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Inondation, un mois après: « Nous avons été abandonnés. Tous »

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Certains bourgmestres des communes sinistrées tentent d’analyser la gestion de la crise. Leurs critiques sont de trois ordres: ils n’auraient pas été prévenus, les lourdeurs administratives auraient empêché les interventions urgentes et les moyens finalement reçus auraient été insuffisants et inadéquats. Leurs reproches visent principalement un même échelon: les services du gouverneur.

Philippe Godin s’attend à recevoir une flopée de PV français. Lorsque son échevin faisant fonction l’a appelé, débordé, le 14 juillet, le bourgmestre a pris immédiatement la route depuis le sud de la France, direction Pepinster, comme si les limitations de vitesse n’existaient pas. « Pendant sept heures quarante-cinq, j’ai géré à l’aveugle, par téléphone. » Ensuite, il n’a plus dormi pendant six jours. Les dates, les souvenirs se mélangent mais tout le déroulé des événements a été scrupuleusement acté par écrit, dans un cahier de crise (« Je suis juriste! »). L’instant où on lui a dit que le délestage du barrage d’Eupen ne poserait aucun problème, l’heure de la première vague, qui lui a dit qu’il n’était pas nécessaire d’évacuer, le moment de la deuxième vague lorsque tout devient impossible… Et s’il n’avait pas été en vacances? Et si l’évacuation avait été tentée? Et si?

Alors que les débris jonchent encore de nombreuses routes et que les communes sinistrées ressemblent toujours à des zones de guerre, certains plaident pour une réforme du rôle du gouverneur et de ses services, qui n’auraient pas été à la hauteur.

« Ça m’a hanté plusieurs jours, confie Cédric Halin, bourgmestre d’ Olne. Est-ce que j’ai mal agi? Qu’aurais-je pu faire? Différemment? Le décès sur ma commune aurait-il pu être évité? » « Psychologiquement, c’est très difficile, confirme Fabien Beltran, bourgmestre de Trooz (PS). Dans une petite entité comme la mienne, beaucoup d’habitants sont mes amis sur Facebook, ont mon numéro de téléphone. Ils m’appelaient en pleurant, en criant qu’ils allaient se noyer, qu’ils voulaient se jeter à l’eau par crainte que leur maison s’écroule… Et je leur disais « ne le faites pas, ne le faites pas ». C’est un sentiment d’impuissance extraordinaire. »

Inondation, un mois après:
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Faire plus. Aucun de ces élus n’a pourtant l’impression d’avoir fait peu. Mais bien d’avoir fait seuls. « Nous avons été abandonnés. Tous », affirme Philippe Godin. Délaissés par les autorités supérieures, ruminent certains. « Durant les premières heures, quand on hurlait au téléphone « à l’aide, à l’aide », j’avais l’impression qu’on nous prenait pour des fous, se souvient Fabien Beltran. Personne n’a pris la mesure de la catastrophe, en tout cas ceux qui n’étaient pas sur le terrain. » « J’étais tout seul pour gérer le merdier, s’énerve Cédric Halin. Je me suis engueulé avec tout le monde. »

Sauf avec les communes limitrophes. Tous nos interlocuteurs, qu’ils s’expriment ouvertement ou en off, insistent sur l’efficacité de l’entraide entre entités. « La dynamique supracommunale a très bien fonctionné, reprend Cédric Halin. Grâce aux liens, presque d’amitié, entre bourgmestres des communes proches ; liens qui avaient déjà été resserrés avec la Covid. » « On a beaucoup communiqué via Liège Métropole (NDLR: regroupement, en asbl, des vingt-quatre entités de l’arrondissement), ça a bien fonctionné, je dois d’ailleurs les remercier », complète Thierry Carpentier, bourgmestre d’Aywaille (MR). Matériel, personnel, centres d’accueil, aide alimentaire… Tout a été géré immédiatement, sans tergiverser, après avoir reçu des appels de confrères en détresse.

Aucun reproche, non plus, n’est adressé à la police ni aux pompiers. Qui ont « été présents dès les premières minutes, raconte cet élu. Mais leur rôle n’était pas non plus d’aller à l’eau secourir les gens, de toute façon ils n’avaient pas le matériel pour ça ». Non, vraiment, rien à redire du côté des secours locaux, renchérit cet autre mayeur. Qui ajoute: « les conférences d’arrondissement de Liège et de Verviers ont beaucoup travaillé ensemble. Plutôt qu’avec la province. »

Vers la fin de la province?

C’est ici que les critiques commencent à fuser. Pas de toutes parts. « Je n’ai pas de reproche concret à formuler, indique ainsi Thierry Carpentier. Je suis sûr que le gouverneur a fait avec les moyens à sa disposition. » « Je n’ai pas de grief spécifique à formuler », abonde Jean-Christophe Henon, bourgmestre de Comblain-au-Pont (CDH), qui plaide par ailleurs pour la création d’une zone de secours unique à l’échelon provincial.

Il est le seul. Car la tendance serait plutôt à vouloir se passer de cet échelon-là. « C’est une vraie question. Enorme. Parce que, derrière ça, ça signifierait la fin de la province comme telle et l’émergence de communautés urbaines », glisse l’un. Le problème se pose sans doute moins sur d’autres territoires que le liégeois: quatre-vingt-quatre communes, réparties en trois bassins de vie (Liège/Huy/Verviers), mais néanmoins chapeautées par une seule instance provinciale. Ne serait-ce point trop? Les inondations ont, en tout cas, ravivé la question. Une coupole trop large pour réellement comprendre les besoins locaux?

Les moyens finalement reçus n’auraient pas été en adéquation avec les besoins.

Les critiques formulées à la suite des inondations s’adressent cette fois moins à l’institution provinciale en tant que telle qu’aux services du gouverneur de la province de Liège, le libéral Hervé Jamar. Qui coordonnent les interventions en cas de crise. Lorsque l’eau commençait à monter inexorablement, des bourgmestres ont tenté d’appeler en direct les ministres de la Défense (Ludivine Dedonder, PS) et de l’Intérieur (Annelies Verlinden, CD&V), ou des membres de leur cabinet, pour tenter de faire intervenir l’armée et la protection civile. Mais ils reçurent à chaque fois la même réponse: prière de passer par le gouverneur.

Ce qui fut fait. Mais plusieurs bourgmestres lui adressent trois catégories de reproches. Certains ouvertement, d’autres sous couvert d’anonymat (« quand il faudra aller frapper aux portes pour obtenir de l’argent pour la reconstruction, je n’ai pas envie que ma commune soit pénalisée parce que j’aurais parlé trop librement »). D’abord: ne pas avoir été prévenus. « J’ai tout simplement été oublié, dans l’e-mail du mercredi 15 à 19 heures, assure Cédric Halin. Donc je n’ai pas reçu l’ordre d’évacuation. » « Je n’ai été averti par personne. Personne!, déclare Fabien Beltran. Ce n’est jamais arrivé jusqu’à moi. Le seul message que j’ai reçu, c’est celui de BeArlet, comme le reste de la population, le 15 juillet. » Le bourgmestre de Trooz signale avoir été alerté à minuit par la police locale, inquiète des taques d’égouts qui commençaient à se soulever et des coulées de pierre et de boue dans certaines rues. Dès le 14 juillet, tous les serveurs informatiques de la commune étaient coulés et l’élu gérait la crise depuis son bureau noyé sous 80 centimètres d’eau… au premier étage. « S’il y a trois mètres de flotte à Limbourg, je sais très bien que deux heures plus tard ça débarque chez nous. Si on m’avait dit que la commune évacuait… »

« Personne n’a été oublié »

D’autres élus considèrent que la situation n’aurait pas été suffisamment prise au sérieux. « Tout le monde s’est dit qu’il y aurait 30-40 centimètres, comme en 2018. » Mais les prévisions envoyées par l’IRM auraient-elles dû davantage alarmer? « On a reçu une alerte orange. Pas rouge. Comme on en reçoit vingt-cinq par an, indique Hervé Jamar. Puis tout s’est précipité. » Le hasard du calendrier fait que, le jour des inondations, le gouverneur de la province de Liège rentrait d’ Ardèche. C’est la commissaire d’arrondissement Catherine Delcourt qui le remplaçait durant ses vacances, rappelle-t-il. A son retour, d’un commun accord, il n’a pas repris la main tout de suite, seulement à partir du dimanche. « Mais j’ai vérifié et l’e-mail a bien été adressé à tout le monde. Personne n’a été oublié. Certains m’ont dit ensuite que le courriel était arrivé dans leurs spams, ou que les adresses n’étaient plus les bonnes, mais je ne peux pas être tenu responsable de ça! Le fait est que seule la commune de Limbourg a appliqué l’arrêté d’évacuation. Nous n’avons pas, à mon sens, commis la moindre erreur de procédure. »

Comme dans d'autres communes sinistrées, les bourgmestres de Trooz, Fabien Beltran, et d' Olne, Cédric Halin, se sont sentis totalement démunis... et seuls.
Comme dans d’autres communes sinistrées, les bourgmestres de Trooz, Fabien Beltran, et d’ Olne, Cédric Halin, se sont sentis totalement démunis… et seuls.© BELGA IMAGE

Peut-être y a-t-il eu, justement, trop de procédures. Trop de lenteurs administratives. « C’est limite s’il ne fallait pas envoyer nos demandes en trois exemplaires », regrette Philippe Godin. « Quand j’ai demandé l’armée, on me l’a envoyée douze, quatorze heures après. Ça a été d’une lourdeur à toute épreuve, témoigne Fabien Beltran. J’avais demandé des cureuses. Le temps que ce soit relayé, j’en avais trouvé sept ou huit de mon côté, en appelant des bourgmestres amis. » « Je suis inspecteur des finances, je connais les rouages de l’administration, enchaîne Cédric Halin. Mais là, l’administration était sclérosée, elle avait peur de son ombre. »

Dernier reproche: les moyens finalement reçus n’auraient pas été en adéquation avec les besoins. Daniel Bacquelaine, bourgmestre de Chaudfontaine (MR) n’adresse pas de reproches au gouverneur (« je n’ai pas besoin qu’on me dise de faire quelque chose pour agir »), mais regrette par contre « un déficit en matière d’équipements spécifiques. Il faudrait réintroduire au sein de l’armée une véritable culture du sauvetage. » « On m’a effectivement fait part de la non-efficience des engins militaires, répond Hervé Jamar. Que ça faisait très Septième compagnie, avec des bateaux qui se retournaient dès qu’ils étaient mis à l’eau. Mais, en tout cas, tout ce qui était mobilisable l’a été. Y compris la protection civile. L’effectif disponible a été sur le pont. »

150 militaires et 30 agents de la protection civile

« La protection quoi?, ironise Philippe Godin. Elle est arrivée très, trop tardivement. Elle était sans doute occupée ailleurs. » « Il est clair que quand les effectifs sont sur telle commune, ils ne peuvent pas être ailleurs en même temps », réagit Hervé Jamar. Fabien Beltran explique, pour sa part, que lorsque l’armée est enfin intervenue à Trooz (« on a appelé quand il y avait trente centimètres d’eau, ils sont arrivés alors qu’il y avait trois mètres »), les militaires étaient une petite dizaine. « Alors je ne dis pas qu’ils n’ont pas sauvé des vies, mais que pouvaient-ils faire à si peu… »

La ministre de l'Intérieur Annelies Verlinden, le Premier ministre Alexander De Croo, le gouverneur de la province de Liège Hervé Jamar et Muriel Targnion, bourgmestre de Verviers, lors de la minute de silence en mémoire des victimes, le 20 juillet.
La ministre de l’Intérieur Annelies Verlinden, le Premier ministre Alexander De Croo, le gouverneur de la province de Liège Hervé Jamar et Muriel Targnion, bourgmestre de Verviers, lors de la minute de silence en mémoire des victimes, le 20 juillet.© BELGA IMAGE

Trop peu? Le cabinet de la ministre de la Défense Ludivine Dedonder (PS) indique que, jusqu’à présent, 1 052 personnes ont été déployées en province de Liège, pour des missions de plusieurs jours ou de quelques heures. Le pic de présence fut le 25 juillet, dix jours après les événements, avec 337 effectifs sur place. Le 14 juillet, date du début des pluies diluviennes, 50 militaires ont été envoyés. Le lendemain, lorsque les communes en bord de Vesdre se sont réveillées englouties, il y en avait 150. Puis 130. L’envoi massif de troupes (350 pour toute la Wallonie) a débuté le 17 juillet, après la décrue. Au moment de rédiger ces lignes, 38 militaires étaient encore actifs en province de Liège.

Peut-être y a-t-il eu trop de procédures. Trop de lenteurs administratives face à l’urgence.

Pour la protection civile, le cabinet de la ministre de l’Intérieur Annelies Verlinden (CD&V) révèle que, au moment des inondations, une trentaine d’agents et six bateaux sont entrés en action pour le sauvetage et l’évacuation des milliers de personnes bloquées par les eaux. Des opérations de pompages lourds et la livraison de sacs de sable ont été réalisées. « Pour la période du 24 juillet au 8 août, 227 agents étaient mobilisés à Crisnée. Des renforts venant de Brasschaat étaient également disponibles pour compléter ce contingent », complète le cabinet.

Cent cinquante militaires et une trentaine d’agents de la protection civile au plus fort des événements. Etait-ce suffisant? Davantage auraient-ils dû ou pu être déployés? Auraient-ils été plus nombreux sans les coupes budgétaires décidées ces dernières années, en particulier concernant la protection civile? Selon le Syndicat libre de la fonction publique (SLFP), celle-ci aurait perdu 810 agents depuis la réforme de 2019. A Crisnée, plus précisément, les effectifs seraient tombés à 139 agents professionnels (-127 personnes) et 129 volontaires (-250).

« J’ai été ministre du Budget, j’ai assisté à des réunions difficiles lors desquelles il fallait prendre des mesures pour atteindre le 1,6% de déficit voulu par l’Europe. Il fallait resserrer les dépenses publiques. Maintenant on est à 10%, c’est un autre monde. La Défense, la protection civile en ont pris un coup et, peut-être, maintenant, en paie-t-on le coût », analyse Hervé Jamar. Qui a toutefois l’impression d’être le fusible aisé à faire sauter. Une cible facile, d’autant que depuis sa nomination comme gouverneur en 2015 contre l’avis du MR liégeois, le Hannutois n’a pas fait l’unanimité, certains lui reprochant ses absences fréquentes pour des problèmes personnels ou de santé.

A Pepinster, divers services de pompiers ont collaboré pour faire face à l'urgence.
A Pepinster, divers services de pompiers ont collaboré pour faire face à l’urgence.© BELGA IMAGE

Alors que les débris jonchent encore de nombreuses routes et que les communes sinistrées ressemblent toujours à des zones de guerre, certains plaident pour une réforme du rôle du gouverneur et de ses services, qui n’auraient pas été à la hauteur. Le ministre-président wallon Elio Di Rupo (PS) ne semble pas du même avis: il a nommé Catherine Delcourt, celle qui a géré la crise à l’échelle provinciale, commissaire spéciale chargée de la reconstruction. Hervé Jamar n’est pas d’accord non plus. « On tire sur le pianiste alors qu’il a bien joué sa partition. »

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