Aides Covid: « Que des milliards se soient subitement mis à pleuvoir suscite une incompréhension » (débat)
Entre la nécessité faite loi et l’illusion de l’argent facile.
Bruno Colmant, économiste: « Les largesses budgétaires ont servi à compenser l’indécision étatique »
L’Etat a dépensé sans compter pour limiter les ravages économiques de la pandémie. Jusqu’à en perdre la raison? Nécessité faisait loi, assure l’économiste Bruno Colmant, membre de l’Académie royale de Belgique. A condition de ne pas persister dans cette habitude.
Sous l’empire de la crise sanitaire, la Belgique s’est-elle livrée à un sauvetage « quoi qu’il en coûte » à la française?
C’est indéniable. La même logique a d’ailleurs été adoptée par la plupart des pays européens puisque l’aide de l’Etat a été financée par l’endettement public, lui-même subventionné par la création monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) à taux d’intérêt nul. C’est la BCE qui solde le compte de la crise de la Covid-19.
Pari astronomiquement coûteux que ce soutien sans discernement à l’économie. Avec le recul, était-il impératif?
Le président français Emmanuel Macron a donné la juste direction morale. Il y a eu un effet de sidération, les Etats ont dû agir de manière synchronisée pour éviter des comparaisons qui leur auraient été infamantes. N’oublions pas qu’au début de la crise, la Belgique est un des pires pays au monde en termes de décès, ce qui est d’ailleurs largement médiatisé par le président américain Donald Trump. Comme un arbre dont on arrache l’écorce, la société était à vif et le pays a dû faire face à ses rigidités institutionnelles qui lui enlèvent toute agilité. Le modèle belge, fondé sur une paix communautaire assurée par l’émiettement des compétences, a montré son manque de souplesse, ses limites et sa fragilité, mais aussi sa résilience. Les largesses budgétaires ont servi de compensation pécuniaire à l’indécision étatique et sanitaire.
C’était le prix exorbitant à payer pour éviter l’aventure?
Il fallait qu’au travers du soutien à l’économie, les gouvernements, ou plutôt l’Etat, se disculpent moralement de ces Codeco (NDLR: comités de concertation réunissant des ministres fédéraux, régionaux et communautaires) qui rassemblent des femmes et des hommes qui ne se comprennent plus. La population belge a d’ailleurs réalisé fugacement qu’elle n’avait plus de père, donc de repères. L’Etat a dû retrouver sa légitimité dans cette aide à l’économie instantanée, sans quoi je suis convaincu qu’il y aurait eu un rejet étatique ou l’émergence d’un droit d’ignorer l’Etat, ce qui aurait conduit à des dissensions citoyennes.
Je ne pense pas qu’on verra émerger une mentalité d’assisté pour autant que les personnes qui incarnent l’Etat fassent la promotion du culte de l’intérêt général.
Un accompagnement plus ciblé n’aurait-il pas été plus judicieux à mesure que se prolongeait la crise?
L’Etat social est une mécanique de précision qui n’était pas adaptée à un choc sismique comme la fermeture de lieux de commerce. Les critères et les classifications traditionnelles ne permettaient pas de distinguer les besoins d’aide. Il a donc fallu être moins sélectif, personne ne contestera d’ailleurs l’action du gouvernement.
Le gouvernement wallon ne remet-il pas le couvert en indemnisant sans distinction les victimes des récentes inondations, assurées ou non?
Oui, mais pas totalement. La décision relève aussi d’un acte de solidarité envers des personnes qui, par manque de moyens, de connaissances ou d’information, ont une couverture d’assurance insuffisante.
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Durant cette période de crise sanitaire exceptionnelle, les Belges ont-ils pu prendre de « mauvaises » habitudes, en héritant brutalement, pour nombre d’entre eux, d’un statut inédit d' »assistés »?
Je vois à l’oeuvre deux pulsions citoyennes antagonistes: un besoin d’assistance propre à l’Etat social et, en même temps, un rejet de sa désorganisation. Mais je ne pense pas qu’on verra émerger une mentalité d’assisté, pour autant que les personnes qui incarnent l’Etat fassent la promotion du culte de l’intérêt général et de l’effort individuel.
Comment négocier au mieux la sortie de cette accoutumance?
De manière progressive, par une levée des aides soigneusement opérée, on le voit déjà avec le rétablissement de la TVA à 21% dans l’Horeca. Idéalement, il faudrait que la baisse des dépenses sociales conduise à une augmentation des investissements publics productifs. L’amorce est là, mais ce sera insuffisant. On devrait pouvoir s’en tirer sans trop de mal pour peu que le contexte de sortie de la crise ne se cumule pas avec un choc inflationniste. L’inflation est un impôt silencieux qui mine le pouvoir d’achat. Je pense qu’il serait difficile et inique de faire supporter le coût de la crise par l’impôt sur le travail.
In fine, qui doit mais, surtout, qui va payer?
Avant tout les classes moyennes inférieures, déjà préprécarisées avant la crise sanitaire. Le meilleur remboursement est celui qui découle de la croissance. Mais comme l’endettement public finance le soutien à l’économie, c’est l’inflation et les taux d’intérêt bas qui en éroderont le coût. Indirectement, ce sont les déposants bancaires qui en paient aussi le coût puisque l’épargne de précaution, essentiellement investie en dépôts d’épargne, perd 2% de pouvoir d’achat chaque année.
Il faudra tout de même concilier les effets du « quoi qu’il en coûte » et une aspiration manifeste à renouer avec l’orthodoxie budgétaire exigée par les critères de Maastricht…
L’histoire confronte ainsi les signataires du traité de Maastricht de 1992 à leurs approximations: une monnaie ne discipline pas des économies divergentes. Les critères de Maastricht sont complètement déconnectés de la réalité sociale et démographique, ils sont devenus des fictions symboliques, donc révolues. Et s’il existe une preuve que ces critères sont caducs, c’est que la BCE fait tourner la planche à billets et que l’Allemagne a abandonné ses postulats de rigueur budgétaire aveugle. On est de facto sorti de Maastricht même si disqualifier tout ce qui a été imposé durant des décennies n’est pas pensable, pour une question de crédibilité. Nous sommes entrés dans un autre monde, bon gré mal gré.
La Belgique jouera-t-elle aussi son avenir dans la sortie du « quoi qu’il en coûte », alors que les capacités financières pour la surmonter divergent de manière criante entre le nord et le sud du pays?
Le pays joue tous les jours son avenir et migre vers un confédéralisme de fait. Cette crise sanitaire a révélé le différentiel de dynamique économique entre la Flandre et la Wallonie. Cette crise devrait idéalement être suivie d’un nouveau pacte socio- fiscal. Malheureusement, la Belgique est devenue trop fracturée pour permettre l’émergence d’un nouveau projet national.
Rudy De Winne, professeur à l’UCLouvain: « Au fil de la crise, on aurait pu se montrer plus sélectif dans les aides »
« Quoi qu’il en coûte », en arrière toute… Le professeur Rudy De Winne (UCLouvain), spécialiste en finance comportementale, doute fort de la capacité des gouvernants de dissiper, par une communication ordonnée, l’illusion de « l’argent facile » créée par la crise sanitaire.
Le « quoi qu’il en coûte » à la française était-il un mal plus que nécessaire?
Même si le leitmotiv du président Emmanuel Macron n’a pas été exprimé de manière aussi explicite en Belgique où on a moins « arrosé » sans réfléchir que dans l’Hexagone, il était logique que soient adoptées des mesures de soutien très générales sans grandes possibilités de contrôle. Face à un événement d’une telle ampleur et aussi imprévisible que cette pandémie, il fallait sauver les meubles.
Mais un accompagnement plus ciblé des aides n’aurait-il pas été plus indiqué à mesure que se prolongeait la crise?
On aurait effectivement pu s’attendre, au cours des mois, à une analyse plus fine de la nature et du ciblage des mesures prises, au lieu d’espérer simplement une issue favorable à la crise. Jusqu’à cet été, selon moi, on a continué à accorder exagérément des aides au niveau macroéconomique. L’Etat avait les moyens de distinguer ce qui devenait, au fil du temps, plus superflu de ce qui restait impératif.
Ce manque de sélectivité a-t-il été aussi une « prime à la tricherie »?
S’il s’avère, quand viendra le moment de tirer le bilan de ce soutien financier massif, que des millions d’euros d’argent public ont été dépensés sans réelle nécessité et que certains secteurs sont sortis bénéficiaires de la crise alors que d’autres ont dû se serrer la ceinture, le constat pourrait cristalliser une frustration. Cela dit, il n’était même pas nécessaire de tricher pour profiter sans réelle justification de certaines aides accordées de manière non sélective.
De nombreux Belges se sont retrouvés du jour au lendemain dans la peau d' »assistés » malgré eux. Cette expérience laissera-t-elle des traces dans les mentalités?
Oui et non. Non, dans la mesure où les gens ne sont pas dupes et s’attendent à ce que cette période de distribution massive d’argent public touche à sa fin. Je ne pense pas qu’ils développeront pour autant une mentalité d' »assistés » au bout de plusieurs mois de prise en charge. Mais le fait qu’après des décennies de restriction budgétaire, des milliards se soient ainsi subitement mis à pleuvoir suscite une incompréhension en créant une certaine illusion de « l’argent facile ». En France, avant même la crise sanitaire, lorsque le président Emmanuel Macron a été contraint d’ouvrir les vannes budgétaires face au mouvement protestataire des gilets jaunes, les Français se sont dit: « Ah, vous voyez qu’il est possible de débloquer des milliards quand on veut! »
A présent, il va falloir expliquer que le « quoi qu’il en coûte, c’est arrière toute »…
Oui et c’est là le seul véritable reproche que l’on peut adresser aux gouvernants qui ont été plutôt bons dans la gestion urgente: le déficit criant d’une communication d’équipe, ordonnée, qui a préparé les esprits à la nécessité d’un travail de recadrage une fois la sortie de crise amorcée. Car il est plus difficile de retirer que d’accorder un ballon d’oxygène. Je suis très pessimiste sur la capacité des gouvernements à produire un message rappelant que l’on ne peut lâcher la bride indéfiniment.
La preuve par le gouvernement wallon qui décide d’indemniser les victimes des récentes inondations, qu’elles soient ou non assurées? Le « quoi qu’il en coûte » jouerait-il les prolongations?
On peut y voir un effet d’emballement, comme si les pouvoirs publics semblaient avoir du mal à fermer le robinet aux milliards. A mon sens, c’est aller trop vite en besogne que de décider, au nom d’une nécessaire solidarité face aux grandes catastrophes naturelles, d’intervenir ainsi massivement en faveur des victimes, sans prendre le temps d’une analyse plus fine de l’opportunité de procéder à des dédommagements. Je partage l’avis qu’il y a là une prime à la déresponsabilisation.
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