent aimer? Est-il possible de dresser un profil de l’auteur de féminicide? En brosser un portrait-robot demeure un exercice complexe. Parce qu’évidemment, chaque meurtre s’inscrit dans un contexte, dont les raisons restent parfois inexplicables, même pour les proches. Il existe encore peu de littérature sur la question. Dans une étude menée au Québec relative aux homicides-suicides dans la famille commis par des hommes, et publiée en 2011, on peut lire ceci: « Cent trente-neuf hommes ont commis l’homicide de leur conjointe et 27 (19,4%) d’entre eux se sont suicidés par la suite. Ces 27 hommes étaient âgés en moyenne de 46,6 ans et 16 (59,3%) d’entre deux avaient un emploi. De plus, 14 (51,8%) étaient mariés ou conjoints de fait et 13 (48,2%) étaient séparés, divorcés ou en processus de séparation conjugale. Quant aux variables psychologiques, 7 (25,9%) hommes présentaient des symptômes dépressifs et 7 (25,9%) avaient un trouble ou des traits de la personnalité limite. Lors du délit, 10 (37%) hommes ont exercé de la violence excessive et aucun ne s’est dénoncé à la police par la suite. Dans la dernière année avant l’homicide, 1 (3,7%) homme avait parlé de mort, 12 (44,4%) avaient accès à une arme à feu, 2 (7,4%) présentaient des idées suicidaires et 3 (11,1%) avaient proféré des menaces de mort. De plus, 1 (3,7%) homme avait laissé une lettre explicative sur les lieux de l’homicide. Enfin, 2 (7,4%) d’entre eux avaient déjà été hospitalisés en psychiatrie, 4 (14,8%) avaient consulté un professionnel de la santé dans la dernière année et 5 (18,5%) au cours de leur vie. »
Ces éléments rejoignent ceux récoltés par Alexia Delbreil et Jean-Louis Senon, l’une médecin légiste au CHU de Poitiers, l’autre psychiatre, professeur à l’université de Poitiers. Leurs données sont issues de la littérature internationale criminologique et de leurs propres travaux menés à la cour d’appel de Poitiers, étudiant les dossiers jugés en cour d’assises pour homicide ou tentative d’homicide conjugal sur une période de douze ans. D’abord ce chiffre, implacable: « Pour une femme, il existe un risque neuf fois plus élevé de mourir à son domicile, des mains de son conjoint que d’être tuée par un étranger. » Les analyses sur l’âge des meurtriers montrent qu’on tue à tout âge: un cinquième des féminicides sont commis par des hommes de plus de 70 ans. Ces recherches, les seules aussi précises en France, sont transposables aux autres régions. « Nos résultats sont similaires aux chiffres annoncés par le ministère français de l’Intérieur et aux résultats d’enquêtes dans les autres pays: au Canada, en Europe du Nord, en Espagne, au Portugal… », note Alexia Delbreil.
Le Vif, lui aussi, a recensé les homicides conjugaux en s’appuyant sur l’inventaire du blog Stop féminicide et en consultant les articles des journaux régionaux et nationaux. Il en ressort que le passage à l’acte est presque toujours très violent. Sur les 147 féminicides commis depuis 2017, de très nombreux cas présentent des situations d’explosion de violence inouïe, avec un nombre démesuré de coups portés et une diversité des moyens employés. Les données montrent une prédominance de l’arme blanche (46 victimes), devant la strangulation (21 victimes), les armes à feu (17 victimes), les coups (13 victimes), les armes par destination (8 victimes). Pour les autres, les modes opératoires ne sont pas précisés. Le meurtre a très souvent lieu au domicile ou à proximité (dans 125 cas). En recueillant ces données, on constate également que l’auteur était déjà connu pour des faits de violence. Un quart des compagnons avaient déjà été jugés pour des violences conjugales ou avaient déjà été visés par une plainte ou un signalement. Ainsi, avant de tuer Marielle Tournay, Luc Nem avait été incarcéré à trois reprises en deux ans pour lui avoir porté des coups: un mois de préventive pour un nez cassé, un mois encore pour un bras cassé, puis quatre mois pour de multiples coups et blessures. Le plus souvent, ces antécédents étaient également connus des proches, des voisins ou des services sociaux.
Voilà pour les chiffres. Restent la question du « pourquoi » et les mots, ceux des auteurs. Ceux-ci permettent de dresser leur profil. Car, malgré la diversité des situations, ils présentent des similitudes psychologiques, des points de convergence. « Il est très courant de rencontrer des troubles de la personnalité ou des traits de celle-ci, notamment narcissique, paranoïaque et borderline, confirme Alexia Delbreil. De plus, quasiment tous les auteurs partagent une ou plusieurs des caractéristiques suivantes: immaturité affective, impulsivité, défaillances narcissiques, dépendance et carences affectives et/ou éducatives. »
« C’était Dallas »
Le profil de Luc Nem constitue ainsi « un cas d’école ». L’homme est présenté, dans l’expertise psychiatrique, comme « borderline et antisocial ». Sa personnalité montre une « instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects, avec une impulsivité marquée ». Il affiche « un mode de mépris et de transgression des droits d’autrui ». « Ils sont extrêmement narcissiques, ajoute la légiste. Tout doit toujours tourner autour d’eux, dans une satisfaction quasi immédiate de leurs désirs. » Bien qu’avec des mots différents, c’est la même analyse que soutiennent les témoins. La mère de Luc Nem raconte qu' »il commande beaucoup« . La fille de Marielle, 16 ans aujourd’hui, fait le récit de sa jalousie, de ses colères, de son impulsivité. Luc Nem la sermonne quand elle se sert dans les armoires, lui dit qu’il est impatient de la voir partir, lui court derrière lorsque la gamine lui adresse des réflexions sur son alcoolisme. « Avant, elle était coquette. Après, elle ne pouvait plus s’habiller comme elle voulait car il disait que les garçons la remarqueraient et que ça ferait d’elle une p… Un jour, il lui a dit qu’elle était un peu grosse. Je sais que directement après, elle s’est fait placer un bypass gastrique. » Enfin, sa précédente compagne relate les violences psychologiques, les insultes, le dénigrement et l’alcool. « Un soir, il m’avait interdit d’aller boire un verre avec des collègues. Je l’ai fait. Quand je suis rentrée, il avait tout explosé dans le salon… Si j’étais restée, la situation aurait empiré et Marielle, ça aurait pu être moi. » « Vous confirmez cela, Monsieur Luc Nem? », demande le président. « Il est fort probable que je l’ai fait. » Dans quel but? « Probablement que je voulais la garder pour moi tout seul. »
Si j’étais restée, la situation aurait empiré et Marielle, ça aurait pu être moi.
A cela s’ajoute des « angoisses d’abandon », selon Alexia Delbreil. Un aspect relevé également dans le dossier de Luc Nem. « L’acte meurtrier est commis lorsque l’homme se rend à l’évidence que la séparation est irrémédiable, pour se venger de l’abandon ressenti, pour empêcher la femme d’être avec une autre personne, confirme la médecin. L’homicide est alors une réaction à la « dépossession », où l’amour laisse place à la haine. La compagne est assimilée à un objet qu’il désire être tout à lui. »
Ni l’enquête ni le procès n’ont établi le mobile du meurtre. La juge d’instruction, les parties civiles et l’avocate générale ont avancé une explication: c’est parce que Marielle voulait quitter Luc Nem qu’il l’a tuée. Deux choses, en effet, les interpellent: la lettre écrite par Marielle, retrouvée entre le mur de la chambre à coucher et la table de nuit, et la tenue de la victime. « Elle était vêtue d’un tee-shirt, d’un jeans et de bottillons à une heure où on est censé dormir, décrit la juge d’instruction. Alors, soit elle ne s’était pas encore déshabillée, soit elle s’apprêtait à partir (NDLR: une intention qu’elle indique clairement dans sa lettre). » Ce qui accrédite la thèse selon laquelle Luc Nem aurait essayé de l’en empêcher… Le texte, écrit à l’encre turquoise, a-t-il été rédigé la nuit des faits? Devait-il être lu au petit matin? Il dit ceci: « Bonjour Luc. Je ne peux plus supporter tes coups répétés. Je m’en vais et pour de bon cette fois. J’ai tant espéré mais ça ne sert à rien. » Questionné encore par le président, Luc Nem répond: « Il est possible que la lettre en soit la raison. Je ne me souviens pas l’avoir lue. » « Et si vous l’aviez lue? » « Cela aurait pu me mettre en rage. J’aurais pu porter des coups. Je me serais senti abandonné. Ce qui provoque désespoir et colère. »
Narcissiques, jaloux, dominateurs, impulsifs, angoissés à l’idée d’être abandonnés, les auteurs de féminicides minimisent également constamment la gravité de leurs actes. Ils mentent, manipulent, cachent les menaces et les faits les plus graves. Ainsi, lors de sa première condamnation, en septembre 2018, selon son récit, « Marielle avait bu et roulait trop à gauche ». « J’avais peur et je voulais qu’elle me ramène chez moi. » Puis il lui porte alors un violent coup de poing au visage. « C’est parti tout seul », explique-t-il au président. « Il y avait du sang partout dans la voiture, Monsieur. » Il ressort du certificat médical une fracture multifragmentaire des os propres du nez. « Elle m’attaquait pour des bêtises. C’était Dallas. Elle était méchante, verbalement. »
Se poser en victime et faire reposer la faute sur l’autre est une constante chez les auteurs d’homicides conjugaux. En prison, Luc Nem souffre d’une dépression, il a pris cinquante kilos, sa santé est moyenne. Très peu de mots pour la défunte. « Son introspection est relativement faible. Bien qu’il reconnaisse les faits, leur nature et leur gravité, il n’évoque que très peu la victime. Il revient surtout sur sa privation de liberté et sur sa situation précaire.
Luc Nem et sa défense n’ont pas convaincu les jurés: le 3 décembre, il a été condamné à vingt-cinq ans de réclusion criminelle.
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