Santé mentale et Covid: « les gens sont usés mentalement »
Va-t-on retirer quelque chose de positif de la crise sanitaire que nous traversons? Tentative de réponses avec Nicolas Pinon, professeur en psychologie à l’UCLouvain et membre du Groupe d’experts Psychologie et Corona.
L’anxiété des jeunes et les travailleurs qui souffrent de team-out
Le nombre de problèmes de santé psychologiques a sensiblement augmenté lors des derniers mois. On estime que 34 à 35 % de la population souffre d’anxiété et de dépression. Les jeunes entre 16 et 25 ans, les femmes et les travailleurs des soins de santé seraient particulièrement impactés. C’est surtout chez les jeunes que le problème est aigu. En Flandres près de 50.000 jeunes qui ont fait des demandes en pédopsychiatrie n’ont pas pu être pris en charge pour des problèmes de santé mentale comme l’anxiété et la dépression. Les experts ont aussi remarqué une hausse des cas d’athazagoraphobie (une peur démesurée d’être oublié de ses pairs et de manquer des informations) et de nomophobie (angoisse de ne pas avoir son GSM), mais aussi des troubles alimentaires. Les Belges ont ainsi pris en moyenne entre 3 et 4 kilos, en bonne partie à cause de la malbouffe.
Dans le milieu de travail, la crise a aussi un impact considérable. Ainsi 50% des travailleurs ne sentent pas reconnu dans leur travail et 45% se disent incapables de se déconnecter quand ils sont en télétravail. On constate aussi une hausse significative du nombre de burn-out et de bore-out (on ne trouve plus aucun intérêt à sa fonction), mais aussi, et c’est nouveau, de team-out (la personne ressent une grande souffrance à ne plus être en équipe avec ses collègues et à travailler chez eux).
Au-delà de ces troubles constatés lors de la pandémie, la psychologie est ce qu’on appelle un indicateur différé. C’est à dire que les véritables effets de la crise peuvent ressortir plus tard, une fois que le danger est éloigné. Par exemple, il est tout à fait possible que des gens qui avaient une fragilité, mais qui l’ignoraient, décompensent une fois la crise terminée, lorsqu’ils prennent conscience de ce qui s’est passé. Il y a aussi ceux qui vont souffrir de stress post-traumatique ainsi que d’hyper vigilance (qui vont avoir peur dès que quelqu’un tousse, par exemple). Et puis il y a tous ceux que la pandémie a épuisés, voire usé. Le cerveau n’aime pas l’incertitude. Quand il y est confronté, il produit du cortisol. Une hormone du stress qui peut provoquer des problèmes psychosomatiques, voire des cancers. Ce stress latent aura donc pas seulement des effets psychologiques, mais aussi sur notre corps.
Les experts du Groupe d’experts Psychologie et Corona ont par ailleurs constaté que le moral des Belges bouge en fonction des mesures du gouvernement. Les deux sont clairement corrélés et le moral fluctue en fonction de l’assouplissement ou du durcissement des mesures. Ce qui est plutôt un bon signe car cela voudrait dire que, si on s’en tient aux assouplissements annoncés pour la semaine prochaine, le moral des Belges devrait donc repartir rapidement vers le haut.
Le professeur se montre par contre moins optimiste pour le nombre de suicides. Si les chiffres cliniques sont restés relativement bas durant les derniers mois, à l’exception des jeunes où on a constaté une hausse significative des tentatives de suicide, il est probable qu’avec la sortie de la crise, ils repartent à la hausse. La durée de la crise et la perte de repère qu’elle a entraîné, mais aussi la fin d’un sentiment d’urgence, va probablement provoquer une éclosion des cas.
Défiance envers les autorités
Avec leur communication à la fois opaque et changeante, les gouvernements ont nourri la défiance à leur égard et fait la part belle aux partis des extrêmes qui offrent une réponse simpliste à des problèmes complexes.
On constate cette distanciation de la population par rapport aux autorités dans la campagne de vaccination, par exemple. La population dans son ensemble n’écoute que peu les appels du gouvernement. Même la technique de la carotte où on offre une récompense en cas de vaccination ne fonctionne absolument pas. Pour que cela marche, il faut que la vaccination vienne de personnes de confiance comme son médecin traitant. Car, dans les faits ce n’est pas que les gens ne veulent pas se faire vacciner, c’est souvent juste qu’ils n’ont pas suffisamment confiance dans le gouvernement.
Les messages parfois cafouillant des autorités ont eu un autre impact qui est l’anomie sociale. Face à la menace collective, les gouvernements n’ont pas réagi en bon père de famille, chaque gouvernement faisant des choses dans son coin. En distillant le doute quant à sa capacité à nous protéger du danger, les autorités nous ont renvoyé à notre vulnérabilité en tant qu’individu et aussi à notre mortalité. Cette perte de repères a pour conséquences l’effondrement du lien social et l’absence de règles de bonne conduite communément admises. Cette »démoralisation » des individus et leur dérèglement est source de souffrance (et se traduit par exemple par des suicides), mais ouvre aussi la porte à des comportemens de plus en plus asociaux.
Le pouvoir des réseaux sociaux
L’anomie sociale est encore renforcée par les réseaux sociaux. En cas d’anomie sociale les fausses informations s’y propagent 6 fois plus vite que les informations vérifiées. Et ce mécanisme est encore amplifié par ce qu’on appelle le biais cognitif de confirmation qui fait qu’on va surtout s’intéresser à ce qui conforte notre point vu plutôt qu’à ce qui vient le contredire. Beaucoup de gens se retrouvent donc dans des bulles cognitives desquels il est difficile de sortir. Ce sera d’ailleurs l’un des enjeux de l’après, nous dit encore Nicolas Pinon. « Va-t-on enfin réguler un peu mieux les réseaux sociaux ? Si cela ne dépend que des entreprises GAFA, c’est peu probable. Pour eux, cette crise c’est presque du pain béni. En effet, lorsque l’on est anxieux, on est moins dans le contrôle. On est donc plus spontané et on fait moins attention à ce qu’on lâche sur les réseaux. Les derniers mois de surplus comportementaux ont donc été une véritable mine d’or pour ces sociétés avides de données en tout genre. Il est aussi très peu probable que l’on supprime les groupes complotistes des réseaux. Encouragés par l’illusion de l’entre-soi, les adeptes de ces sites s’y lâchent littéralement et révèlent quantité d’informations sur eux-mêmes. Ils y restent aussi beaucoup plus longtemps qu’un surfeur lambda passerait sur n’importe quel autre site ». Bref, ce sont de vraies poules aux oeufs d’or en ce qui concerne les datas.
La crise va-t-elle laisser des traces dans la durée ?
Elle aura certainement un impact sur les contacts sociaux. Aujourd’hui on est encore en phase d’anxiété généralisée, mais celle-ci va peu à peu laisser sa place à ce qu’on appelle de l’anxiété résiduelle au fur et à mesure que le danger va s’amenuiser. Si on s’attend à un léger frisson de l’épidémie vers octobre, on peut supposer qu’à l’horizon 2022 cette pandémie ne représentera plus une menace aiguë. Et qu’à partir de ce moment l’on pourra véritablement reprendre une vie qui ne sera pas exactement la même, mais qui aura les attraits de notre vie d’avant.
Cette reprise ne se fera pas du jour au lendemain. Il faudra laisser au cerveau le temps de se reconfigurer. On estime qu’il faut en moyenne 12 semaines pour qu’un comportement passe à son opposé.
Malgré l’éloignement du danger, certains risquent de souffrir encore longtemps d’une peur de la présence d’autrui et d’une légère indisposition quand des personnes s’approchent de trop. Il n’est donc pas impossible que la bise ou la poignée de main puissent à court terme disparaître. Tout comme il se peut que l’on cherche inconsciemment à rester encore un peu dans une bulle plus ou moins grande.
Télétravail et téléconsultation
Un autre domaine où la crise risque de laisser des traces, c’est l’hybridation entre virtuel et réel. Cette mutation sera perceptible dans le domaine du travail et des consultations médicales. Dans ces deux secteurs, on s’est rendu compte que le présentiel n’était pas toujours la solution la plus adaptée.
Le domaine dans lequel cette mutation est la plus flagrante c’est le télétravail. On est passé de 2,5% des travailleurs en télétravail à 25% en 2020. Pour l’année 2021, ce chiffre sera encore en hausse.
Pour les consultations en ligne, surtout en ce qui concerne tout ce qui relève de la psychologie ou de la psychiatrie, on observe même un basculement, certain préférant même désormais le distanciel. Le fait que les écrans parviennent à être traversant lors d’une thérapie est en soi une bonne nouvelle, ne fût-ce que pour pallier à ce qu’on appelle les déserts médicaux.
Chez les jeunes aussi on constate cette hybridation de plus en plus marquée entre réel et virtuel. Une hybridation déjà entamée avant la crise puisqu’on estimait déjà qu’un enfant de deux ans passait 3h par jour devant un écran et qu’une jeune entre ses 12 et ses 18 ans passait deux ans et demi de sa vie devant un écran. Lors des différents confinements, les enfants ont probablement encore passé encore plus de temps devant les écrans, une habitude qui risque de rester.
Décélération du monde ?
Un dernier effet est ce qu’on appelle la décélération du monde. Beaucoup ont mis cette période particulière à profit pour prendre du temps en famille, partir à la recherche de ce qui fait sens, voir changer de carrière. Si cette tendance a donné l’espoir que l’on pourrait mettre à profit la crise pour changer le monde et mettre fin à l’individualisme à tous crins, il semble néanmoins que cela soit un tantinet trop utopique. Si au niveau de l’individu, la plupart des Belges sont aujourd’hui conscients qu’il faut davantage mettre en avant le bien-être et une juste répartition entre travail et vie privée, il n’est pas certain qu’au sein des entreprises on soit du même avis. Les dernières tendances pointent plutôt vers une économie qui repart de plus belle et une course à la technologie effrénée.
Enfin, pour le professeur Pinon, il y a tout de même une chose de positif qui va rester de cette crise et c’est la reconstruction des tissus de solidarité, notamment envers les personnes âgées et les personnes vulnérables qu’on a véritablement remises au coeur de nos préoccupations. La crise a permis de visibiliser leurs souffrances. On a aujourd’hui très clairement ouvert une fenêtre pour améliorer ce secteur. Maintenant, comme pour la santé mentale, cela reste une question de budget et cela va donc dépendre des différents gouvernements.
Mille bornes pour la santé mentale
Une grande marche citoyenne pour la santé mentale et le bien-être sera organisée du 20 juin au 10 juillet 2021 par des scientifiques des 5 universités francophones (UCLouvain (coordination), ULB, ULiège, UMONS, UNamur) et 1 Haute école (Léonard de Vinci et 75 associations du secteur de la santé mentale). Le but est de parcourir 1000 km en 21 jours et en reliant 21 villes de Wallonie et Bruxelles pour sensibiliser population et politiques sur l’importance du bien-être psychologique. Durant la crise sanitaire, on s’est beaucoup concentrée sur la santé physique en oubliant la santé mentale. Comme on peut le constater à la lecture de l’article ci-dessous, celle-ci a pourtant été mise à mal par les longs mois de crise et de nombreux Belges souffrent de détresses psychologiques. Pour les experts, il est urgent d’investir davantage de moyens humains et budgétaires dans ce domaine, véritable pilier d’une société épanouie. Pour participer à la marche et/ou obtenir plus d’informations, cliquez ici.
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