Faut-il réglementer les baptêmes universitaires?
Les récents événements dramatiques survenus au sein de certains cercles étudiants dans le cadre de la bleusaille ont ravivé le débat sur son encadrement. Il reste difficile de déterminer à quel échelon…
La rentrée scolaire 2021 devait marquer un retour à une certaine normalité, elle a pourtant connu six premières semaines plutôt troubles. Fin septembre, une jeune fille inscrite à l’Institut Cardijn (Helha) de Louvain-la-Neuve est hospitalisée à l’issue d’une activité de baptême et est plongée dans un coma artificiel après que de l’eau a infiltré ses poumons. Le lendemain, lors d’une soirée vraisemblablement étrangère au folklore universitaire, une autre étudiante louvaniste transite par l’hôpital à la suite d’une chute d’un balcon situé à plusieurs mètres de hauteur. Une quinzaine de jours plus tard, à Bruxelles, les images de trois comitards totalement nus lors d’une activité sur le campus de l’ULB choquent. Mais ce n’est rien à côté de ce qui arrive à Antonin fin octobre. Lors d’un week-end de bleusaille en province de Namur, le jeune homme enchaîne avec une soirée arrosée. Il tombe inconscient le dimanche matin, sans que les secours parviennent à le réanimer.
On se laisse entraîner par le groupe, notre violence se désinhibe et inversement, les victimes ne se perçoivent plus comme telles.
A chaque épisode, son lot de réactions. Certaines écoles suspendent les baptêmes, l’ULB interdit toute activité menant à la nudité et l’UCLouvain décide d’entamer « une réflexion globale sur une consommation d’alcool responsable en milieu étudiant ». De son côté, Valérie Glatigny, la ministre de l’Enseignement (MR), annonce préparer une conférence réunissant les autorités académiques, les cercles estudiantins, les autorités locales et des experts psychosociaux. Dans une interview accordée à Bel RTL, la ministre dit envisager un cadre réglementaire, plus strict, sur la façon d’organiser les manifestations du folklore étudiant et qui permettrait, entre autres, de dissoudre un cercle qui ne respecterait pas les règles.
Un cadre et des formations
Ces dernières années, on a pu observer plusieurs adaptations au sein des cercles pour lutter contre les méfaits de l’alcool lors de la bleusaille: certains alternent l’eau et la bière quand d’autres consomment uniquement de la bière sans alcool… ou de l’eau. En 2020, l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur (Ares) a par ailleurs rédigé une charte érigeant un socle de règles éthiques. Ce règlement interdit entre autres les traitements dégradants, les atteintes à la pudeur, les propos sexistes et racistes, ainsi que l’alcool à outrance. En parallèle, certains établissements scolaires ont également dressé leur propre charte, mais aucune d’elles n’est contraignante, chaque cercle reste libre de s’organiser comme il l’entend. Après les récents événements et à la sortie de la ministre Glatigny, un durcissement pourrait-il se traduire par la mise en place de certaines interdictions générales? Ça serait un non-sens, estime Quentin le Bussy, ancien comitard à l’ULiège et ex-président de l’ Agel (Association générale des étudiants liégeois): « Les ressentis et les activités sont très différents selon les villes et les universités. Entrent en jeu le contexte urbain, la présence plus moins forte de koteurs et le folklore: si on dit que la clash (NDLR: de la pulpe de betterave mélangée à des colorants et lancée sur les baptisés à Bruxelles) est interdite, ça ne pertubera pas grand monde à Liège, où elle est peu utilisée. »
L’actuel quadragénaire défend néanmoins l’idée de règles, tant qu’elles ne sont pas liberticides. « Je trouve qu’interdire à un bleu de sortir avec un baptisé est un peu fort. Mais d’un autre côté, le message à envoyer aux connards doit être suffisamment radical pour qu’il n’y ait plus de débat possible. Dans la guindaille comme ailleurs, il faut « retourner » la peur, ou du moins la honte. » Depuis plusieurs années, aux côtés de son acolyte le docteur Philippe Devos, Quentin le Bussy organise à chaque rentrée une séance d’information et de prévention auprès de quelques centaines d’étudiants.
Montrer du doigt deux ou trois baptêmes qui se sont mal passés est insuffisant: ils sont les symptômes d’éléments plus profonds de notre société.
L’idée est de fournir une base théorique et pratique sur la manière dont les baptisés doivent gérer l’alcool, les aspects légaux et le folklore. « Etant tous les deux baptisés, on a une certaine légitimité aux yeux des étudiants, et on a les codes pour leur parler. » Quand Philippe Devos évoque principalement les effets de l’alcool sur la santé, Quentin le Bussy insiste sur la gestion de l’espace public – « quand on entonne le chant misogyne Ma femme est morte sur une esplanade, il faut savoir que l’on est vu et entendu » – et donc les dérives sexistes, racistes et discriminatoires. Eviter au maximum les dérapages passe donc notamment par la formation des jeunes encadrants. Des initiatives existent. Le Bussy, par ailleurs conseiller communal Vert Ardent à Liège, pointe notamment le plan Sacha, ce dispositif d’aide et de formation contre les comportements abusifs et de harcèlement. « Si ce plan est mieux financé, cela permettra de disposer de plus de moyens pour améliorer la sensibilisation sur le terrain. »
Responsabiliser
Par « sensibilisation », Quentin le Bussy envisage la possibilité d’aider « les mecs responsables d’activités telles que celle à laquelle a participé Antonin à pouvoir dire à un gamin de 19 ans qu’il a suffisamment bu. Ce décès est dû à un défaut de vigilance par rapport aux réelles limites de chacun. L’encadrant doit pouvoir dire « Ça, c’est trop », « Ça va trop loin ». » Pouvoir dire non: voilà en grande partie l’enjeu, pour les bleus comme pour les baptisés. Parce que si de nombreuses activités encadrées se déroulent désormais sans alcool, ce n’est pas vraiment le cas de toutes les soirées qui s’ensuivent. « Le baptême a une fonction d’intégration dans une communauté, explique Edouard Delruelle, philosophe et professeur ordinaire à l’ULiège. Il a un effet de cohésion et de reconnaissance… soit des aspects extrêmement positifs. Mais ce sont exactement ces mêmes paramètres qui servent de paravents à des comportements d’exagération ou d’humiliation. On se laisse entraîner par le groupe, notre violence se désinhibe et inversement, les victimes ne se perçoivent plus comme telles. »
Les autorités politiques et universitaires ont peur de la réaction des étudiants, croyant qu’il serait impopulaire de s’attaquer aux baptêmes.
Selon le philosophe, les rapports de violence seraient masqués par ce processus de construction d’une communauté. Pour réussir à casser ce lien dangereux, il estime primordial que chacun ait connaissance de ce mécanisme. « Pour le moment, ce travail n’est fait ni par les universités et hautes écoles ni par les pouvoirs publics, qui pourraient justement responsabiliser les différents établissements. » Edouard Delruelle compare la responsabilité des universités en ce qui concerne les cercles étudiants à celle des clubs de foot envers leurs supporters. Aujourd’hui, si les clubs sont sanctionnés à chaque débordement de leurs fans, il estime qu’il devrait en être de même au sein des établissements du supérieur « pour ne plus avoir d’initiatives formelles comme les chartes, mais de véritables dispositifs avec d’éventuelles sanctions en cas d’abus. Le problème, c’est que les autorités politiques et universitaires ont peur de la réaction des étudiants, croyant qu’il serait impopulaire de s’attaquer aux baptêmes. Je n’en suis pas sûr: la grande majorité des étudiants et des parents seraient soulagés de voir qu’il y a une réaction et que les événements sont encadrés. »
Quel rôle?
Attention toutefois à ne pas verser dans l’hypocrisie en attribuant au baptême des fonctions sociales, voire civiques, qui ne sont pas les siennes. Pour des raisons folkloriques, notamment. « Demander à la guindaille d’être exemplaire ou très contrôlée est légitime de la part de la société, notamment pour une question de gestion des risques, reprend Quentin le Bussy. Mais c’est aussi contre-intuitif: le folklore estudiantin est basé sur le postulat de la désobéissance et de la dissidence. » A l’origine, les baptêmes étaient vécus par des jeunes issus de la bourgeoisie qui voulaient, pour une période de leur vie au moins, en rejeter les valeurs. « A Liège, pourquoi les étudiants ont-ils choisi Li Tore comme emblème? Parce que la statue représente un homme nu avec un taureau très sérieusement équipé. Quand elle a été installée dans ce quartier bourgeois, ça a fort choqué la bonne société, on recommandait même aux jeunes dames de ne pas passer par là. Forcément, ça intéresse les étudiants. » Il serait également malvenu d’accuser le folklore estudiantin d’entretenir des pratiques déraisonnées et irrespectueuses en feignant de croire que leur existence est propre à cet environnement uniquement. « C’est un mécanisme de défense de dire qu’il y a des brebis galeuses quand on ne veut pas voir que des dispositifs de violence et de domination sont profondément ancrés dans notre société, enchaîne Edouard Delruelle. Nos liens sociaux restent structurés par le patriarcat, l’hétéronormativité, le racisme et des rapports de domination. Montrer du doigt deux ou trois baptêmes qui se sont mal passés est insuffisant: ils sont les symptômes d’éléments plus profonds de notre société. Si on croit un minimum au progrès, il faut analyser ces mécanismes et essayer de les contrer à un niveau plus profond. »
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