Caroline Sägesser (Crisp): « Un mauvais départ pour la politique des cultes »
La crise de l’Exécutif des musulmans de Belgique relance le débat sur l’intervention de l’Etat dans la gestion des cultes. Est-elle autorisée? Nécessaire? L’analyse de la politologue Caroline Sägesser (Crisp).
La politologue Caroline Sägesser (Crisp, Centre de recherche et d’information socio-politiques) est l’auteure d’un Courrier hebdomadaire sur l’organisation et le financement public du culte islamique en Belgique (1). Bourré d’informations, il permet de mieux comprendre les aléas actuels de l’Exécutif des musulmans de Belgique. Avec ce paradoxe maintes fois souligné: le cadre légal belge protège la liberté religieuse et finance les cultes dès lors qu’ils ont un « organe chef de culte » stable et reconnu, mais avec des mécanismes de contrôle qui, selon la chercheuse, sont insuffisants.
L’état n’a pas le droit de vérifier les diplômes des ministres des cultes.
Quel regard portez-vous sur la crise de l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB)?
Le nouveau ministre en charge des cultes, le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), a exprimé sa volonté de renouveler les organes de l’EMB. L’info de la rupture avec Geens revient plus loin. Lors de la demande de reconnaissance de la Grande Mosquée . C’est plus compliqué: il y a une asbl provisoire qui n’est pas celle candidate à la reprise. Il l’a rejetée sur la base d’un rapport négatif de la Sûreté de l’Etat qui n’était pas fondé sur un risque de radicalisation, mais sur une trop grande proximité des cadres de la Grande Mosquée avec le Maroc, en particulier, le président de l’association candidate à la reprise et par ailleurs vice-président de l’EMB, Salah Echallaoui. Le ministre Van Quickenborne semble avoir décidé de rompre avec la pratique de « l’islam des ambassades » de son prédécesseur, Koen Geens (CD&V), et vouloir s’appuyer sur des Belges musulmans dégagés des liens avec les pays d’origine de leurs parents, afin de construire un « islam de Belgique ». L’EMB s’était pourtant investi dans la création d’un cursus d’études supérieures, soutenu par le SPF Justice, qui devait former les futurs imams en Belgique, et non plus au Maroc ou en Turquie, avec la collaboration de la KULeuven et de l’UCLouvain. La Grande Mosquée aurait dû abriter en ses murs le volet théologique de la formation. Une période de grande incertitude vient donc de s’ouvrir, comme l’organisation du culte islamique en a malheureusement déjà beaucoup connu depuis sa reconnaissance en 1974.
N’y a-t-il pas là une volonté politique de gêner le PS bruxellois, proche des autorités marocaines, ou le CD&V?
Ce n’est assurément pas un bon départ pour la politique des cultes du nouveau ministre de la Justice. Toutefois, faire de telles spéculations politiques est un peu hasardeux. On rappellera toutefois que l’Open VLD est un parti au fort ancrage laïque, dont on peut imaginer que son ministre soit moins rodé à la coopération avec les cultes que le CD&V. Même si, de l’ancienne proximité de ce parti avec l’Eglise catholique, il ne semble plus rester grand-chose si l’on considère, par exemple, la façon dont les cultes ont été logés à la même enseigne que les autres « activités » dans les arrêtés de confinement adoptés par deux ministres de l’Intérieur sociaux-chrétiens flamands, Pieter De Crem et Annelies Verlinden. On peut également voir dans l’attitude de Vincent Van Quickenborne une conséquence de l’accord de majorité flamand du 2 octobre 2019 dont l’Open VLD est partie prenante, alors que la N-VA est dans l’opposition au niveau fédéral. Le gouvernement régional dirigé par Jan Jambon (N-VA) avait annoncé la création d’une structure concurrente de celle de la Sûreté de l’Etat pour évaluer « de façon plus flamande » les demandes de reconnaissance des lieux de culte. Il a, depuis, déposé un projet de décret durcissant les conditions de reconnaissance de ceux-ci.
Pourtant, notre Constitution protège la liberté religieuse…
Oui, dès son adoption en février 1831, la Constitution belge protège la liberté de culte, son exercice public, ainsi que le droit de ne pas avoir de religion. Elle n’a pas été modifiée sur ce point. A côté de ces dispositions, il y a cependant, dès l’origine, une tension irrémédiable entre l’interdiction faite à l’Etat de s’immiscer dans les affaires du culte (article 21) et l’obligation pour l’Etat de financer le traitement des ministres du culte (article 181, §1er). Au fil de sa jurisprudence, la Cour constitutionnelle a interprété très largement la notion d’indépendance des cultes prévue à l’article 21. Ainsi, elle a cassé les dispositions du décret flamand de 2004 qui mettait une limite d’âge (75 ans) à l’exercice d’un mandat dans un conseil de fabrique. Concrètement, cela signifie que l’Etat n’a pas le droit de vérifier les diplômes des ministres des cultes ou d’exiger que ces fonctions soient ouvertes aux femmes. Remarquons que l’appel de Vincent Van Quickenborne à intégrer des femmes dans l’Exécutif des musulmans de Belgique ne peut être qu’un simple souhait et non une exigence. Un souhait qui, par ailleurs, n’est pas adressé au Consistoire central israélite ou aux évêques catholiques.
Une régionalisation des cultes serait peut-être plus efficace.
Le culte musulman est donc traité différemment…
Juridiquement, non. Mais, en pratique, au niveau local, on doit bien constater un traitement différencié. Seule une fraction des mosquées de Belgique (83 sur environ 300 affiliées à l’EMB) sont reconnues et, donc, éligibles au financement public. Cela implique que seule une minorité d’imams sont payés par le SPF Justice. Et ce, d’autant plus que des mosquées reconnues rechignent à accepter un ministre du culte payé par le SPF Justice, préférant, dans le cas de la Turquie, conserver un imam envoyé et payé par la Diyanet, le ministère turc des Affaires religieuses. En revanche, l’islam est favorisé au niveau central, car l’Etat fédéral subsidie largement l’Exécutif, contrairement à la plupart des autres organes représentatifs. Cela se justifie par l’absence de patrimoine historique et de ressources internes, et par l’ampleur du chantier de la construction de l’islam de Belgique.
Critiqués par le ministre de la Justice, les cadres de l’EMB l’ont accusé en retour de s’ingérer dans leurs affaires.
On entend beaucoup de critiques sur la supposée ingérence des pouvoirs publics dans la constitution des Exécutifs successifs, qui serait sans commune mesure avec l’attitude de l’Etat à l’égard des autres cultes. Outre que la Cour d’arbitrage ( NDLR: future Cour constitutionnelle) a, dès 2004, validé en quelque sorte cette ingérence, en estimant que l’Etat agissait ainsi dans l’intérêt des fidèles, on peut remarquer que les pouvoirs publics influencent la composition d’autres organes représentatifs, soit directement (la nomination des membres du Comité central du culte anglican par arrêté royal), soit indirectement (l’encadrement de la création d’un nouvel organe pour représenter le culte protestant-évangélique). Reste que, dans le contexte sécuritaire des dernières années, l’enjeu de l’organisation du culte islamique est, désormais, perçu comme important pour l’ensemble de la société et non plus, seulement, pour les musulmans. De fait, des mesures ont ciblé davantage l’islam, comme l’analyse des flux financiers ou l’examen attentif des responsables du culte par la Sûreté de l’Etat, mais, globalement, le culte islamique n’est pas traité différemment des autres cultes. Le problème est que l’islam s’adapte mal à notre régime des cultes, conçu à l’époque napoléonienne pour l’Eglise catholique.
Soit on prend acte du fait que l’islam ne s’adapte pas, soit on modifie le cadre. Que préconisez-vous?
Les difficultés rencontrées par le culte islamique se présentent aussi pour d’autres cultes, pluriels dans leur composition et naturellement dépourvus d’une hiérarchie ecclésiale nationale. C’est ainsi que les églises protestantes doivent faire coexister sous une même coupole des chrétiens évangéliques et des protestants luthériens parfois aux antipodes. Peut-être faut-il accepter que cette organisation centralisée et verticale appartient à un autre siècle. Une régionalisation des cultes serait peut-être plus efficace. La réalité sociale n’est pas la même à Bruxelles, au Limbourg ou dans la province de Luxembourg.
En cas de régionalisation, qui exercerait les compétences régaliennes de l’Etat, notamment face aux menaces d’ingérence?
La Justice, dont l’organisation demeure fédérale à ce jour, aurait à connaître des infractions à la législation, fût-elle régionale. Il n’y aurait pas de changement à cet égard. Remarquons toutefois que la question des compétences n’est pas la seule qui se pose aujourd’hui. Depuis longtemps, on épingle, à raison, le fait qu’il n’existe pas de critères juridiques de reconnaissance d’une organisation philosophique non confessionnelle ou d’un culte, et que la répartition des moyens financiers manque de transparence.
L’Etat a-t-il les moyens d’exercer un contrôle de qualité sur les activités religieuses?
Pas vraiment. Il faut bien distinguer deux choses: d’une part, la liberté de culte en général, que l’Etat doit respecter, et d’autre part, les critères que l’Etat a le droit d’adopter à l’égard de structures reconnues et financées. Il a également le droit – et le devoir – d’exercer un contrôle sur la façon dont l’argent public est dépensé. Il y a sans doute là quelque chose à clarifier sur le plan juridique. Si une organisation religieuse fait le choix de demander un financement public, il est normal qu’elle accepte un certain nombre de critères et de contrôles, y compris sur la qualité de son personnel.
(1) L’Organisation et le financement public du culte islamique. Belgique et perspectives européennes, par Caroline Sägesser, Courrier hebdomadaire, Crisp, 2020, numéro 2459-2460.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici