Hommage à une résidente décédée du coronavirus dans un home d'Ixelles. © BELGA

Coronavirus : « Les autorités sanitaires belges tentent de noyer le poisson »

Caroline Lallemand Journaliste

Philippe Laurent, ancien président de MSF et Directeur de la Croix Rouge, se dit scandalisé de la gestion de la crise sanitaire par les autorités compétentes. Entretien.

Vous vous dites scandalisé par la situation actuelle, expliquez-nous votre ressenti

C’est scandaleux, et je pèse mes mots, que les responsables en charge de cette crise sanitaire n’aient pas bougé le petit doigt alors qu’on sait depuis 15 jours qu’il est évident qu’il y a une sur-épidémie dans les institutions de soin non hospitalières. C’est tout à fait scandaleux de laisser mourir des personnes âgées de la sorte. Et qu’on ne vienne pas nous dire que ces personnes n’ont ‘aucune chance’ de s’en sortir. Les statistiques au niveau mondial montrent que dans la tranche des 80+, les risques de décéder du coronavirus sont de 15%. Cela fait quand même encore 85% de chance de survie. Pour la tranche d’âge 70-79 ans, le taux de mortalité est de 8%, soit 92% de chance de survie, c’est énorme! Comment se fait-il que ces personnes en maisons de repos soient abandonnées à leur propre sort et ne soient pas prises en charge dans les hôpitaux, alors qu’il y a de la place et qu’ils ne sont pas saturés ?

Je ne m’étonnerais pas si dans le futur des « class actions » sont intentées contre l’Etat pour avoir laissé mourir des personnes alors qu’elles pouvaient encore très bien être sauvées en étant amenées à l’hôpital pour être soignées.

Quelles actions aurait-il fallu prendre pour éviter cette situation désastreuse?

Il aurait nécessité de consacrer une partie des tests pour objectiver la situation. Avec un échantillon de tests de 1000 personnes, on aurait pu évaluer le taux de contamination dans le secteur des maisons de repos et avoir une idée plus générale de l’épidémie. Il aurait fallu à ce moment renforcer les mesures de précautions, notamment en fournissant des masques au personnel ou en envoyant sur place des personnes qui s’y connaissent en propagation du virus et qui peuvent transmettre leur expertise et leurs conseils. Non, là, on laisse tout le secteur à lui-même, on ne fait rien!

C’est tout à fait scandaleux de laisser mourir des personnes âgées dans les maisons de repos.

Concernant le nombre des nouvelles hospitalisations en Belgique, on constate qu’une diminution a bien eu lieu grâce aux mesures strictes mises en place par le confinement, mais qu’elle a été rapidement suivie par un rebond. La raison de ce rebond est vraisemblablement due à la sur-épidémie qui s’est produite dans les institutions de soin non hospitalières. Il est assez incompréhensible qu’au vu de telles données – qui signalent sans aucune équivoque le départ et l’installation d’un cluster épidémique grave – il n’y ait eu aucune réponse proportionnée des responsables de cette crise sanitaire. Du point de vue épidémiologiste, c’est effarant qu’on n’ait pas été plus à l’affût d’un gros départ d’épidémie dans les maisons de repos.

Vous vous montrez très critique envers les responsables politiques qui gèrent la crise sanitaire

Chaque jour, les responsables du Centre de crise font leur litanie des chiffres, en attirant l’attention sur les tests, mais c’est du pipeau. Ils donnent l’impression que tout est sous contrôle, mais la Belgique va se retrouver dans quelques jours à la première place des pays ayant le plus grand nombre de décès par habitant.

On sent que les autorités sanitaires qui gèrent cette crise noient le poisson. Elles dévoilent les chiffres en faisant attention à ce que ce ne soit pas trop effrayant lors de leur conférence de presse quotidienne. Regardez, en comparaison, Andrew Cuomo, le gouverneur de l’Etat de New York qui n’a pas peur de montrer la vraie facette de l’épidémie et de donner les vrais chiffres même s’ils font peur à la population.

Ici, on a une approche qui n’est pas médicale, on regarde au balcon, on ne bouge pas, c’est ahurissant !

Quelles autres erreurs ont été commises selon vous ?

Il y a de grosses lacunes dans la gestion de cette crise sanitaire. Le comité de pilotage de la Cellule de crise n’est pas le bon, selon moi. Ce n’était pas au politique à gérer cette crise, mais à des personnes compétentes qui connaissent le terrain. En épidémiologie, le but premier, c’est quand même d’éviter le maximum de morts. Ici, on a une approche qui n’est pas médicale, on regarde au balcon, on ne bouge pas, c’est ahurissant ! Il faudrait dans une telle situation quasiment un QG militaire avec une expérience d’épidémie sur le terrain, comme en Allemagne, par exemple. Il aurait fallu intégrer à l’équipe mise en place un militaire compétent dans les opérations de crise, et même, un responsable du service des renseignements, … En résumé, des profils moins politico-scientifiques, moins santé publique.

Coronavirus :
© Getty Images

D’où vient cette difficulté à ne pas disposer d’un décompte précis des morts par coronavirus hors hôpitaux ?

Les données des hôpitaux sont claires concernant la mortalité due au Covid-19. Ce qui est interpellant, c’est le manque de données chiffrées précises, principalement à Bruxelles et en Wallonie, concernant les décès en maisons de repos et de soins. Il y a quand même eu une évolution dans les données communiquées par Sciensano, qui intègrent désormais les décès hors institutions hospitalières. Mais ces chiffres ne sont pas complets.

Dans les maisons de repos, il vrai qu’il est plus compliqué d’obtenir le nombre précis de morts, en temps réel, que dans les hôpitaux. Le médecin doit rédiger un certificat de décès qui mentionne la cause de la mort et quand c’est dû au coronavirus, c’est bien spécifié comme tel. Ce certificat est ensuite envoyé à l’administration communale.

Coronavirus :
© Sciensano

Le centre de crise a fourni, au moins du côté de la Région flamande, a posteriori à partir 7 avril une liste croissante de nouveaux décès dans les maisons de repos. Pour un total de 943 décès dans les maisons de repos flamandes, soit la moitié de la totalité des décès causés depuis le début de l’épidémie en Flandre.

Du côté francophone, il n’y a aucun chiffre journalier précis disponible. On peut se poser la question de savoir si les données ont vraiment déjà été enregistrées ? Tout cela est extrêmement inquiétant. En Wallonie et à Bruxelles, on devrait avoir le même scénario qu’en Flandre. Je suis convaincu que 100 à 200 morts n’ont pas encore été comptabilisés pour la Wallonie et Bruxelles. Pour obtenir les données complètes, il faudrait faire le tour des administrations de l’état civil à Bruxelles et en Wallonie.

On sent que les autorités sanitaires qui gèrent cette crise noient le poisson.

Les tests annoncés cette semaine par le gouvernement seront-ils vraiment utiles?

Les tests qui seront réalisés à partir de cette semaine dans les maisons de repos du pays arrivent beaucoup trop tard pour limiter la casse. Ils seront quand même utiles pour organiser le travail, établir les horaires, les rotations du personnel soignant qui reste disponible. On aura une mauvaise surprise quand on obtiendra les résultats de ces tests.

Comment procèdent les autres pays européens ?

En Espagne, au début de l’épidémie, les décès dans les maisons de repos n’étaient pas pris en compte et suite à la réaction violente des régions, leur administration a commencé à faire le décompte. Les chiffres ne sont pas aussi élevés qu’en Belgique, soit un quart des décès totaux, contre la moitié en Belgique. En France, il a été mis en place assez rapidement un reporting spécifique des décès en EHPAD.

Pourquoi est-ce si important d’avoir un chiffre le plus exact possible des décès ?

En épidémiologie, la donnée la plus importante, c’est celle de la mortalité. Le taux de décès permet de reconstituer toute l’épidémie et de faire des prévisions. On sait que pour le Covid-19, 100 personnes infectées vont donner 9 jours plus tard 20 hospitalisations, et 19 jours plus tard, 2 décès. Ici, on est dans le flou le plus total au niveau des statistiques. Les responsables continuent à se défausser, et cela devient trop gros.

Vous prévoyez encore jusqu’à 2500 morts causés par le Covid-19 en Belgique, expliquez-nous

Concernant la courbe des décès, on devrait assister en ce moment à une diminution. Il est temps, car même si cela devait se produire aujourd’hui, ce qu’indiquerait le nombre moins élevé de décès en hôpital à ce stade de la courbe, la partie à venir représente encore de 2000 à 2500 décès.

Nous en avons maintenant plus de 4000 (4.157 personnes au 14 avril) et venons de dépasser la Chine (et l’Italie au 13/4). Il serait temps de prendre au sérieux l’ampleur du problème et d’arrêter les propos indécents et faux sur la pertinence du nombre de morts dans les épidémies. Pour la suite de la courbe, nous assisterons probablement au même phénomène que pour les hospitalisations : le train de la sur épidémie masquera le train des résultats du confinement.

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