Walter De Smedt
Aucun abus dans l’ex-filiale d’Ogeo Fund, vraiment?
Le parquet d’Anvers a ouvert une enquête sur Land Invest Group (LIG), l’ex-filiale immobilière du fonds de pension liégeois Ogeo Fund, pour la… refermer le jour où l’existence de cette enquête a été rendue publique. En décembre dernier, peu après que Le Vif/L’Express et Apache ont publié de nouvelles révélations dans le dossier Land Invest Gate, la justice avait réclamé le dossier administratif octroyant un permis de bâtir à un projet immobilier controversé de LIG à Anvers.
Jeudi 21 février, en fin de journée, le parquet d’Anvers confirmait par écrit au Vif et à Apache qu’il avait ouvert une enquête et réclamé des documents au service de l’Urbanisme de la Ville. Il s’agissait du dossier administratif complet relatif à la construction d’un immeuble de 44 mètres de haut – la Lins Tower – sur un site appelé Tunnelplaats à Anvers. La Lins Tower, c’est le nom de cet immeuble, a été construite par le promoteur immobilier Land Invest Group (LIG), l’ex-filiale anversoise d’Ogeo Fund. Le parquet avait ajouté qu’il ne souhaitait fournir aucun autre détail sur ce dossier. Lundi 25 février, quelques heures après la publication des articles du Vif et d’Apache révélant l’existence de cette procédure judiciaire, la Gazet van Antwerpen annonçait étrangement que le parquet avait entre-temps classé le dossier sans suite. Sans suite? Ne peut-on pas, au minimum, parler d’abus de biens sociaux au détriment de la société Land Invest Group?
Abus de biens sociaux
La loi sur les faillites du 8 août 1997 a introduit un certain nombre de dispositions permettant un meilleur contrôle des sociétés. Une « procédure d’avertissement » – la procédure en réorganisation judiciaire (PRJ) – a été mise en place pour permettre au tribunal de commerce d’intervenir mieux et plus rapidement en cas de risque de faillite. Cette même loi sur les faillites a introduit l’article 492 bis dans le Code pénal afin d’éviter l’utilisation abusive des fonds d’une société par ses administrateurs. Cette nouvelle infraction pénale est l’abus de biens sociaux. Elle punit une utilisation abusive des actifs de la société lorsque les conflits d’intérêts entre les administrateurs et la société prennent des proportions exorbitantes, de telle sorte que les intérêts personnels des administrateurs individuels priment sur l’intérêt de la société. Si un administrateur a eu l’intention de préjudicier la société, ce qui doit être prouvé, il est passible d’une peine d’emprisonnement d’un mois à cinq ans et d’une amende de 100 à 500.000 euros. La déchéance de certains droits est également prévue.
Un préjudice de 3 millions ?
Est-ce qu’il s’est passé quelque chose d’anormal lors de la vente, fin 2012, du site de l’ancien garage Renault à la filiale de LIG ? Telle est la question qui se pose depuis le début. Bien sûr, les opinions peuvent diverger quant à la valeur du site acheté par LIG. L’homme d’affaires Maurice De Velder a acheté le terrain pour 5,8 millions d’euros et l’a revendu le jour même à Tunnelplaats NV, filiale de Land Invest, pour 9 millions d’euros. Une différence de plus de 3 millions d’euros en une journée, c’est plus qu’une divergence d’opinion sur la valeur réelle du terrain. Pourquoi Tunnelplaats NV, a-t-elle accepté de payer trois millions de plus que Maurice de Velder? N’est-ce pas là un préjudice exorbitant pour l’ex-filiale du fonds de pension liégeois Ogeo Fund?
Frais de restaurant
Le fait que les chefs d’entreprise se rendent parfois au restaurant aux frais de l’entreprise, ou même qu’une fête d’anniversaire soit prise en charge par l’entreprise, fait partie de nos habitudes de bons vivants. À partir de quand cela devient-il un abus? Les frais de restaurant réalisés chez Land Invest via la société LIPM, gérée par Erik Van der Paal et Marc Schaling, se chiffrent à près de 720.000 euros sur la période 2014-2017. Soit 180.000 euros par an, ou une moyenne de 15.000 euros par mois pendant quatre ans. Le Vif et Apache poursuivent :
« Dans les annales d’Ogeo Fund, 2014 restera l' »année gastronomique » de référence chez Land Invest. Cette année-là, les bonnes fourchettes de LIPM ont dépensé plus de 218.000 euros en restos, souvent étoilés. Soit un budget moyen de 18.174 euros par mois. Lorsqu’en 2017 les finances de Land Invest se sont retrouvées dans le rouge et que Van der Paal et Schaling maintenaient malgré tout un train de vie exubérant, Ogeo Fund a tenté de réduire ces dépenses excessives. Le 30 juin 2017, il a donc été décidé contractuellement de limiter à 100.000 euros les « frais de représentation » pour l’année 2017.
Problème : au moment de signer ces nouvelles résolutions, les partenaires anversois du fonds de pension avaient déjà dépensé… 109.533 euros en restaurants depuis le 1er janvier, auxquels il faut ajouter 15.061 euros de frais de bouche payés fin 2016 mais imputés par le comptable sur le budget 2017. Bref, au 30 juin 2017, l’addition totale atteignait déjà 124.594 euros. »
Rémunération des dirigeants
La question de la rémunération des dirigeants d’entreprise a fait l’objet d’une enquête à la fois judiciaire et parlementaire en 2017 en Wallonie: le scandale Publifin a montré que des rémunérations avaient été versées pour des réunions fictives ou injustifiées, sans parler du salaire jusque là secret du patron de Nethys, Stéphane Moreau, qui flirtait avec le million d’euros. Cette question se pose également chez Land Invest, qui a été très largement financée – plus de 63 millions d’euros entre 2011 et 2016 – par Ogeo Fund, le fonds de pension de Publifin et d’autres intercommunales. Les deux dirigeants de Land Invest se sont très généreusement rémunérés pendant des années :
« Des documents que Le Vif/L’Express et Apache ont pu consulter montrent que LIPM a versé des honoraires phénoménaux aux deux hommes forts d’Elba pendant cinq ans – de 2013 à 2017. En 2013, ces management fees totalisaient 900.000 euros. Dès 2015, ils dépassaient le million. En 2016, Alesia, la société d’Erik Van der Paal, facturait 28.500 euros hors TVA chaque mois à LIPM. Wagram Advies, la boîte de Marc et Paul Schaling, réclamait elle 54.000 euros hors TVA. Des montants auxquels il faut ajouter plusieurs milliers d’euros de frais mensuels. »
Le cas de l’architecte Valérie Dardenne, qui était membre du comité de direction de LIG et qui a facturé plus de 900.000 euros à Land Invest en trois ans, pose également question :
« En l’espace de trois ans, cette architecte née en 1975 a réussi le tour de force de facturer 906.267,62 euros à Land Invest Project Management (LIPM), la filiale opérationnelle de LIG (voir tableau ci-dessous). L’essentiel de ce pactole (798.600 euros) correspond à des émoluments pour les « conseils stratégiques » fournis par l’architecte au comité de direction de LIG. Soit une réunion hebdomadaire non-obligatoire de deux heures maximum à Anvers.
Mais ce n’est pas tout, car Valérie Dardenne cumulait les fonctions et les rémunérations chez LIG. Elle a aussi facturé des prestations (47.896 euros) en tant qu’administratrice de LIG – soit une réunion tous les trimestres au début, puis des réunions de plus en plus fréquentes à partir de 2017 quand la situation financière de LIG s’est aggravée. Last but not least, le cabinet d’architecture de Valérie Dardenne a été très bien rémunéré (59.772 euros) pour dessiner les plans d’un projet immobilier de LIG sur les hauteurs de Liège. Un projet qui plaçait de facto l’architecte en conflit d’intérêts puisqu’elle jouait à la fois le rôle de promoteur et de sous-traitant. »
Émoluments des administrateurs
Comme dans le scandale Publifin, une question se pose également dans le dossier Land Invest : qu’entend-on par émoluments d’administrateur exorbitants ? Chez Land Invest, ces émoluments étaient fixés à 25.000 euros par an pour une réunion trimestrielle. Et l’on peut s’interroger sur le fait que certaines personnes déjà rémunérées par Ogeo Fund y avaient droit ou non. Le cas d’Emmanuel Lejeune, numéro un d’Ogeo Fund, est interpellant :
« De quoi parle-t-on? D’une « note de débit » de 261.175,26 euros TVAc émise le 22 mai 2018 par ELJ Consulting. Cette dernière est la société de management d’Emmanuel Lejeune, le numéro un d’Ogeo Fund depuis la démission forcée de Stéphane Moreau, en juin 2017, suite au scandale Publifin notamment. Cette note de débit est adressée aux nouveaux actionnaires de Land Invest Group (LIG), la filiale immobilière anversoise d’Ogeo Fund dont le fonds de pension vient tout juste de revendre sa participation de 50% au groupe Triple Living.
La raison de cette note particulièrement salée? Depuis 2011, Emmanuel Lejeune aurait systématiquement « oublié » de facturer à LIG ses émoluments mensuels pour sa fonction d’administrateur « B » de LIG, représentant Ogeo Fund. Les administrateurs « A », eux, représentaient Elba Advies, la société du lobbyiste anversois Erik Van der Paal et de son partenaire hollandais Marc Schaling. Elba et Ogeo se sont associés le 2 décembre 2011 pour créer LIG à parts égales et investir dans l’immobilier à Anvers.
De la création de LIG le 2 décembre 2011 à sa revente définitive le 2 mai 2018, six ans et cinq mois se sont écoulés. L’administrateur Lejeune aurait ainsi laissé filer l’équivalent de 40.700 euros chaque année. Soit près de 3.400 euros par mois, en moyenne. Le président du comité de direction d’Ogeo Fund aurait subitement pris conscience de cet oubli en mai 2018, après que le fonds de pension a revendu ses 50% de LIG à Triple Living. »
Fonds de pension
Ces différents dossiers ne concernent pas seulement les biens sociaux des entreprises. Land Invest a été capitalisé et financé à moitié par Ogeo Fund, le fonds de pension contrôlé par le PS liégeois. En raison de l’importance sociale d’un tel fonds – garantir que les pensions des employés seront payées – il existe un contrôle supplémentaire: l’Autorité des services et marchés financiers (FSMA). Sur son site internet, elle précise sa mission :
« En sa qualité d’autorité de contrôle, la FSMA a pour objectif d’assurer que le consommateur financier soit traité de manière correcte et équitable. Elle oeuvre pour le fonctionnement juste et ordonné des marchés financiers et pour la transparence de ces marchés, en veillant à la diffusion d’informations correctes et complètes par les sociétés qui y font appel. Elle favorise la prestation adéquate de services financiers en supervisant le respect par les établissements financiers des règles de conduite qui leur sont applicables, en contrôlant les produits financiers, les prestataires de ces services et les pensions complémentaires, et en contribuant à une meilleure éducation du consommateur financier. La FSMA veut ainsi faire en sorte que le système financier mérite la confiance de ses utilisateurs. »
La FSMA peut agir de différentes manières si une entreprise ne respecte pas les règles. Par exemple, publier un avertissement, suspendre la cotation d’une action, imposer une amende, etc. La FSMA peut enquêter sur d’éventuels cas de délit d’initié ou de manipulation de cours et, le cas échéant, les sanctionner. Vu les éléments du dossier Land Invest Gate publiés par Le Vif et Apache, la FSMA devrait en principe se saisir de l’affaire.
Scandales et « graaicultuur »
Au nord comme au sud du pays, ces dernières années ont été marquées par une série de scandales, souvent à la croisée des secteurs public et privé. Les enquêtes judiciaires et parlementaires successives ont même donné naissance à un nouveau concept: la « graaicultuur », c’est-à-dire une culture du profit personnel à tout prix. Dans la plupart des cas, il a été constaté que des fonds, souvent publics, alloués à des sociétés privées, étaient utilisés à mauvais escient, au profit du mode de vie exubérant des dirigeants ou des administrateurs. La question est donc de savoir si ce n’est pas également le cas pour les abus révélés dans l’enquête Land Invest Gate du Vif et d’Apache sur la base de documents comptables.
Quoi qu’il en soit, on ne peut pas dire du Vif et d’Apache que ces médias ne remplissent pas, en réalisant une telle investigation, leur mission sociale. Le journalisme d’investigation peut montrer où se situent les scandales. Mais pour y mettre fin, les autres institutions doivent elles aussi assumer leurs responsabilités. C’est pourquoi la question centrale est la suivante: pourquoi le ministère public a-t-il rapidement classé l’affaire sans suite? Aucun abus punissable n’a-t-il vraiment été identifié chez Land Invest?
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