Exécutif des Musulmans de Belgique: culte et espionnage ne font pas bon ménage
L’Exécutif des musulmans de Belgique est dans la tourmente après les accusations d’espionnage et d’ingérence formulées par le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne. En ligne de mire, le Maroc.
Nombreux sont ceux qui se demandent encore quelle mouche a piqué le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD), lorsqu’il a accusé d’espionnage et d’ingérence le vice-président de l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB), Salah Echallaoui, 58 ans, un notable fort bien reçu par les socialistes francophones et le précédent ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), et qui revêtait la cape des hauts dignitaires musulmans lorsqu’il venait prier à la Grande Mosquée.
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Le 15 décembre dernier, l’intéressé a annoncé qu’il démissionnait de toutes ses fonctions pour se consacrer à sa défense. A supposer que les accusations du ministre soient fondées (elles visaient aussi deux autres personnes), le Belgo-Marocain ne risque pas grand-chose, judiciairement parlant. L’ingérence (le fait de vouloir infléchir la politique d’un pays de manière « illicite, trompeuse ou clandestine »: article 8 de la loi organique des services de renseignement et de sécurité) n’est pas punissable, tandis que l’espionnage (collecter ou livrer des informations non accessibles au public) n’est condamnable que pour des infractions spécifiques. Dans L’Echo du 19 décembre dernier, le ministre de la Justice a déclaré vouloir faire de l’espionnage un délit pénal.
La Grande mosquée est un lieu de rencontres stratégique.
En l’occurrence, le grief d’espionnage à l’encontre de Salah Echallaoui repose, d’après nos informations, sur le fait qu’il aurait accepté, en tant que président de l’Association de gestion de la Grande Mosquée de Bruxelles, qu’un sécuritaire lié au consulat général du Maroc et qu’un membre d’une société de gardiennage ayant été précédemment au service de l’ambassade du Maroc, surveillent les visiteurs de la mosquée du Cinquantenaire et, parfois, ceux de l’Exécutif des musulmans de Belgique. « Du fait de son rayonnement, la Grande Mosquée est un lieu de rencontres stratégique, glisse un observateur. Beaucoup de gens viennent y prier le vendredi, dont des diplomates et, parfois, des agents de services étrangers. » Que des informations sensibles filent éventuellement vers le Maroc n’a pas plu, de même que la présence aux entrées de « deux malabars patibulaires » censés protéger les fidèles.
Plus problématiques, encore, pour l’indépendance d’un Etat démocratique, sont les activités offensives du Maroc à Bruxelles. Les pays d’origine ont toujours tenté de contrôler leur diaspora, à la fois pour surveiller leurs opposants éventuels (les salafistes, les chiites, Justice et Bienfaisance en ce qui concerne le Maroc…) et servir leurs intérêts nationaux et religieux. Il n’est un secret pour personne que le Rassemblement des musulmans de Belgique (RMB) que préside également Salah Echallaoui est subsidié par le ministère marocain des Affaires religieuses (Habous), directement rattaché au roi Mohammed VI. Que la Diyanet de Belgique, à la tête du plus important réseau de mosquées du pays, prend ses ordres auprès de la présidence de la République de Turquie, laquelle, autrefois laïque, partage aujourd’hui la même idéologie AKP (Frères musulmans) que les mosquées du mouvement Milli Görus (Fédération islamique de Belgique) dont est issu Mehmet Üstün, président en titre de l’Exécutif des musulmans de Belgique.
Pourtant, en 2014, sous le gouvernement Di Rupo, la ministre de la Justice, Annemie Turtelboom (Open VLD), s’est appuyée délibérément sur « les deux grandes communautés islamiques » du pays pour sortir l’Exécutif des musulmans de Belgique de l’ornière. Selon Albert Raes, ancien administrateur général de la Sûreté de l’Etat (1977-1990), l' »islam des ambassades » était la moins mauvaise formule pour gérer les communautés musulmanes, à moins de se retrouver aux prises avec des électrons libres ou des courants plus dangereux. Entamée en 1974, l’institutionnalisation de l’islam n’est qu’un balancement incessant entre ces deux pôles.
De la même sensibilité philo-religieuse que l’ancien AG de la Sûreté, Koen Geens a poursuivi et amplifié la politique d’Annemie Turtelboom, d’autant qu’il avait alors besoin des pays d’origine, non seulement pour l’entraide judiciaire et le renseignement antiterroriste, mais également pour insuffler des messages religieux non extrémistes. Il s’est rendu en Turquie à cette fin, tandis que le ministre wallon de l’Enseignement supérieur, Jean-Claude Marcourt (PS), faisait de même au Maroc. L’Exécutif des musulmans de Belgique a reçu des subsides spécifiques (50 000 euros de la Région de Bruxelles-Capitale) pour participer à des programmes de déradicalisation. De son côté, l’Etat fédéral a financé la professionnalisation de la gestion du temporel du culte et donné à l’EMB les moyens de développer une communication positive sur l’islam. La prestigieuse Maison Hanséatique du quai au Bois de Construction, près de la place Sainte-Catherine, a été mise à la disposition de l’EMB par les autorités bruxelloises. Du côté des pouvoirs publics, le job a été fait.
Une lenteur dommageable
Mais sous la présidence de Salah Echallaoui (qui avait évincé Noureddine Smaili), puis de Mehmet Üstün, les dossiers techniques – reconnaissance des mosquées, formation des imams… – ont avancé plus que lentement. Mauvaise volonté extérieure? La Turquie refuse que les imams officiant dans ses mosquées en Belgique soient payés ou formés sur place ; les lobbyistes des pays d’obédience wahhabite (Golfe) n’ont pas digéré l’éviction de la Ligue islamique mondiale (Arabie saoudite) de la Grande Mosquée en 2019. Hostilité, aussi, de divers courants et personnes tenus à l’écart de l’EMB ou présents dans celui-ci, mais alimentant une contestation permanente. Un rapport de l’EMB rédigé en juillet 2020, jamais envoyé au nouveau ministre de la Justice, évoquait les menées séditieuses de quatre membres bruxellois de l’Exécutif et d’une poignée de Flamands, qui « ont voulu transformer l’EMB en un organe syndical, revendicatif et contestataire alors que son rôle est de gérer le temporel du culte musulman », parfois en lien avec des mouvements extrémistes. Car, après le départ de la Ligue islamique mondiale, de nouvelles mouvances sont apparues. « Les personnes liées à ces mouvances ont poursuivi leur activisme en s’attaquant à l’EMB et à la nouvelle direction de l’EMB avec la volonté de déstabiliser les structures institutionnelles de la communauté musulmane de Belgique, de renverser et de remplacer leurs dirigeants. » Prémonitoire.
Peu populaire à la base, Salah Echallaoui a cumulé beaucoup de pouvoirs, sans trop s’embarrasser de réunir des instances hostiles. Son autoritarisme lui a été reproché. « C’était la seule manière d’avancer », diront certains de ses interlocuteurs qui ont apprécié son intelligence et sa loyauté, en dépit de ses liens avérés avec le Maroc. Lui qui se faisait étriller sur les réseaux sociaux pour avoir laissé des militaires en patrouille utiliser les sanitaires de la Grande Mosquée n’a pas eu la partie facile. Ses détracteurs lui reprochaient de « promouvoir un islam libéral soufi » aux ordres de l’Etat belge, sans consistance théologique. Mais surtout d’avoir fait de la Grande Mosquée « une annexe de l’ambassade du Maroc ».
Le Maroc, le vrai fond de l’histoire. Le ministre de la Justice a envoyé un message sans fard à ce pays dont il dit avoir aperçu partout les « tentacules ». Le prétexte lui en a été donné par la demande de reconnaissance introduite par l’Association de gestion de la Grande Mosquée de Bruxelles (présidée par Salah Echallaoui) auprès de la Région de Bruxelles-Capitale. Comme le veut la procédure, la Région a demandé un avis au ministre de la Justice ayant les cultes dans ses attributions, ainsi que la tutelle de la Sûreté de l’Etat.
La note de la Sûreté, validée par le renseignement militaire (SGRS), l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam), la police fédérale et les polices locales, pointait des phénomènes d’ingérence et, même, d’espionnage. D’où l’avis négatif médiatisé le 4 décembre dernier par Vincent Van Quickenborne, alors qu’en général, les dossiers litigieux de mosquées sont réglés dans la discrétion. Le ministre a décidé d’un faire un casus, car, a-t-il rappelé, la commission d’enquête parlementaire sur les attentats du 22 mars 2016 recommandait de confier la Grande Mosquée à une « communauté locale », ouverte et plurielle. Pas question de passer d’une tutelle étrangère (Arabie saoudite) à une autre (Maroc). Ces propos martiaux visaient également la Turquie. Selon nos informations, Mehmet Üstün a été convoqué au cabinet de la Justice, avant de cosigner un communiqué fulminant avec Tahar Chahbi, membre flamand du Rassemblement des musulmans de Belgique, et Coskun Beyazgül, directeur général de la Diyanet de Belgique.
En attendant que les choses s’apaisent sur le plan diplomatique et politique (Rudi Vervoort, ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale, socialiste et réputé proche du Maroc, a rué dans les brancards), le ministre de la Justice n’a pas de plan B. Sans doute, selon un schéma classique, va-t-il tenter de miser sur d’autres personnes représentant d’autres tendances, moins dépendantes de l’étranger et plus ancrée dans le cadre belge et européen.
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