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Florence Caeymaex (ULiège) sur les vaccins: « On ne peut pas s’en tirer avec la seule pédagogie »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Pour la professeure et chercheuse en éthique et philosophie politique (ULiège), Florence Caeymaex, la Covid-19 révèle que l’on n’a pas encore inventé les outils démocratiques forts et indispensables dans des démocraties devenues technoscientifiques.

La Belgique propose une vaccination gratuite et non obligatoire. En revanche, des compagnies aériennes exigeraient des passagers un vaccin pour monter à bord. On imagine que des institutions collectives imposeront aussi cette obligation. Sera-t-on réellement libre?

Dans notre paysage vaccinal, seul le vaccin antipoliomyélite reste obligatoire en vertu d’une loi fédérale. Par contre, dans certaines structures collectives, celles que fréquentent par exemple les petits enfants, la vaccination est recommandée, voire obligatoire. Pour entrer dans certains pays, vous devez être vacciné contre la fièvre jaune. Nous ne nous situons jamais ni dans une pure liberté ni dans une pure obligation. Il n’y donc rien de surprenant à ce que des compagnies aériennes exigent une vaccination. Cela s’inscrit dans un objectif de santé pour tous.

Il s’agit plus d’une pression et non d’une obligation?

En santé, la liberté ne doit pas être confondue avec le libre choix d’un consommateur. Il s’agit d’une définition trop étroite, car la santé ne se limite pas à un capital individuel, mais elle s’inscrit dans nos relations avec d’autres individus.

Qui devrait être vacciné en priorité?

Une stratégie vaccinale repose sur plusieurs paramètres. Ces paramètres englobent les modes et les lieux de vie, les risques individuels et collectifs, toutes choses qui concernent des objectifs utilitaires de santé publique, mais ils doivent aussi faire droit à certaines valeurs, telles l’équité, le respect et la réciprocité. En choisissant de vacciner en priorité les résidents, le personnel des établissements pour personnes âgées et les institutions collectives de soin, la Belgique répond sur ces deux plans.

Quels sont les scénarios, en dehors du confinement?

Le scénario de confinement, celui que nous vivons, est basé sur des contraintes fortes et une limitation de certaines libertés. Combien de temps peut-il tenir? Jusqu’à ce que le virus perde sa nocivité collective, mais on ne sait pas estimer ce temps. Les deux autres scénarios reposent sur l’immunité collective. Le premier consiste à laisser le virus circuler en roue libre. Il ne tient pas politiquement. Cela revient à tolérer la mort d’environ 70 000 personnes, ce qui n’est moralement pas acceptable. Enfin, le dernier, qui doit nous permettre de retrouver certaines de nos libertés, notamment sur le plan des relations sociales, c’est la vaccination. Ça répond à la question…

La santé ne se limite pas à un capital individuel.

La quarantaine est à la fois la clé et l’angle mort de la stratégie de contrôle de l’épidémie. Sans isolement des personnes positives, c’est tout le dispositif tester-tracer-protéger qui devient inutile. Faudrait-il rendre la quarantaine plus contraignante?

Dans les pays où les libertés fondamentales sont protégées, la réponse se révèle complexe. Ce qui apparaît clairement, c’est que la famille n’est pas un lieu de sécurité sanitaire, puisqu’elle reste la principale source de contamination, et plus encore dans les foyers où l’on manque d’espace. J’ai presque envie de dire que les jeunes qui traînent dehors ont presque raison. Concrètement, rester chez soi doit être matériellement possible. La quarantaine entraîne un coût moral, social et financier. Elle ne peut dès lors être acceptable que si les autorités politiques accordent des compensations et davantage de soutien. Elles l’ont fait pour partie, mais il faudrait davantage d’imagination. Le virus n’est pas le fruit d’un hasard naturel. Une pandémie doit être inscrite dans notre contrat social, élaboré en associant les citoyens par le biais de leurs autorités représentatives. Et ce contrat doit reposer sur des principes de justice et d’égalité, ces valeurs auxquelles nous sommes attachés.

Le philosophe André Comte-Sponville parle d’une solidarité intergénérationnelle inversée (des jeunes vers les vieux). Cela ne se serait jamais vu dans l’histoire, ajoutant que les jeunes sacrifieraient leur vie pour celles de leurs parents et leurs grands-parents? Une « aberration » à ses yeux.

Je trouve l’argument trop gros pour analyser une situation complexe. Je ne suis pas sûre que les jeunes soient si sacrifiés, malgré le mode de vie qu’on leur a imposé. Je suis même impressionnée par leur plasticité, par la rapidité avec laquelle ils ont intégré le masque. Les jeunes sont, en réalité, très adaptables. En revanche, ceux qui ont payé le prix, qu’on a sacrifiés, abandonnés, ce sont les personnes âgées, les personnes dépendantes, les personnes placées en institution, les personnes isolées.

Que révèle l’épidémie sur notre rapport aux plus âgés?

Nous avons découvert les failles, énormes, dans la prise en charge des plus âgés. Certains ont été infantilisés, considérés comme incapables d’exercer pleinement leurs droits, comme s’ils n’étaient plus des citoyens à part entière. Par exemple, certains se sont exprimés pour dire qu’ils préféraient risquer une contamination que d’être privés de toute relation sociale au nom de la simple survie. On ne les entend pas, on pense à leur place, et ce faisant on les met dans une situation d’invisibilité. Les seniors privilégiés, actifs, engagés socialement, consommateurs, ceux-là ne rencontrent aucun souci pour se faire une place dans la société, mais pour le reste, on associe la vieillesse à un naufrage et on y apporte une réponse très médicalisée, que ce soit dans des maisons de retraite ou à domicile. Ce qui procure sécurité et assurance à la société, mais ne répond pas toujours aux besoins réels.

Trouvez-vous que le débat est confisqué par les experts?

En tout cas, il ne s’agit pas d’une confiscation volontaire. Les enjeux et les problèmes à résoudre, le tracing, le testing, le confinement, le déconfinement, etc., nécessitent de nombreuses connaissances techniques et scientifiques. Tout doit aller très vite et, alors, on perd de vue la nécessité de partager avec les citoyens les connaissances qui guident l’action publique. Ceux qui sont issus des sciences humaines et sociales, comme moi, devraient se charger de ce partage de savoirs. Comme vous, je n’entends rien à la modélisation mathématique. Mais les conclusions générales peuvent être comprises, et leurs enjeux vont au-delà des modèles scientifiques, impliquant des choix de société.

« Les seniors ont été infantilisés, considérés comme incapables d’être des citoyens. »© BELGA IMAGE

Cela suppose d’emprunter de nouvelles façons de partager les connaissances.

Absolument! Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la science, les technologies, l’innovation ont été les moteurs de la croissance et du développement. Elles ont engendré des progrès, des avancées spectaculaires, en médecine notamment. Mais cette trajectoire fut aussi ponctuée des scandales sanitaires, l’étude de Tuskegee (NDLR: menée jusqu’en 1972, en Alabama, par des médecins, pour observer l’évolution de la syphilis lorsqu’elle n’est pas traitée, réalisée sans en informer les sujets, des Afro-Américains, avec l’accord du gouvernement américain, et sans leur fournir de pénicilline, dont on savait, depuis 1943, qu’elle était efficace), les bébés Softenon, les prothèses PIP, le Mediator… Le virus vient nous rappeler que nous n’avons pas vaincu les maladies infectieuses, mais aussi que nous n’avons pas encore trouvé les outils démocratiques, ni encore élaboré des institutions structurées autour d’une démocratie technoscientifique. Or, la construction d’une démocratie n’est jamais finie. Sur le vaccin, par exemple, il doit y avoir une participation citoyenne, une conversation publique. Elle ne doit pas forcément se faire par des assemblées consultatives, mais elle doit impliquer tous les acteurs capables de rendre l’information accessible à tous. On ne peut pas s’en tirer uniquement avec de la pédagogie « top-down ». Il faut accepter les débats critiques, la controverse sur ces questions.

Nous respirons le même air, milieu de transmission du virus.

Pourquoi certains sont-ils dans le déni ou le complot?

Il ne s’agit pas de mauvaise foi. Ce que le virus vient illustrer, c’est également que la bioéthique, dont les fondements ont été posés en 1972 après le scandale Tuskegee, doit encore progresser. Ses fondements ne sont pas atteints et on a besoin encore plus de surveillance, de débat, d’éthique, notamment à l’égard des groupes pharmaceutiques, dont on sait qu’ils sont soumis à de très puissantes logiques de profit. Selon moi, la théorie du complot, le déni, les demandes d’information se révèlent le symptôme d’aspirations démocratiques non satisfaites et pourtant légitimes. L’histoire médicale n’est pas faite de conquêtes linéaires, mais d’aventures et de combats. Le respect des malades et des patients a dû être conquis, par exemple.

Que dit la crise de la Covid-19 sur notre culture occidentale?

D’emblée, on a mal énoncé le problème, en opposant sécurité collective et libertés individuelles, c’est-à-dire la liberté de ne pas se faire vacciner, d’aller et venir, de faire commerce, de voyager… Ce sont, en réalité, des privilèges familiers au xxe siècle qu’on appelle des libertés fondamentales alors qu’il s’agit d’une liberté de consommer, rendue possible par la sécurité sanitaire dans laquelle nous vivons. Cette sécurité se montre si puissante qu’elle nous est même devenue invisible. Nous avions oublié qu’il pouvait y avoir des épidémies aussi violentes, aussi contagieuses. Ce que je dis, c’est ceci: si la santé peut nous apparaître comme un capital individuel, nous le devons à une sécurité sanitaire qui repose sur la santé collective, notamment en matière de maladies infectieuses et transmissibles. Ces deux notions demeurent associées. Ainsi, grâce aux vaccins, nous pouvons voyager. En fait, la promotion d’une médecine personnalisée participe à nous le faire perdre de vue.

Comment obtenir l’adhésion de onze millions de Belges?

Je suis interpellée par le recours au concept de « nation ». Pour les jeunes, il est tout simplement vide de sens, je crois. En revanche, faire appel au football, c’est une bonne idée, car, aujourd’hui, le stade représente l’un des derniers lieux d’incarnation de la nation.

Ça vous parle, vous, le football?

Le point à partir duquel il faudrait parler, la notion la plus importante, qui est incontestable scientifiquement et moralement, c’est d’insister sur le fait que nous ne sommes pas des individus isolés qui cohabitons, des corps autonomes et séparés. Nous respirons ainsi le même air, milieu de transmission du virus. C’est comprendre que comme tous les êtres vivants, les humains sont interdépendants les uns des autres ; nous formons un corps social intime et interdépendant, constitué de liens vitaux inter-reliés et complexes. Dès que cette interdépendance me fait découvrir ma solidarité avec tous les autres, celle-ci n’est plus un simple devoir, mais elle existe, s’impose de facto. Tous, nous sommes solidaires par nos corps. Je suis convaincue que cette notion-là, centrale, ouvre une voie pour attirer l’attention des citoyens et réinventer les solidarités.

Bio express

  • 1971 Naissance à Rocourt.
  • 2001 Docteure en philosophie et lettres (ULiège).
  • 2013 Codirectrice de l’unité de recherche Matérialités de la politique (ULiège).
  • 2016 Présidente du Conseil sectoriel de la recherche (ULiège).
  • 2019 Présidente du Comité consultatif de bioéthique de Belgique.

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