Combien de fiascos financiers faudra-t-il encore avant d’inverser la tendance ? (analyse)
La prescription de l’affaire Fortis montre, une fois encore, à quel point les enquêtes financières sont le parent pauvre de la justice. Elles risquent de l’être davantage avec les réformes annoncées. Combien de fiascos faudra-t-il encore avant d’inverser la tendance ? Analyse.
Un mot, trois syllabes et c’est tout : pres-crip-tion. L’affaire Fortis, dont les conséquences ont coûté la vie à un gouvernement, n’est plus. En tout cas aux yeux de la justice pénale. La chambre du conseil de Bruxelles a décidé que les charges dans le dossier du démantèlement de la banque Fortis, il y a douze ans, étaient prescrites. Mischaël Modrikamen, qui représente toujours nombre d’actionnaires lésés, peut faire appel de cette décision. Mais cela serait vain et retarderait la procédure civile que l’avocat veut lancer devant le tribunal de l’entreprise pour réclamer 7 milliards d’euros au groupe BNP Paribas qui, en 2008, avait racheté – à un prix bradé ? – une part des activités de Fortis Banque, alors au bord du gouffre.
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En attendant, les sept anciens dirigeants de Fortis (Maurice Lippens, Jean-Paul Votron, Herman Verwilst, Gilbert Mittler, Lars Machenil, Filip Dierckx et Réginald De Gols), inculpés pour avoir trompé les actionnaires, échapperont à un procès en correctionnelle. On s’en doutait depuis que, fin 2018, le parquet de Bruxelles avait annoncé ne plus vouloir les poursuivre, faute de preuves permettant d’étayer les préventions retenues, mais aussi pour éviter un procès coûteux qui aboutirait de toute façon à la prescription. Pragmatisme ?
Certes, plusieurs associations représentant des dizaines de milliers d’actionnaires ont obtenu, après validation par un tribunal néerlandais, le règlement de 1,3 milliard d’euros par l’assureur Ageas, né des cendres de Fortis Holding. Mais on ne saura jamais si Lippens et ses acolytes ont escroqué les actionnaires, notamment en bidouillant les comptes 2007 de Fortis, pour camoufler l’exposition de la banque belge aux fameux subprimes américains déclencheurs de la crise de 2008. Ni verdict ni éventuelles sanctions. Même pas une transaction pénale. Plus de onze ans d’enquête pour rien. Le constat est amer pour la justice dont la mission est de juger. Mais cette amertume n’est pas neuve ni surprenante. Elle émerge à chaque fiasco d’un dossier financier.
Le diagnostic est toujours le même, depuis près de… vingt-cinq ans (lire également Comment rendre la justice financière enfin efficace du Vif/L’Express du 5 septembre 2019). A l’époque, en 1996, plusieurs magistrats européens, dont le Belge Benoît Dejemeppe, avaient mis les pieds dans le plat, en lançant l’Appel de Genève pour dénoncer l’impunité des grands fraudeurs et le manque de moyens de la justice pour les poursuivre, notamment au niveau de la coopération européenne. Objectivement, excepté le mandat d’arrêt européen, peu de choses ont changé depuis lors. Pour l’enquête Fortis, deux enquêteurs seulement ont été affectés à ce dossier mammouth. En 2015, lorsque l’instruction touchait à sa fin, le juge Jeroen Burm a pris une retraite prévisible : son successeur a dû avaler un dossier de 15.000 pages. Quant aux inculpés, leurs avocats chèrement payés ont demandé, en toute légalité, de nombreux devoirs complémentaires.
Un adversaire bien connu
Tout cela, combiné aux atermoiements du parquet qui a longtemps hésité à porter le glaive pénal pour ne pas hypothéquer les solutions amiables d’indemnisation des actionnaires, s’est soldé par un aveu d’impuissance face au principal ennemi des enquêtes financières : le temps. Ce terrible adversaire a encore été dénoncé, en 2017, par le Conseil supérieur de la justice (CSJ), lors de son audition éloquente devant la commission parlementaire Panama Papers (du nom de ce leak qui a révélé comment plus de 700 Belges fortunés ont fraudé le fisc via des sociétés offshore).
Le CSJ avait alors pointé le trop petit nombre de juges et d’enquêteurs affectés à ces enquêtes complexes, les trop longs délais entre la fin d’une instruction et la rédaction des réquisitions finales, d’interminables procédures devant la chambre du conseil à cause des devoirs complémentaires demandés in extremis, etc. Ce triste inventaire découlait d’un audit mené par le Conseil supérieur après le cri d’alarme lancé à la Chambre par le Collège des procureurs généraux, en février 2014, pour prévenir que 555 enquêtes ouvertes depuis plus de cinq ans pour fraude fiscale et blanchiment couraient à la prescription, avec un manque à gagner de plus de deux milliards d’euros pour l’Etat. Le drame de la justice financière ? Les dossiers, surtout les gros, aboutissent de plus en plus difficilement devant un tribunal, échappant ainsi au débat contradictoire entre parties. Dans le meilleur des cas, ils se concluent par une transaction pénale, comme avec la banque HSBC-Genève l’année dernière.
Il y a tout juste un an, dans sa mercuriale, le procureur général Johan Delmulle réclamait, sans cacher son agacement, que le politique octroie enfin et d’urgence des moyens à la justice pour les enquêtes financières. A-t-il été entendu ? Avec un gouvernement en affaires courantes puis doté de pouvoirs spéciaux pour gérer la crise sanitaire, on en doute. Sauf qu’en mai dernier, en plein confinement, deux parlementaires CD&V déposaient à la Chambre, pour le ministre de la Justice Koen Geens, une brique de 726 pages destinée à réformer le code de procédure pénale. Une réforme très controversée car elle prévoit la suppression de la cour d’assises mais aussi celle du juge d’instruction et de la constitution de partie civile.
Le monde judiciaire pensait d’ailleurs que ce projet était enterré, les procureurs généraux n’y étant pas favorables. Bref, voilà le texte ressuscité, via ce que d’aucuns ont qualifié de coup de force politique (lire également Coups de force, coups de sang: le forcing de Koen Geens en pleine crise sanitaire du Vif/L’Express du 11 juin dernier). Pour les enquêtes financières en particulier, cela semble être une mauvaise nouvelle. « Si on supprime les juges d’instruction au profit du parquet qui mènerait alors seul les enquêtes, on sait que celui-ci n’aura pas la même indépendance et qu’il devra sortir des dossiers et réaliser de bonnes statistiques pour montrer qu’il bosse dur, prévient un magistrat spécialisé. Ce n’est pas avec des dossiers financiers, cinq à dix fois plus chronophages qu’un dossier classique, qu’on va pouvoir présenter de bonnes statistiques… »
Lire également : Le Conseil supérieur de la justice se rebiffe
La réforme Geens prévoit aussi, pour mieux protéger les droits de la défense, d’accroître les possibilités, en cours d’enquête, de recours ou d’annulation d’actes de procédure ainsi que des demandes d’actes d’instruction supplémentaires. Interpellant : cela va à l’encontre de ce que préconisait la commission d’enquête parlementaire sur la grande fraude fiscale de 2008. Des magistrats alors auditionnés avaient démontré comment certaines voies de recours permettaient de paralyser une enquête. « Si l’on ouvre à nouveau les vannes, les avocats des fraudeurs et criminels financiers vont s’en donner à coeur joie », annonce un autre juge. A quand le prochain fiasco ?
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