De Croo au Vif: « Je préfère une femme voilée qui travaille qu’une femme voilée qui reste à la maison »
Entre deux polémiques autour du voile islamique et un deuxième plan de relance – dites » renouvellement » – à boucler, Le Vif a rencontré Alexander De Croo. Le Premier ministre veut montrer que la Belgique fonctionne : » On peut même être les meilleurs ! » Et que les craintes de la population sont prises en considération.
On l’a cueilli vendredi 9 juillet, dans l’après midi, dans son bureau du Seize, alors que la démission d’Ihsane Haouach était sur le point d’être annoncée. « Un gâchis », dira Alexander De Croo (Open VLD) en s’asseyant, étonné que cette fonction geur en smaakloos, inodore et insipide, soit subitement devenue si importante. Rien dans la loi belge n’empêche un commissaire du gouvernement, qui n’est pas un fonctionnaire, de porter un signe convictionnel. « Il faut être impartial et intègre, bien sûr, mais ça n’a rien à voir avec porter le voile ou ne pas le porter : ça n’a rien à voir avec comment vous êtes habillé », déclare le Premier ministre.
Les fonctionnaires de l’Etat ont, depuis 1937, le droit de porter un signe convictionnel pour autant qu’ils ne travaillent pas en relation avec les usagers. Personne, pendant les négociations gouvernementales de l’été 2020, n’a demandé à modifier ces règles. Pourtant, la désignation d’une commissaire du gouvernement coiffée d’un foulard a fait exploser la polémique. « La législation actuelle est très claire, et pour moi elle reste complètement valable », pose-t-il. Dans Le Siècle de la femme. Comment le féminisme libère aussi les hommes (Luc Pire, 2018), Alexander De Croo avait abordé cette question du voile islamique, devenue si brûlante, en libéral qui veut créer de l’activité : « Toute la ligne de mon livre, c’est qu’on ne peut pas se permettre un gaspillage de talents.
Naturellement, il y a un côté idéologique par rapport à ça, il faut respecter les choix personnels de chacun, mais d’un autre côté, je me dis : à quoi ça sert d’avoir des universités et des hautes écoles où il y a plus de femmes que d’hommes, avec des grades académiques supérieurs aux hommes, si c’est pour avoir dix ans plus tard les femmes au foyer les plus diplômées du monde ? C’est un gâchis sociétal énorme, et donc oui, je préfère une femme voilée qui travaille qu’une femme voilée qui reste à la maison », précise-t-il.
Il y a une perception différente sur ces sujets, entre votre parti et les libéraux francophones. L’Open VLD, via Patrick Dewael, s’est montré favorable à l’introduction de la laïcité dans la Constitution, ce que refusent les libéraux francophones, qui préfèrent une neutralité plus accommodante. Contrairement aux parlementaires MR, vous n’avez jamais été divisés sur les questions dites éthiques comme l’avortement, le mariage homosexuel, l’euthanasie, etc. Mais jeudi 8 juillet, à la Chambre, Jean-Marie Dedecker (élu sur un liste NV-A) affirmait que votre position sur les signes convictionnels était moins libérale que celle du MR…
Oui, c’est correct. L’Open VLD est souvent plus en pointe. Mais ici ça n’a rien à voir avec qui est plus libéral ou moins libéral.
Il faut être impartial et intègre, bien sûr, mais ça n’a rien à voir avec porter le voile ou ne pas le porter : ça n’a rien à voir avec comment vous êtes habillé
Comment expliquez-vous ce paradoxe ? Lesquels sont les plus libéraux des deux ?
Aucun n’a plus ou moins raison que l’autre. Il y a deux opinions, qui sont deux opinions respectables. Moi, j’ai mon point de vue par rapport à ça, mais je respecte à 100 % celui du MR. Je ne partage pas son raisonnement, mais je ne vais pas dire que l’un est plus libéral que l’autre. Ma volonté c’est que chaque personne soit assez forte et assez émancipée pour faire ses choix elle-même, y compris de porter un voile. Et je sais que d’autres disent : « Oui, mais, êtes-vous bien sûr que c’est un vrai choix individuel ? » Mais qui suis-je pour juger de ça ? Qui suis-je pour aller leur dire « vous avez fait ce choix-là mais ce n’était pas le vôtre » ?
Et aller dire que puisqu’on lui interdit de travailler dans une fonction si une personne porte le voile, ça va lui faire prendre la décision de ne plus le porter ? Honnêtement je ne vois pas ça se passer. Et en Belgique on est moins tranché qu’en France, on a quand même une histoire différente dans la manière de gérer les religions. On a un passé qui est différent et qui est beaucoup plus tolérant.
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Pour un travail sans interaction avec l’usager, ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce qu’il y a dans la tête, pas ce qu’il y a dessus. Mais c’est normal que dans le contact avec le public, un signe convictionnel soit interdit, c’est une règle qui existe depuis 1937 et je ne vois pas l’intérêt d’en rediscuter. Mais ce n’est que mon avis.
Qui était le plus libéral des deux, entre le De Croo vice-Premier ministre d’un gouvernement Michel qui penchait à droite, et le De Croo Premier ministre d’un gouvernement qui ne penche vers nulle part ?
Le gouvernement et la période étaient différents. En pleine pandémie, le souci le plus important c’était de garder un pays solidaire après une très longue période de conflit et de polarisation. Les dix dernières années en Belgique ça a été une polarisation complète, la politique était synonyme de conflit. Clairement, ce gouvernement-ci veut montrer qu’il existe une manière de faire différente. Ça ne veut pas dire que les sept partis ont les mêmes idées, mais on essaie de chaque fois construire un consensus. Avant, dans ce pays, il y avait des groupements d’opinion très puissants, maintenant il y a onze millions d’opinions, et notre intention est de faire une équipe d’onze millions de Belges. C’est une approche et une méthode politique différente. On n’est pas obligés d’être à couteaux tirés les uns face aux autres, et on n’est pas condamnés, en Belgique, quand on est confrontés à un défi majeur, à avoir comme seule réponse qu’on ne sera pas capable de le faire. On l’a montré dans la gestion de la pandémie. Et dans la campagne de vaccination, on est les meilleurs d’Europe.
Mais même là ça a été très polarisé, et pas seulement avec l’opposition…
Oui, il y avait des opinions différentes, mais les observateurs ont tendance à tout politiser. On se demandait simplement ce qui était le plus raisonnable, les discussions n’ont jamais été politisées. Je pense qu’on sort de cette période avec le sentiment qu’on a des capacités dans ce pays, et qu’on peut être les meilleurs. Quand on se met ensemble, on peut faire des choses incroyables en Belgique !
Administrer des vaccins n’est peut-être pas polarisé ou politisé. Mais choisir des orientations économiques l’est nécessairement : il faut à un moment donné trancher entre les intérêts des uns et des autres.
C’est vrai, mais on l’a déjà fait en parallèle de la pandémie. On l’a fait sur l’AIP (NDLR : l’accord interprofessionnel 2021, décroché par le gouvernement fédéral et validé par les partenaires sociaux), il y avait des opinions naturellement différentes, mais on a bouclé un accord raisonnable. On l’a fait avec les voitures de société. Mais je comprends qu’à chaque fois les médiums de la politique voient des conflits arriver ici ou là.
Ici, on le dit pour l’automne : « Vous allez voir, ça va être un automne chaud. » On verra. Mais les choses se décident de manière fluide et respectueuse entre nous, et entre les partis les uns par rapport aux autres, à chaque fois ça se passe bien, et les médiums prévoient que ça se passera mal la prochaine fois. C’est à nous de prouver qu’on peut le faire.
Dans votre coalition, chacun est coincé de son côté, et chacun est poussé par ses intérêts ou sa nature à agir aux dépens de son partenaire, comme dans cette fable où un scorpion s’accorde avec une grenouille pour traverser un fleuve, mais finit par la piquer…
Ça, c’est un peu ce qu’on a vu dans le gouvernement précédent, où il y avait tout simplement trop de polarisation en interne. Moi, mon but n’a jamais été de faire de la politique pour me distinguer des autres, et certainement pas dans ce rôle-ci, où je dois montrer qu’on peut construire un consensus au sein du gouvernement. Mais, par exemple, vous avez intérêt à ce que la réforme des pensions de Karine Lalieux (PS) soit libérale, sinon la droite flamande va vous démolir, Karine Lalieux a intérêt à ce que sa réforme des pensions soit socialiste, sinon la gauche francophone va la démolir. C’est la même chose pour Pierre-Yves Dermagne (PS) et sa réforme du marché du travail, pour la réforme fiscale, pareil pour les écologistes sur le nucléaire ou sur la politique migratoire, etc. S’ils gagnent, vous perdez, et s’ils perdent, vous gagnez… La famille socialiste et la famille libérale sont les plus grandes dans ce pays, pratiquement à égalité. Si, avec la famille verte et avec le CD&V, on parvient à un consensus, ce consensus sera nécessairement bon pour tout le monde, ou pas loin. Ce n’est pas un jeu à somme nulle : on travaille à trouver des consensus que chacun peut porter, pas à des compromis où l’un cède ce que l’autre reçoit. Ce que je constate, c’est que si nous sommes tous d’accord entre nous, en dehors du feu d’artifice politique au Parlement, la décision a de bonnes chances d’être raisonnable, et donc plutôt bien accueillie.
Un gouvernement, c’est une méthode. Et dans la méthode, Charles Michel n’a pas eu de chance : il y avait trop de conflits internes.
Cette méthode vous ferait préférer le programme du gouvernement De Croo à celui du gouvernement Michel ?
On a fait de belles choses sous le gouvernement Michel ! Mais c’était une autre période, et c’est toujours difficile de comparer deux gouvernements. Une bonne raison de ne pas comparer, c’est que nous sommes à peine à neuf mois, on a encore plein de choses à prouver. Je comprends que des gens soient un peu sceptiques et demandent à voir. Mais, au niveau international, beaucoup d’observateurs trouvent notre gestion de la pandémie intéressante. Ça n’a certainement pas été parfait mais quand on pourra enfin tourner la page Covid, j’espère en septembre, nous aurons d’autres occasions de faire nos preuves. D’ailleurs, une grande partie des personnes interrogées dans votre enquête estimaient que le gouvernement avait bien démarré. A nous de montrer qu’on peut continuer.
Lequel des deux Alexander De Croo, le Premier ministre d’un gouvernement « de consensus », comme vous dites, ou le vice Premier d’un exécutif cohérent idéologiquement, avait le plus le pouvoir de transformer les choses ?
Ce n’est pas seulement une question de cohérence idéologique. Un gouvernement, c’est une méthode. Et je pense que dans la méthode, Charles Michel n’a pas eu de chance, car il y avait trop de conflits internes. Nous, on par vient à employer une méthode moins conflictuelle, et on fera tout pour continuer comme ça. Ici, comme Premier ministre, j’ai été dans un rôle de coach, pas seulement des ministres mais aussi pratiquement de toute la population. Dans ce rôle, heureusement, j’ai une excellente équipe, avec des ministres assez nouveaux en politique qui veulent s’inscrire dans cette méthode, ce qui est quand même nettement différent.
Vous avez été très dur avec le Vlaams Belang au moment de l’affaire Conings. L’extrême droite est-elle votre principal adversaire ?
J’ai été dur parce que leur absence dans ce débat était très significative. Mais je ne fais pas de la politique contre quelqu’un mais pour quelque chose. On veut montrer que ce pays, qui doit se moderniser et devenir plus efficace, plus fort et plus juste, peut fonctionner. Si on le fait bien, le but électoral c’est que tous les sept partis fassent mieux qu’avant. Mon but politique n’est pas qu’un parti devienne plus faible, mais que les sept qui sont au gouvernement deviennent plus forts.
C’est un jeu à somme nulle aussi…
Honnêtement, c’est vrai que dans l’affaire Conings j’ai été direct par rapport au Vlaams Belang. En général, ce n’est pas mon style : on a une majorité de 87 sièges, mais ce gouvernement est là pour tous les Belges, y compris pour ceux qui ont voté pour le PTB ou pour le Vlaams Belang. On est là aussi pour écouter leurs craintes. Il faut bien comprendre qu’il y en a beaucoup. Si vous regardez les quinze dernières années, énormément d’incertitudes ont percé dans notre société : la crise bancaire a montré qu’on pouvait tout perdre, la crise migratoire a visuellement marqué les esprits, et maintenant nos systèmes de santé n’apparaissent plus invulnérables. Beaucoup de gens ont des craintes, et c’est légitime. C’est pour ces gens-là que nous sommes là, pour les protéger, pour les renforcer, et leur donner plus de possibilités : someone cares.
Mais parmi les Belges, il y a aussi ceux qui ne veulent plus de la Belgique. Et les partis qui les représentent sont proches de la majorité, en Flandre…
D’abord, moins qu’on le pense. Dans votre enquête, en Flandre, ils sont autour de 15 %. Et ils sont de plus en plus nombreux à se dire qu’en fait il vaudrait peut-être mieux centraliser certaines choses, c’est un changement par rapport à la pensée unique qu’on a connue en Flandre. Donnez-nous un peu plus de temps que ces neuf mois pour montrer qu’on peut bien faire fonctionner ce pays : on a montré que ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que la Belgique doit être faible.
Vous allez faire de la Belgique un enjeu électoral, en 2024 ?
Je n’ai pas un sentiment nostalgique ou romantique par rapport à la Belgique: pour moi, un pays, c’est une structure de fonctionnement qui correspond à une réalité sociale et économique. Mais nous devons montrer comment tout ça doit mieux fonctionner, avec comme but de mieux servir les gens. C’est ça l’objectif. On a besoin d’un pays fédéral, mais d’un pays fédéral qui fonctionne, et notre fédéralisme n’est pas encore adulte : il y a certains mécanismes qui nous manquent, et la méthode qu’emploient Annelies Verlinden et David Clarinval (NDLR : les deux ministres des Réformes institutionnelles, respec tivement CD&V et MR) pour y réfléchir nous y aidera.
La Belgique n’est pas condamnée, face à un défi majeur, d’avoir comme seule réponse qu’elle ne sera pas capable de le faire : sur la vaccination, on est les meilleurs en Europe.
« Il faut un plan de relance économique, social et environnemental » d’ici au 21 juillet, a déclaré Paul Magnette (PS) il y a un mois. Il a perdu et vous avez gagné, là…
Les choses changent : l’économie se relance d’elle-même, et ce dont on a besoin maintenant, ce n’est pas un plan de relance, mais plutôt un plan de renouvellement de notre économie, pour la rendre plus durable, plus numérique, avec plus d’investissement public, etc. On va se mettre d’accord sur ce qu’on veut dans ce plan de renouvellement dans les deux semaines qui viennent, et ça c’est en ligne avec ce que Paul Magnette dit. Les détails plus fins seront examinés lorsque nous discute rons du budget, et cela se fera donc vers mi-octobre, autour du discours de politique générale à la Chambre. D’ici là, on aura probablement tourné la page de la pandémie, et on pourra dire, voilà, let’s go.
Pour ce plan, et pour tenir les objectifs que vous vous êtes donnés en matière d’investissements publics, il faut trouver des moyens. Les socialistes veulent poursuivre les mesures d’aide, mais votre secrétaire d’Etat au Budget, Eva De Bleeker (Open VLD), en appelle à leur extinction en septembre, et à un retour à une discipline budgétaire plus stricte.
Sur les mesures d’aide, on verra d’ici à fin septembre, mais si la situation ne change pas, si des mesures sont prolongées, ça sera une très très faible minorité d’entre elles. Sur les investissements publics, on a une trajectoire vers 2030 qui vise les 4 %. Mais les budgets d’investissement se trouvent beaucoup plus dans les Régions qu’au fédéral, et il faudra voir comment l’Europe regarde ça. L’Union a suspendu le pacte de stabilité, on peut s’attendre qu’après 2023 il redevienne d’application, même si j’espère que d’ici là il aura été adapté. Est-ce qu’on va vers une sorte d’équivalence, entre les investissements et les réformes, « vous pouvez investir plus si vous réformez plus » ? Pas mal de choses ne sont pas encore claires. Mais votre trajectoire l’est : le taux doit monter à 3,5 % en 2024 et 4 % en 2030… Oui, tout à fait, mais pas le fédéral tout seul, hein ! On fera notre part, mais si vous regardez, au niveau fédéral, il n’y a pas tant de domaines où on peut faire de l’investissement public, hormis le ferroviaire et les bâtiments. Et on doit aussi faire attention à notre capacité d’absorption de l’investissement public, parce que si on en fait trop en même temps, nos industriels pourraient se trouver en incapacité de les réaliser.
On ne peut pas moduler les règles de l’asile à partir d’une action et d’une situation aussi dramatique qu’une grève de la faim.
Plus de 400 personnes sont en grève de la faim afin d’obtenir des papiers. Vous dites qu’elles se livrent à un chantage, comme le fait Sammy Mahdi (CD&V), le secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration ?
Une grève de la faim est toujours dramatique. En Belgique, des gens ont toujours la possibilité de se faire régulariser et, d’ailleurs, le taux de régularisation n’est pas faible. Mais on fait ça à partir du dossier de la personne, sur la base de tous les éléments dont on dispose. Et si on veut que le système soit juste, c’est sur ces critères-là qu’on doit décider, pas sur une grève de la faim.
Ça serait très mal honnête pour les gens qui respectent les règles, encadrées du reste par des traités internationaux. Nous devons essayer d’entrer dans un dialogue, et certaines actions ne le facilitent pas. Mais la raison pour laquelle les sans-papiers ont entamé cette action, c’est justement qu’un dialogue sur cette base était impossible… Les règles sont ce qu’elles sont, aussi bien dans l’asile et les migrations qu’au niveau fiscal ou du code de la route, et nous sommes tous censés les respecter. Evidemment, ici, c’est beaucoup plus tranchant, puisque ça porte sur la possibilité de rester dans un pays. Mais on ne peut pas moduler ces règles à partir d’une action et d’une situation aussi dramatique qu’une grève de la faim. La migration sera tou jours là, et notre société en aura toujours besoin. Mais ça ne peut fonctionner que si les règles sont respectées.
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