Inondations, un mois après: une gestion wallonne sous embargo
Le gouvernement wallon ne semble pas pressé de faire la lumière sur le rôle du barrage d’Eupen dans l’inondation de la vallée de la Vesdre ni sur les mesures de sauvegarde qui auraient pu être prises.
« Les deux barrages ont joué parfaitement leur rôle d’écrêteur de crue. » Dans son post Facebook du 19 juillet, partagé plus de 1 600 fois, le bourgmestre de Malmedy, Jean-Paul Bastin (CDH), voulait surtout exprimer sa reconnaissance à l’ingénieur Marc Locht et son équipe. Car en gérant les barrages de Robertville et de Butgenbach main dans la main avec les autorités communales et le SPW Mobilité et Infrastructures (SPW MI), ils ont minoré l’effet des pluies torrentielles de la semaine du 12 juillet sur la région de Stavelot-Malmedy. Les gestionnaires de ces petits barrages exploités par Engie Electrabel ont commencé à relâcher de l’eau – restituer, dans le jargon – dès le lundi 12 juillet, en envoyant des « rondiers » contrôler sur place, puis, le mercredi 14 juillet, ils ont augmenté les débits et arrêté, le soir, quand les pluies ont redoublé, pour retenir un maximum d’eau dans les barrages et protéger l’aval.
Avec un peu plus de recul, je tiens à souligner à nouveau le très haut taux de profesionnalisme et de compétence du…
Posted by Jean-Paul Bastin on Monday, July 19, 2021
Le rapport de cette intervention exemplaire a été communiqué à la société exploitante, à l’administration wallonne de la gestion hydraulique et aux bourgmestres concernés. Le privé meilleur que le public? Trop facile. Le barrage de Nisramont, à La Roche-en-Ardenne, est huit fois plus petit que celui d’Eupen, mais il est géré également par la direction des barrages-réservoirs (d’eau potable) du SPW Mobilité et Infrastructures. Il n’a procédé à aucun lâcher ni avant ni pendant la crise pluviale, ainsi que l’ont expliqué à la presse locale les ingénieurs Guido Paulus et Philippe Dierickx. Car l’angoisse montait au même rythme que l’Ourthe, phénomène bien connu dans l’aval d’un barrage, qui inspire soit une phobie, soit un sentiment trompeur de sécurité.
On ne réécrira pas l’histoire. En tenir compte pour le futur? Pas plus que le SPW MI, le centre de crise wallon n’a rédigé de rapport.
L’impossible transparence
A ce jour, le récit de la gestion du barrage d’Eupen, heure par heure, avec le volume des restitutions, les concertations, les avertissements, est très incomplet. Premier à avoir réclamé une commission d’enquête parlementaire, François Desquesnes, chef de groupe CDH au parlement de Wallonie (opposition), a aussi écrit à Philippe Henry (Ecolo), ministre du Climat, de l’Energie, des Infrastructures et de la Mobilité, pour avoir le ou les rapports « que le SPW MI a dû vous présenter relativement à la gestion des voies hydrauliques dans la période des inondations ». Selon le porte-parole du cabinet du ministre, ce rapport n’existe pas, sauf sous la forme de « multiples échanges oraux et par courriel ». Le 5 août, le SPW MI – dont le directeur général est Etienne Willame, étiquetté PS – a annoncé vouloir réserver sa « collecte de données, d’analyses et de mises en perspectives » aux « instances officiellement désignées ».
Juge d’instruction, commission d’enquête, contre-expertise? Mystère. Philippe Henry espère beaucoup de l' »analyse indépendante sur la gestion des voies hydrauliques lors des intempéries de la semaine du 12 juillet 2021″ qu’il va commander à un bureau d’experts. Attendue le 1er septembre, la première tranche portera sur les données dont disposait le SPW MI et l’usage qu’il en a fait pour gérer les infrastructures hydrauliques exposées, ainsi que sur les « vagues », dites aussi « tsunami », observées sur la Vesdre dans la nuit du 14 au 15 juillet. La seconde tranche de l’étude fera des recommandations d’amélioration pour le 30 septembre.
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Les fouineurs indépendants
Depuis le début, la gestion du barrage d’Eupen est sujette à critiques. Deux explorateurs de sources ouvertes s’exprimant principalement sur leur fil Twitter ont fait avancer la recherche, dans une démarche d’intelligence collective. Depuis le 19 juillet, François B (pseudo), @reorens, se demande pourquoi la vallée de la Vesdre n’a pas été évacuée et creuse les questions de géographie, de cartographie, d’histoire et, même, de sciences humaines (la peur des barrages…). Le 23 juillet, Laurent Eschenauer, @eschnou, un ingénieur en informatique liégeois, révèle, dans Récit d’une catastrophe annoncée (Medium.com), que le système d’alerte européen de risques de crues Efas avait émis des alertes très sérieuses entre le 10 et le 14 juillet, en particulier le 12 juillet, annonçant près de 230 mm de pluie dans la région de Verviers.
Récit d’une catastrophe annoncée – Une tentative d’explication du caffouillage autour des alertes et (non-) décisions préventives. https://t.co/PJASOBISg7
— Laurent Ξschenauer (@eschnou) July 23, 2021
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L’Institut royal météorologique, sur lequel le SPW s’appuyait (ensuite, il a tenu compte d’Efas), était moins alarmiste, posant néanmoins la barre supérieure de sa fourchette à 150 mm, le 12 juillet, en dessous du sillon Sambre-et-Meuse. A 150 mm et compte tenu du niveau de remplissage du barrage d’Eupen à ce moment-là (77%), il aurait fallu, écrit Damien Ernst (ULiège), délester préventivement celui-ci. Comme à Robertville et Butgenbach. On ne réécrira pas l’histoire. En tenir compte pour le futur?
Pris à la gorge, les gestionnaires du barrage d’Eupen, au SPW MI, quatre ingénieurs venus en renfort du « gardiste », ont commencé les lâchers de l’eau le 14 juillet à 18 h 45, par commande automatisée des vannes, pour atteindre un débit de 193 m3/seconde le 15 juillet vers 2 heures du matin. Comment expliquer la brusque remontée des eaux autour de 2 heures du matin qu’ont rapportée des témoins et dont la vallée garde les stigmates presque de guerre? Est-ce dû à l’apport explosif de deux affluents de la Vesdre à Eupen, les rivières Soor et Helle, grosses de l’eau des Hautes-Fagnes? A l’éclatement d’embâcles (obstructions) ayant formé des barrages naturels? Y a-t-il eu un problème de « vannes » au barrage d’Eupen? Le cabinet Henry reconnaît un « souci technique mineur au déversoir de crue », détecté le matin du 14 juillet et « résolu entièrement fin de matinée », ayant engendré « un report de l’augmentation de restitution (10 m3/s) de moins d’une heure ». Le témoignage du gardien de l’usine Corman, à Dolhain, est très précis. Il a entendu l’arrivée de la « vague » et n’a eu que le temps de déplacer sa voiture. A Hutte-Eupen, vers 21 heures, l’eau de la Vesdre s’était retirée. Elle est revenue avec une folle violence pendant la nuit, emportant des clarks et de pesantes bobines. Plus loin, à Dolhain, une passerelle de 90 tonnes a été rejetée sur la berge.
Lire à ce sujet: Inondations: commission d’enquête, il y aura
Évacuation Tardive Et Désordonnée
Même s’il est délicat de l’évoquer, des pertes humaines auraient pu être évitées si le fond de la vallée de la Vesdre (24 des 38 morts) avait été évacué. Ce fut le cas à Chaudfontaine, le 14 juillet, à partir de 14 h 43, avec l’aide de l’armée, grâce à un pompier venu lui-même tirer la sonnette d’alarme à l’administration communale. Ou à Dolhain, à 14 h 16, parce qu’une bourgmestre et son premier échevin ont réalisé un calcul de crue sur un coin de table et pris les dispositions adéquates. L’ordre du gouverneur ne tombera qu’à 15 h 11, mais il ne valait que pour Eupen, Baelen et Dolhain-Limbourg. Le second arrêté de police, pour le reste de la vallée, tombera à 19 h 16. Pourquoi, à 16 h 38, la bourgmestre f.f. de Verviers annonce-t-elle sur la chaîne YouTube de la Ville que celle-ci ne devrait pas être impactée de « manière significative »? De quelles informations disposait-elle pour lancer ce message faussement rassurant? Quand Dison, sa voisine, est-elle prévenue du danger? Pourquoi le bourgmestre de Trooz n’est-il pas joint par téléphone et celui d’Olne est-il ignoré, alors que le bas de sa commune, entre Fraipont et Nessonvaux, est déjà inondé?
« Je perçois l’intérêt de ces questions, nous a renvoyé Catherine Delcourt, alors gouverneur f.f. en remplacement du gouverneur en titre, Hervé Jamar (MR), en vacances. Une instruction étant en cours, je réserve ces réponses à la justice. A l’issue de cette procédure, j’aurai davantage le loisir de répondre. » La désorganisation du centre de crise provincial de Liège est sur toutes les lèvres. Catherine Delcourt, qui a décrété la « phase provinciale » de gestion de crise dans la matinée du 14 juillet, est l’une des deux commissaires à la reconstruction désignée par le ministre-président wallon Elio Di Rupo, le 27 juillet.
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Le centre de crise wallon, un simple relais
Avant cette phase provinciale, le centre régional de crise de Wallonie (CRCW) était compétent, mais son rôle s’est borné à dispatcher les alertes du SPW Mi – pas ceux du 13 juillet qui lui semblent redondants. Sait-il alors que l’IRM passe en alerte orange, avec de 80 à 150 mm d’eau annoncés en province de Liège? Le 12 juillet, le centre de crise envoie la première alerte du SPW MI aux provinces et zones de secours et celles du 14 juillet vers des acteurs supplémentaires, dont les bourgmestres. Le warning du SPW MI, le 14 juillet à 6 h 01, a sonné le tocsin: alerte rouge inondations sur le bassin de la Vesdre! « Nous sommes un simple relais entre celui qui produit les alarmes et celui qui les reçoit », relève Simon Riguelle, directeur du CRCW, dans L’Echo du 24 juillet. Lorsque le gouverneur a pris la main, un de ses agents a été détaché à la cellule de crise provinciale. Le CRCW a participé à deux réunions cruciales, l’une, à 10 heures, sur le problème potentiel du pont-barrage de Monsin sur la Meuse, l’autre, à 15 h 30, sur la gestion du barrage d’Eupen, avec la gouverneure f.f. et le SPW MI. A quel moment le gouvernement wallon a-t-il été informé de la gravité de la crise? Qu’en a-t-il fait? Pas plus que le SPW MI, le centre de crise wallon n’a rédigé de rapport. « En accord avec le cabinet d’Elio Di Rupo, le centre de crise fera son reporting au ministre-président à la fin de l’été », nous indique la porte-parole de cette petite institution d’une dizaine de personnes, placée sous la responsabilité de la secrétaire générale du Service public de Wallonie, Sylvie Marique, seconde commissaire à la reconstruction désignée par Elio Di Rupo le 27 juillet.
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